Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
18/04/2018

La “to-do list” d’une réforme réussie

Imprimer
PARTAGER
La “to-do list” d’une réforme réussie

L’Institut Montaigne et le cabinet Roland Berger se sont intéressés, pendant plusieurs semaines, à la méthode de la réforme de l’action publique. L’élection présidentielle de 2017 a représenté un choix très clair, celui de la nécessité d’adapter la France au monde d’aujourd’hui. Pour autant, la volonté d’agir ne suffit pas : dans un contexte plus que favorable à la réforme, il est indispensable d’en définir de manière très précise et en amont la méthode, afin de sortir la France des blocages et des résistances qui favorisent l’immobilisme. A ce titre, l’Institut Montaigne et le cabinet Roland Berger ont coproduit une série de papiers visant à mieux comprendre, mieux anticiper et in fine faciliter la réforme de l’action publique française.

Comment mener à bien une réforme ? Vaste interrogation qui anime, quinquennat après quinquennat, les gouvernements successifs. Si la formule magique n’existe pas, il est indéniable qu’une préparation minutieuse du changement facilite grandement la tâche de l’exécutif. Pour autant, cette phase a priori est souvent sacrifiée, car jugée chronophage et accessoire. 

Les prérequis d’une réforme réussie

Avoir raison ne suffit pas à réussir une réforme. De l’étude de réformes "réussies" se dégagent des invariants et des conditions de succès, qui devraient, pour toute approche réformatrice, constituer des prérequis. 

  • Dans tous les exemples de succès, plutôt qu'une action gouvernementale guidée par l'opinion, les décideurs politiques communiquent avec un temps d'avance et suscitent un soutien, ou du moins une acceptation, de la nécessité des mesures. Il existe donc un besoin de gagner la bataille des idées, en amont de la réforme.
     
  • Cette logique de communication s'appuie sur la réalité de l'efficience des mesures : soit celles-ci permettent un effet immédiat (comme la réduction immédiate des dépenses publiques suite à la réforme de l'Etat au Canada), soit l'investissement initial se justifie par une progressive mais réelle amélioration de la situation, notamment en termes d'indicateurs de succès (efficacité de l'action publique, impact sur le PIB et l'emploi, etc.).
     
  • Cette condition implique à la fois la mesurabilité (disposer d'un suivi d'indicateurs clairs et compréhensibles, permettant une réelle transparence) et le jalonnement du déploiement de la réforme, dont la mise en œuvre comme les effets sont cadrés dans le temps, avec des délais raisonnables d'impact attendu (ni trop vite pour éviter la déception liée à l'annonce d'un "coup de baguette magique" ; ni trop éloigné dans le temps pour respecter les impératifs politiques).

Pour incarner ces prérequis, une réflexion et une préparation sont nécessaires au niveau stratégique comme opérationnel, ainsi qu'en termes de mise en œuvre :

  • D'un point de vue stratégique, quelle approche adopter au niveau global ?
  • D'un point de vue opérationnel, comment mener à bien la mise en œuvre une fois cette approche décidée ?
    • Clarifier les paramètres clés de la réforme (objectifs, conditions de succès, implications des parties prenantes, organisation, etc)
    • Piloter le processus de la réforme (calendrier, leviers d'action, compétences à mobiliser, etc)
    • Ancrer la réforme (mesurer la performance, ajuster en fonction des retours d'expérience, etc.)

D'un point de vue stratégique : quelle approche globale ?

Concernant le choix stratégique d'une approche globale pour la réforme, celui-ci dépend de considérations telles que le contexte, le degré d'engagement et les rapports de force politiques.

Une revue des exemples nationaux et étrangers de réformes réussies permet d'identifier trois grands idéaux-types, ou grands cas de figure, en termes d'approche et de méthode :

  • D'abord, la méthode consensuelle, qu'elle soit portée par une commission d'experts ou par une entente entre partis politiques et représentants de la société civile (syndicats, associations, etc.). Elle se bâtit généralement sur le temps long, comme le montre l'exemple de la réforme des retraites en Suède (plus de dix ans), par un processus de dialogue visant à rapprocher les points de vue, avec un fort concours de l'expertise technique.
     
