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06/04/2018

Attention au retour du risque italien

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Attention au retour du risque italien
 Eric Chaney
Auteur
Expert Associé - Économie

Depuis le 3 avril dernier, le président de la République italienne Sergio Mattarella a engagé les consultations pour former un nouveau cabinet, après des élections législatives qui n’ont produit aucune majorité parlementaire. Même si la coalition de centre droit, supposée unir le mouvement de Silvio Berlusconi, Forza Italia, à la Lega de Matteo Salvini, dispose d’une majorité relative sur le papier, le seul fait que Salvini et Luigi di Maio, leader du Mouvement 5 Étoiles (Movimento Cinque Stelle) et grand vainqueur des élections du 4 mars dernier, aient conclu un accord pour l’élection des présidents des deux chambres montre que c’est entre ces deux partis que se jouera l’avenir de l’Italie et, de ce fait, de la zone euro.

Le conseil de Steve Bannon à la Ligue

Depuis les disparitions conjointes de la Démocratie chrétienne et du Parti communiste, qui jouèrent les rôles principaux dans la politique italienne d’après-guerre, les observateurs étrangers ont appris à se méfier des prévisions politiques dans ce pays. On cherchera donc plutôt à circonscrire le retour du “risque italien” pour la stabilité de la zone euro, risque quasi-neutralisé depuis le départ forcé de Silvio Berlusconi en 2011 et le fameux mot de Mario Draghi à propos de la défense de l’intégrité de l’euro : “whatever it takes”. Qu’une coalition de droite (peu probable) ou une alliance “Frankenstein”, comme on la qualifie en Italie, entre la Ligue et le Mouvement 5 Étoiles forme un cabinet, même pour un temps limité, le prochain gouvernement italien sera marqué par le rejet de l’austérité et par la défiance de l’électorat vis-à-vis de l’Europe. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Steve Bannon, stratège de Donald Trump jusqu’à sa disgrâce et figure de proue de la droite alternative et des suprématistes blancs aux États-Unis, a, lors de sa tournée européenne du mois dernier, publiquement conseillé à Matteo Salvini de faire alliance avec Cinque Stelle !

L’Italie : seul pays de la zone euro en stagnation depuis 1999

Le premier risque relève de la politique budgétaire et des tensions potentielles avec la Commission européenne. L’Italie a certes renoué avec la croissance – le FMI mise sur une croissance d’environ 1,5 % cette année, après 1,6 % l’an dernier, après des années de stagnation, voire de recul. Mais pour les italiens, on est pourtant bien loin du compte : en 2017, l’Italie était le seul pays de la zone euro où la consommation réelle par habitant, une mesure plus objective du bien-être de la population que le PIB, était restée la même qu’en 1999, année de lancement de l’euro, alors qu’elle augmentait en moyenne de 10 % dans la zone euro, de 18,5 % en France et même de 4,7 % en Grèce, si souvent citée comme l’épitomé des régressions économiques (voir le graphique « La tragédie italienne »). Et si l’on choisissait le PIB par habitant comme étalon, le constat ne serait pas meilleur : il a baissé de 0,4 % entre 1999 et 2017.

Il faudra bien recapitaliser le système bancaire, mais comment ?

Pour rattraper le retard accumulé, principalement depuis 2008, la croissance devra rester soutenue en Italie pendant plusieurs années, et, pour cela, il faudra bien nettoyer les bilans bancaires de leurs créances douteuses, que les années de stagnation ont portées à un niveau si élevé que les entreprises viables, et particulièrement les start-ups, ont de la peine à se financer. Selon la Banque mondiale, les créances douteuses représentaient 17,1 % de l’encours de prêts en 2016, contre moins de 6 % en 2007. À l’exception des plus grandes, pratiquement toutes les banques italiennes ont un ratio Texas (créances douteuses rapportées aux capitaux propres tangibles) supérieur à 100 %, signe d’extrême faiblesse. Le cas le plus inquiétant est celui de Banco Popolare, fusion de trois banques coopératives en détresse orchestrée par l’État, et qui exhibe un ratio Texas de 217 %. Si la procédure de “bail-in” (mise à contribution des créanciers et des déposants) prévue par les accords européens signés par l’Italie était appliquée à grande échelle pour équilibrer les bilans des banques, une nouvelle crise économique s’ensuivrait à coup sûr. Il faudra donc bien qu’un jour ou l’autre, l’État italien cantonne les créances douteuses et recapitalise les banques, de façon à ce que le crédit recommence à irriguer normalement l’économie.
 
On comprend bien pourquoi la Banque centrale européenne (BCE), garante du “bail-in”, mais aussi la Commission, garante du Pacte de stabilité et de croissance, et, plus fondamentalement, les pays qui garantissent par leur solide position financière la signature de l’État italien, sont inquiets : une injection d’argent public dans le système bancaire n’a de sens économique que si les banques moribondes sont mises en liquidation, et l’exemple espagnol a montré à quel point cela était politiquement difficile.

Comment le risque italien pourrait-il se matérialiser à nouveau ? 

