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27/09/2021

Daech : affaibli mais pas mort

Trois questions à Jean-Pierre Filiu

Daech : affaibli mais pas mort
 Jean-Pierre Filiu
Professeur des universités en histoire du Moyen-Orient à Sciences Po, Paris

Le 8 septembre a débuté le procès des attentats du 13 novembre 2015, revendiqués par l'organisation terroriste État islamique (Daech). Le 16 septembre, Emmanuel Macron annonçait la mort d’Adnan Abou Walid Al-Sahraoui, chef de la filiale de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS). Si cette opération affaiblit le groupe terroriste, qui opère dans la zone dite "des trois frontières" (Mali, Burkina Faso, Niger), elle ne signe pas pour autant la fin de Daech. Comment a-t-elle évolué depuis l'effondrement de son "califat" en Irak et en Syrie en 2019 ? Où et comment opère-t-elle aujourd’hui ? Jean-Pierre Filiu, professeur des universités en histoire du Moyen-Orient à Sciences Po Paris, répond à nos questions. 

Quel est l'état actuel de Daech ? Quelle a été son évolution depuis l'effondrement de son "califat" en Irak et en Syrie en 2019 ? 

Daech est l’acronyme arabe de "l’État islamique en Syrie et en Irak", proclamé en 2013 dans la ville syrienne de Raqqa par Abou Bakr al-Baghadi, qui s’est l’année suivante déclaré "calife", cette fois dans la cité irakienne de Mossoul. Ce "pseudo-califat", à cheval sur les territoires syrien et irakien, n’a effectivement prospéré que durant trois années ; Mossoul puis Raqqa étant libérées en 2017 par la coalition menée par les États-Unis et leurs alliés au sol, plutôt kurdes en Syrie et chiites en Irak. Il a cependant fallu attendre 2019 pour que le dernier bastion géographique de Daech s’écroule dans le sud-est de la Syrie, quelques mois avant qu’Abou Bakr al-Baghdadi soit lui-même éliminé dans un raid américain, au nord-ouest du pays. L’année 2019 est donc celle de toutes les défaites pour Daech.

Depuis, l’organisation reconstitue néanmoins avec méthode sa capacité de nuisance. Le nouveau chef de l’organisation est Saïd al-Mawla, un djihadiste irakien d’origine turkmène, dont un des surnoms est d’ailleurs Abou Omar al-Turkmani, soit "Abou Omar le Turkmène". Natif de Tal Afar, à 70 kilomètres à l’ouest de Mossoul, il s’était déjà distingué par ses crimes lors de l’expulsion de la population chiite de sa ville natale, puis lors des massacres, qualifiés par l’ONU de "génocide", à l’encontre de la population yézidie. Saïd al-Mawla s’est inventé une ascendance arabe, et même mecquoise, pour justifier ses prétentions au "califat", mais ne parvient pas à rendre à ce titre l’éclat qu’il avait du temps d’Abou Bakr al-Baghdadi. Ce vétéran de la guérilla djihadiste s’attache avant tout, en Irak et en Syrie, à reconstituer une capacité insurrectionnelle, dont les coups sont de plus en plus sévères à l’encontre des forces de chacun des régimes en place, voire de la population. En janvier dernier, par exemple 32 personnes ont été tuées sur un marché de Bagdad dans un double attentat-suicide revendiqué par l’organisation. Par ailleurs, Daech joue à plein, dans sa patiente remontée, sur les contradictions opposant les différents acteurs de la lutte anti-djihadiste : contradictions entre les États-Unis et l’Iran, qui se répercutent sur leurs alliés respectifs en Irak, mais aussi entre l’armée turque et les milices kurdes, qui accordent souvent la priorité à leurs antagonismes bilatéraux. 

Quelles sont ses modalités d'action actuelles ? Comment ont-elles évolué ces dernières années ? 

En termes opérationnels, Daech est revenu, en Syrie et en Irak, à la situation de guérilla qui était la sienne avant l’établissement de "l’État islamique". Le rapport de force est cependant aujourd’hui bien plus favorable aux djihadistes puisqu’ils disposent d’au moins dix fois plus de combattants qu’une décennie plus tôt. Les fidèles d’Abou Bakr al-Baghdadi, puis de Saïd al-Mawla, ont en outre acquis une expérience inestimable en matière de combats urbains et de lutte asymétrique. Ils s’étaient sans doute déjà préparés à la chute du "califat" bien avant qu’elle ne se produise effectivement, car la coalition menée par Washington a choisi un calendrier "classique" et très étalé dans le temps, qui a laissé à ses adversaires djihadistes le temps de se redéployer et de limiter leurs pertes.

Daech est revenu, en Syrie et en Irak, à la situation de guérilla qui était la sienne avant l’établissement de "l’État islamique". 

Daech maîtrise désormais toute la panoplie de l’action insurrectionnelle, depuis les poses d’explosifs sur les voies de communication jusqu’aux opérations combinées contre les positions gouvernementales, sans oublier, même s’ils sont exceptionnels, les attentats sanglants en milieu urbain, les plus frappants médiatiquement. Ainsi, la menace jihadiste n’a-t-elle nulle part été "éradiquée", contrairement aux bulletins de victoire publiés avec emphase, généralement pour légitimer le retrait des contingents occidentaux.