  • Ensuite, à l'autre bout du spectre, la réforme par décrets, dont la réforme du travail espagnole de 2010 et 2012 est un bon exemple. Celle-ci fut adoptée, malgré une opposition syndicale réelle, du fait de plusieurs facteurs : il existait alors une crise dont les effets étaient importants et visibles ; le gouvernement pouvait compter sur une discipline du parti majoritaire même isolé ; les opposants à la réforme (i. e. syndicats) n’ont pas trouvé de relais dans l'opinion en raison de la dégradation de la situation.
     
  • Enfin, intermédiaire entre ces deux approches, la stratégie de contournement, qu'illustre la création des Free Schools en Grande-Bretagne par le gouvernement Cameron. Plutôt qu'une transformation systématique du système d'enseignement, le gouvernement a fait le choix d'appuyer des associations, à commencer par la New School Network, pour créer des établissements d'un genre nouveau, tout en augmentant le nombre d'écoles publiques gérées localement (Academies). Dans un tel cas de figure, la solution consistant à inciter le dispositif existant à de meilleures pratiques en suscitant une alternative externe, plus efficiente, se double d'une mobilisation de relais au sein de la société civile.

D'un point de vue opérationnel : se poser les bonnes questions

Nombreuses sont les sollicitations électorales permettant aux citoyens de désigner ceux qui les représenteront aux plus hautes instances de l’Etat. Pour autant, ce processus ne suffit pas, aujourd’hui, aux heureux élus pour conduire le changement de manière simple et efficace. Il suffit pour s’en apercevoir d’observer les élans de mobilisation dès lors qu’une mesure dont l’impact pourrait être conséquent est présentée dans le débat public. Dès lors, pourquoi réformer est-il si difficile ? Si la légitimité démocratique ne permet pas de mettre en place les mesures supposées bénéfiques pour l’avenir de ses citoyens, comment le chef de l’Etat peut-il convaincre du bien-fondé de ses actions à venir aux commandes du pays ?

L'enjeu n'est pas seulement stratégique, il repose aussi nécessairement sur une approche réfléchie et préparée de la conduite du changement : de la genèse de la réforme à son évaluation, en passant par sa mise en œuvre, le réformateur se doit de manier agilité et fermeté sous peine de ne pas répondre aux objectifs fixés en amont.

De notre point de vue, trois grands sujets peuvent être analysés pour en déduire quels seraient les grands leviers d'une amélioration progressive - il ne saurait en être autrement - mais radicale de l'action publique : 

  • la question de la gestion du changement (clarifier les paramètres clés de la réforme), 
  • celle du "delivery", du pilotage du processus de la réforme (calendrier, leviers d'action etc) 
  • et, enfin, celle de l'ancrage de la réforme (mesurer la performance et ajuster en fonction des retours d'expérience). 

Autant le premier point est souvent porté dans le débat politique, suscitant quelques réponses simplistes (surfer sur la légitimité du suffrage universel durant les 100 premiers jours, agir par référendum, agir par ordonnance, etc.), autant les deux autres semblent complètement absents des discussions. Ils sont pourtant fondamentaux car ils sont au cœur de la réussite des politiques publiques, et déterminent la perception globale des citoyens et des usagers. Etudions en détail chacun de ces trois points, et les questions que ceux-ci peuvent - et doivent - soulever lors de la mise en place du changement.

Clarifier les paramètres clés de la réforme

Toute velléité de réforme ne saurait être concrétisée sans une attention particulière portée à sa conception, et à la définition précise de son objectif. Que dire lorsqu’une équipe gouvernementale fraîchement constituée se voit contrainte de faire marche arrière parce qu’elle avait fondé son action à venir sur sa légitimité électorale uniquement - et non sur une réflexion poussée du “pourquoi” de la réforme ? Comment expliquer qu’aujourd’hui, et ce malgré les multiples mises en garde de la part de think tanks, de penseurs, ou d’universitaires, la question de la manière dont sera conduite la politique proposée et la façon dont l’Etat agira est laissée de côté ?