Une augmentation significative des subventions publiques au système bancaire, financée par endettement, en infraction avec le Pacte de stabilité, et sans la contrepartie politique qui garantirait que le système bancaire soit assaini, représente ainsi le premier risque italien pour la zone euro. Ni la BCE, la Commission ou l’Allemagne ne pourraient fermer les yeux. Mais, que pourraient-ils vraiment faire ? Punir l’Italie, qui a encore plus souffert que la Grèce de la crise de la zone euro ? Le risque politique serait tel qu’une coalition italienne pourrait bien faire le pari – à tort ou à raison – qu’au-delà des gesticulations, on se hâterait de ne rien faire à Bruxelles ou à Berlin.

L’idée d’une quasi-monnaie parallèle pourrait resurgir

Le second risque est encore plus existentiel, même s’il paraît aujourd’hui limité. En mars 2015, un groupe d’économistes italiens emmené par Biagio Bossone, ancien officiel de la Banque d’Italie et conseiller du FMI comme de la Banque mondiale, et président de la Banque Centrale de San Marin (elle existe !), fit une proposition sensationnelle : « Une monnaie fiscale gratuite : comment sortir de l’austérité sans casser l’euro ». Si l’idée évoque immédiatement ces gentils inventeurs qui soumettent chaque année à l’INPI une nouvelle idée de moteur à mouvement perpétuel, elle fut prise au sérieux aussi bien du côté de la Ligue que du Mouvement 5 Étoiles, car elle semblait offrir une alternative à une sortie de l’euro, idée caressée par chacun de ces mouvements pour libérer l’Italie des “chaînes allemandes de l’austérité”, selon les termes de leur doxa.
 
Depuis la déroute de Marine Le Pen devant Emmanuel Macron à propos d’une sortie de l’euro ou d’une monnaie parallèle, la proposition Bossone a été mise de côté par les politiques italiens. Mais, à la différence de la légèreté de l’ex-Front national sur les aspects financiers d’une sortie de l’euro, la proposition des économistes italiens est plus astucieuse, en apparence au moins. Il s’agirait de stimuler la demande intérieure en distribuant aux italiens, individus et entreprises, une quasi-monnaie émise par l’État sous forme de crédits d’impôts. La Californie avait d’ailleurs utilisé une forme de création monétaire similaire, lorsqu’il se retrouva dans l’impossibilité de payer ses factures en 2008-2009. Outre-Atlantique, cela s’appelle des « IOU », pour « I owe you ».

Comment s’endetter en faisant semblant du contraire ? 

En Italie, il s’agirait de certificats de crédit fiscal d’une maturité de deux ans, et d’obligations échangeables contre les obligations “ordinaires”, avec une maturité plus longue. Les premiers seraient émis à hauteur de 5 % du PIB dans un premier temps, et distribués aux ménages et entreprises, qui pourraient les utiliser pour régler leurs impôts “gratuitement”. Alternativement, ils pourraient servir de monnaie d’échange dans les transactions économiques, étant entendu que l’État s’engagerait à les échanger contre des euros sonnants et trébuchants à échéance (deux ans) et à les réémettre de façon continue. Les seconds ne seraient pas remboursés à maturité, et, pour cette raison, pas comptabilisés comme des titres de dette (ce qui réduirait l’encours de la dette de Maastricht), mais seraient utilisables pour le paiement des impôts. Le tour de passe-passe dans les deux cas serait de permettre à l’État de s’endetter plus, en grevant sa capacité à collecter les impôts dans le futur, et en introduisant une sorte de monnaie parallèle et nationale, puisque ces certificats de crédit ne vaudraient que comme contrepartie d’obligations fiscales italiennes.
 
En réalité, renoncer à des collectes d’impôts futurs revient à réduire la richesse nette de l’État, donc à augmenter sa dette nette. Mais une idée de ce type pourrait fournir à la Ligue, dont l’électorat dans le Nord se considère comme écrasé d’impôts, et au Mouvement 5 Étoiles, dont l’électorat dans le Sud rêve d’une distribution d’argent “gratuite” par l’État, de trouver un thème commun, au-delà du rejet de l’immigration. Il aurait également l’avantage politique de signaler une position de ferme opposition à la Commission et à l’Allemagne.
 
Dans les deux cas, le risque italien pour la zone euro reviendrait au premier plan. Et même s’il ne s’agissait que de postures de négociations destinées à assouplir la position de la Commission et des pays créditeurs vis-à-vis de l’Italie, les marchés financiers ne les ignoreraient pas, et les négociations de réforme de la gouvernance de la zone euro voulues par la France s’en trouveraient singulièrement compliquées.

La tragédie italienne

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En 1999, année de lancement de l’euro, la consommation par habitant de l’Italie, de l’Allemagne et de la France étaient voisines, entre 21 et 22 000 euros par habitant (aux prix de 2010). En 2017, l’écart s’était fortement creusé : 26 100 euros pour l’Allemagne, et 21 100 pour l’Italie, exactement comme en 1999. Dès lors, faut-il s’étonner de la victoire des partis populistes, la Ligue et le Mouvement 5 Étoiles en Italie ?

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