Daech ne représente cependant pas une menace sérieuse pour les régimes en place à Damas et à Bagdad, aux yeux desquels il constitue surtout un épouvantail à agiter pour mobiliser leur base locale et leurs relais internationaux. L’exclusion persistante de la population arabe sunnite - en Syrie bien plus nettement qu’en Irak - permet malheureusement à Daech de se poser en champion de cette communauté, et de la prendre, par la même occasion, en otage. C’est pourquoi Saïd al-Mawla et ses fidèles sont convaincus que le temps joue en leur faveur. En effet, sans une réelle transition politique en Syrie et un partage du pouvoir bien plus généreux en Irak, on ne peut espérer mettre en échec une telle stratégie de Daech qui, a contrario, pourrait s’avérer chaque jour plus payante.

Quelles sont ses principales zones d'influence, au Moyen-Orient et en Afrique ? Où est-elle susceptible de se développer dans les prochaines années ? 

C’est sur la filiale libyenne de Daech qu’Abou Bakr al-Baghdadi avait le plus investi au moment de l’apogée de son "califat", à la fois en termes humains, militaires, financiers et médiatiques. Les djihadistes libyens s’étaient même emparés en février 2015 de la cité stratégique de Syrte, berceau du dictateur déchu Kadhafi, recrutant de nombreux partisans de l’ancien régime. Les milices de Misrata, fidèles au gouvernement de Tripoli, seul reconnu par l’ONU, sont cependant parvenues, au prix de très lourdes pertes, à libérer Syrte à la fin de l’année 2016. Il convient de souligner que le "maréchal" auto-proclamé Haftar, l’homme fort de Benghazi, a donc laissé ses adversaires, qu’il qualifie pourtant de "terroristes", débarrasser seuls la Libye du bastion djihadiste de Syrte, alors que lui-même et ses soutiens étrangers se présentent volontiers comme le meilleur rempart à Daech. On retrouve cette contradiction fondamentale entre le discours de légitimation anti-terroriste et la réalité de la lutte anti-djihadiste en Égypte, où la branche de Daech dans le Sinaï, née avant la proclamation du "pseudo-califat", continue de semer la terreur dans le nord de cette péninsule stratégique. Les offensives lancées à intervalles réguliers par le Président Sissi, à grand renfort de propagande, n’ont jamais réussi à "éradiquer" la menace djihadiste, alors même que le rapport de force humain entre cette insurrection fortement implantée dans la population bédouine, d’une part, et l’armée égyptienne, d’autre part, reste de un à cent, voire de un à mille. 

C’est plus généralement sur le continent africain que Daech compte ses filiales à l’expansion la plus rapide. L’État islamique au Grand Sahara (EIGS), fondé en 2015 par scission d’une partie des djihadistes sahéliens jusque-là affiliés à Al-Qaïda, a intégré en 2019 une dissidence du groupe nigérian Boko Haram, appelée auparavant État islamique en Afrique de l’Ouest. Malgré un rassemblement affiché des deux groupes, ces derniers suivent des trajectoires offensives largement autonomes.

C’est plus généralement sur le continent africain que Daech compte ses filiales à l’expansion la plus rapide.

Le premier tente d’étendre son périmètre d’action depuis le Sahel vers le centre du Mali, du Niger et du Burkina Faso, tandis que le second progresse depuis le nord-est du Nigéria vers le lac Tchad. Dans les deux cas, les commandos de Daech ont infligé de lourdes pertes aux armées locales et à la population civile, tout en ferraillant contre leurs rivaux d'Al-Qaïda. Les militaires français veillent dès lors à un certain équilibre dans leurs frappes contre les affiliés d'Al-Qaïda et ceux de Daech, afin de ne pas favoriser indirectement un groupe djihadiste par rapport à l’autre au Sahel. Quant à l’État islamique en Afrique centrale (EIAC), fondé en 2019, il a amalgamé des insurrections locales dans l’est du Congo et le nord du Mozambique, multipliant les opérations meurtrières. 

Hors de l’Afrique, c’est en Afghanistan que Daech compte sa branche la plus active et la plus meurtrière, l’État islamique au Khorassan (EIK), fondée en 2015 (le Khorassan est l’appellation classique de l’Orient de la Perse, qui inclut, entre autres, l’Afghanistan et la province iranienne du Khorassan). Les talibans sont depuis le début très activement hostiles à l’EIK, constitué en dissidence de leur mouvement. Il est à prévoir qu’ils mettront en valeur leur lutte contre l’EIK afin de gagner les faveurs des États-Unis au nom d’une supposée "lutte anti-terroriste", alors même qu'Al-Qaïda se félicite du récent retour à Kaboul des chefs talibans, historiquement proches de cet autre groupe djihadiste. La propagande de Daech a célébré la mort de 13 militaires américains dans l’attentat perpétré le 26 août dernier par l’EIK à l’aéroport de Kaboul, passant sous silence le massacre d’environ 170 civils afghans à cette occasion. 

Outre l’EIGS, l’EIAC et l’EIK, Daech compte de nombreux groupes affiliés dans le monde entier, même si aucun n’a heureusement acquis la sinistre notoriété de ces trois branches.   
 


 
Copyright : Omar HAJ KADOUR / AFP

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