Ce manque cruel de préparation condamne mort-née toute réforme insuffisamment pensée au regard de la complexité qui caractérise la société actuelle. Il peut être dû à un excès d’audace - “avions-nous prévu tant d’opposition, tant de controverses ?” - ou, au contraire, découler d’un manque criant d’ambition - “pourquoi se fixer des objectifs que nous ne sommes pas certains de tenir ?”. Il peut être le résultat d’une mauvaise appréciation des changements qu’une telle réforme nécessite, comme d’une mauvaise évaluation de celle-ci sur les comportements - les “effets indésirables”.

   Quel résultat cherche-t-on réellement à obtenir ?

La réalisation d’un diagnostic précis et partagé par l’ensemble des parties prenantes est un prérequis indispensable. C’est à partir de ce constat que doivent être pensés des objectifs de résultats à la fois réalistes et ambitieux.
 
   Quel nombre et quels types de “déçus” est-on prêt à accepter ?

La réforme qui convient à tous est une chimère. La question qui se pose ici est celle du choix que souhaitent faire les décideurs : qui pourrait être opposé à un tel changement et est-on prêt à assumer une telle confrontation ?
 
   Quels sont les indicateurs de succès et le niveau que l’on souhaite atteindre ?

La question de l’évaluation du changement est centrale. D’abord, parce qu’elle est absente des débats de manière générale. Ensuite, parce qu’elle permet de légitimer toute action autrefois critiquée si cette dernière franchit le cap de la réussite opérationnelle. Enfin, parce qu’elle permet d’apprendre de ses actes et de penser la réforme de demain.
 
   Quelle est la part de l’évolution des textes juridiques et de celle du comportement des acteurs publics nécessaires dans la réussite de la réforme ?

Maîtriser les besoins à la fois juridiques et politiques qui découlent d’un changement est indispensable pour la bonne conduite de ce dernier. Les exemples de réformes avortées par manque de préparation ne manquent pas pour rappeler aux acteurs publics l’importance de cette étape.
 
   Quels sont les impacts, prévus comme potentiellement indésirables, de la réforme ?

Nul changement n’est à l’abri des comportements indésirables ou abusifs qu’il pourrait entraîner. Dès lors, il peut être utile, voire salvateur, de prévoir autant que possible ces effets inattendus afin que ces derniers ne puissent être la cause d’une marche arrière préjudiciable.
 
Une fois les difficultés inhérentes à la volonté de changement mises sous silence, commence l’étape de mise en œuvre, tout aussi périlleuse pour les acteurs publics.

Piloter le processus de la réforme

La question du "delivery", c’est-à-dire de la mise en œuvre des décisions politiques, est régulièrement absente du radar malgré son caractère crucial. Comment expliquer qu’une volonté affichée prenne un temps considérable avant de se concrétiser ? Pourquoi la parole et l’acte prennent-ils forme avec un décalage temporel conséquent dès lors qu’ils concernent l’action publique ? Nous encourageons les décideurs à se saisir des questions suivantes afin de faciliter le passage de cette étape décisive.

   Comment est géré l’horizon de la mise en œuvre et du long terme ?

La période de mise en œuvre du changement est sans aucun doute la plus périlleuse, tant elle peut décider de l’avenir d’une réforme. Aussi bien intentionnée soit-elle, elle doit être bien définie et répondre aux besoins de l’instant, sous peine d’être jugée sévèrement par les diverses parties prenantes.
 
   Qui porte la mise en œuvre et a intérêt à agir pour produire un impact réel ?

L’absence de porteur clair pénalise de fait la réforme tant celle-ci nécessite, dès sa naissance, un soutien sans faille. Il est donc nécessaire d’identifier en amont ceux qui seront susceptibles d’y adhérer, et d’informer ceux qui pourraient avoir intérêt à agir mais n’en sont pas forcément conscients.
 
   Quels sont les leviers d’action réels des décideurs en matière de mise en œuvre ?

Comment les décideurs peuvent-ils s’assurer de la bonne mise en œuvre du changement qu’ils ont instigué ? Cette question trouvera bien entendu des réponses différentes selon les situations (évaluation, incitation, désincitation, etc). Néanmoins, cette dimension doit être prise en compte. 
 
