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12/05/2020

La mafia au temps du Covid-19 : un défi européen

Trois questions à Paola Severino

La mafia au temps du Covid-19 : un défi européen
 Paola Severino
Ancienne ministre de la Justice et professeur de droit pénal

Ancienne ministre de la justice et professeure de droit, Paola Severino est une voix très respectée en Italie sur les questions de justice et de lutte contre la mafia. Le 6 avril, elle a tiré la sonnette d'alarme dans l'un des principaux journaux italiens, La Stampa, sur le nouvel activisme des organisations criminelles dans le contexte de la crise du Covid-19 qui a particulièrement touché l'Italie. L'Institut Montaigne l'a interrogée sur les raisons de cette inquiétude et sur la manière d'y faire face.

La crise sanitaire en Italie rend de nombreuses familles et entreprises vulnérables, et vous avez mis en garde contre la mafia dans la presse italienne, car elle pourrait combler ce vide à bien des égards. En quoi la mafia est-elle plus active pendant cette crise ?

Deux considérations théoriques différentes, ainsi qu’une vérification pratique, m’ont amené à lancer l’alerte sur le danger réel posé par ces organisations criminelles, qui pourraient profiter de cette période d’urgence sanitaire et de crise économique pour tenter de renforcer leur position. 

J’ai tout d’abord constaté que les organisations criminelles en Italie ont été affaiblies par un système réglementaire et judiciaire, qui les a combattues avec acharnement en utilisant tous les moyens à leur disposition. Les enseignements de Giovanni Falcone, juge héroïque victime de la mafia, ont porté leurs fruits. Sa pensée peut être résumée à travers deux dictons historiques : coupez-leur l'herbe sous le pied, et suivez l'argent. Ce faisant, nous sommes parvenus non seulement à condamner les chefs des gangs mafieux principaux, mais aussi à nous emparer des immenses richesses provenant de leurs crimes. Néanmoins, affaiblir ne signifie pas vaincre, et le feu couve encore sous les cendres.

Le second constat est qu’une organisation affaiblie, mais non pas vaincue, cherche naturellement à se renforcer par toutes les voies possibles. La mafia exploite par exemple toutes les faiblesses du tissu social afin de recruter de nouveaux disciples, ou tente d'infiltrer des entreprises pour investir l'argent provenant d'activités illicites très rentables, comme le commerce de l’armement et le trafic de drogue.

J'ai ensuite procédé à une vérification pratique, en contactant les directeurs des écoles du sud de l'Italie qui participent, en partenariat avec l'Université Luiss dont je suis Vice-présidente, à un projet dont le but est de renforcer le cadre juridique. Ils ont servi de "détecteurs d'alarme sociale", en décrivant la situation critique de certaines familles d'artisans, de vendeurs à la sauvette ou de travailleurs saisonniers qui ont perdu toute source de revenus et se retrouvent ainsi dans une situation de pauvreté absolue. Des membres d’associations criminelles ont approché ces familles, leur fournissant une aide alimentaire en échange d'un futur recrutement.

Les enseignements de Giovanni Falcone : coupez-leur l'herbe sous le pied, et suivez l'argent.

Dans le Nord de l'Italie, les entreprises font face à une situation désastreuse, en particulier celles de petite et moyenne taille dont les activités sont totalement arrêtées. Ces entreprises, qui ont besoin de ressources financières à court terme, sont exposées au risque d'être acquises par des organisations criminelles qui ont encore de l'argent du marché noir à utiliser. Ainsi, le gouvernement italien a bien fait de garantir immédiatement des liquidités aux familles et aux petites et moyennes entreprises.

Ce problème ne concerne-t-il que l’Italie, ou existe-t-il le même risque ailleurs en Europe ? 

Ce problème n'est en aucun cas limité à l'Italie, même si de nombreux journaux étrangers ont tenté, sans succès, d’affirmer le contraire. Les grandes organisations criminelles internationales ont accumulé d'immenses liquidités financières au fil du temps, qui sont ensuite passées par diverses étapes de blanchiment d'argent, pour enfin être utilisées dans des investissements en apparence légaux. Une importante quantité d'argent provient d'un large éventail de trafics illicites qui, à l’instar du coronavirus, ne s'arrête à aucune frontière et se disperse dans l'économie internationale. Ces vastes sommes d'argent cherchent le chemin le plus facile à parcourir, par le biais du "forum shopping", afin d’atteindre des pays où le niveau de vigilance est moindre, la qualité de la législation moins stricte, et les sanctions moins sévères. Cet argent permet ainsi de créer des opportunités de rachat d'entreprises affaiblies par leur manque de liquidités lorsqu'une pandémie aussi dramatique se produit.

Minimiser ce problème et blâmer son voisin pour mauvais comportement conduit à baisser la garde, à la faveur des organisations criminelles, qui sont toujours prêtes à profiter de la moindre occasion.

Quel type de coordination européenne recommandez-vous pour pallier ce problème ? 

D’abord, tous les phénomènes liés à l’activité d'organisations criminelles devraient être surveillés de près.

Tous les phénomènes liés à l’activité d'organisations criminelles devraient être surveillés de près. 

Je pense une fois encore aux gains énormes découlant du trafic illicites d’armes, de drogues, ou d'êtres humains. Cet argent, qui finance le terrorisme depuis des années, pourrait être utilisé pour encourager de nouvelles formes de prosélytisme, générées par la pauvreté et la faim dont souffrent de nombreuses familles d'immigrants en Europe, en particulier pendant cette crise. Je pense également aux transactions et aux investissements impliquant des produits acquis illégalement. Ces échanges économiques sont facilités par les pays qui, se croyant à tort prémunis contre les organisations criminelles, n'ont pas adopté les outils adéquats pour prévenir le blanchiment d'argent, ni les systèmes de saisie préventive et de confiscation ultérieure de l'argent ayant une origine suspecte. Le dicton "pecunia non olet" ("l'argent n’a pas d’odeur") ne s'applique pas dans ce contexte, et une plus grande coordination européenne en la matière est nécessaire, en sachant qu'aucun pays n'est à l'abri, que nous ne devons jamais baisser la garde, et que nous devons atteindre une niveau élevé d'harmonisation des lois pour garantir que, au moins en Europe, il n'existe pas de zones franches ou de zones moins contrôlées.

 

 

Copyright: Vincenzo PINTO / AFP

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