   Qui au sein de l’Etat possède l’expertise de la mise en œuvre ?

Les capacités de mise en œuvre au sein de l’organe étatique doivent être clairement et spécifiquement identifiées pour chaque réforme. Par ailleurs, en amont, le processus de recrutement et la logique de ressources humaines doivent être orientés vers une meilleure prise en compte de ce type d’expertise.

Ancrer la réforme

La dernière étape - et non des moindres - concerne l’évaluation et le suivi des mesures en place. Celle-ci fait trop souvent l’objet d’une omission (volontaire ?) de la part des différents acteurs engagés dans l’élaboration de la réforme, au premier rang desquels les pouvoirs publics, qui ne font pas de l’amélioration continue des prestations leur priorité. Aujourd’hui plus que jamais, il est indispensable de réaliser une véritable évaluation des conséquences d’une réforme afin d’en garantir la légitimité et l’utilité auprès des citoyens si celle-ci montre de réels signes d’efficacité ; ou, à l’inverse, afin d’en cesser les frais si celle-ci se révèle être néfaste. Cela implique d’ailleurs – dans la "dictature de l’instant" – une certaine patience de la part des décideurs politiques qui se doivent d’attendre des éléments objectifs avant de décider de la prochaine marche à suivre.
 
   Comment mesurer la performance en continu ?

A chaque réforme sa méthode d’évaluation et de mesure de performance : il est inimaginable d’espérer réaliser un “canevas” transposable selon la situation. Cette méthode bien spécifique doit être inscrite au cœur de la réforme et faire l’objet d’une attention particulière. L’évaluation de la bonne mise en œuvre des réformes via le contrôle de l’application des lois est l’une des prérogatives du Parlement (Article 24.1 de la Constitution de 1958). Sans l’élaboration de textes d’application (décrets et arrêtés) dont l’objet est de définir les modalités précises et pratiques de mise en œuvre des lois, l’entrée en vigueur des réformes peut être longuement différée.

   Comment prendre des initiatives suite à la mesure de cette performance ?

Si la mesure de la performance est indispensable, elle doit aussi agir comme un tremplin pour des initiatives ex-post qui tireraient les conclusions principales du constat dressé. Aussi préparée soit-elle, la réforme ne peut intégrer en son sein tous les éléments de “réaction” une fois déployée dans le monde réel. L’évaluation permet donc de repréciser la trajectoire d’une réforme qui n’aurait pas les effets escomptés une fois mise en œuvre. C’est à cette conclusion qu’est arrivé Emmanuel Macron en septembre 2017, face aux inquiétudes suscitées par le projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme : la loi fera l’objet d’une évaluation en 2020, soit avant la fin de l’expérimentation décidée par les sénateurs. L’objectif, en fonction des résultats de l’évaluation, est de supprimer les mesures inutiles ou inadaptées, et de compléter celles qui se voient transformées par les changements technologiques ou les stratégies nouvelles des terroristes.
 
   Quelle est la place des ajustements par rapport à celle de la refondation ?

Pour autant, dans quelle mesure une réforme peut-elle être ajustée, et non refondée, suite à sa mise en œuvre ? Est-ce utile / possible d’adapter un texte de réforme dont les effets n’ont pas été ceux espérés ? Cela dépend avant tout du degré de précision et d’implication de la réforme initiale, et de l’écart existant entre les bienfaits attendus et les résultats constatés. Cette interrogation agit en tout cas comme un garde-fou auprès des décideurs : il n’est pas envisageable de réformer à tout va, avec l’idée qu’il sera toujours possible d’adapter la mesure si celle-ci ne tient pas ses promesses.

Nous proposons ainsi une série de questions concrètes qui constituent, selon nous, la “to-do list” d’une réforme réussie. Fondées sur des expériences à la fois administratives et entrepreneuriales, ces interrogations constituent en quelque sorte une feuille de route claire et concise que devront garder à l’esprit ceux qui ambitionneront de réformer notre pays.


Nous remercions particulièrement David Azema et Emmanuelle Wargon, qui ont accepté de rencontrer nos équipes afin d’échanger sur ces questions. Le texte ci-dessus n’engage néanmoins que ses auteurs.

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne