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30/07/2020

600 jours pour changer l’État ?

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600 jours pour changer l’État ?
 Nicolas Bauquet
Auteur
Expert en transformation publique

À l’heure où le pays part enfin en vacances pour reprendre son souffle, le nouveau dispositif gouvernemental est en place, un mois et demi après que le Président a annoncé aux Français, le 14 juin, qu’il leur proposait de prendre "un nouveau chemin".Après les Gilets jaunes, après le mouvement de protestation contre la réforme des retraites, c’est donc la crise du Covid-19 qui aura finalement introduit une inflexion dans le quinquennat d’Emmanuel Macron.

Une rupture liée àun constat : celui d’une déficience de l’action publique elle-même, et d’une crise du rapport entre État et société. En s’adressant aux Français, le président de la République constate que "l’État a tenu", mais que la crise en a aussi révélé "les failles et les fragilités" : "l’organisation de l’État et de notre action doit profondément changer. Tout ne peut pas être décidé si souvent à Paris. Face à l’épidémie, les citoyens, les entreprises, les syndicats, les associations, les collectivités locales, les agents de l’État dans les territoires ont su faire preuve d’ingéniosité, d’efficacité, de solidarité. Faisons-leur davantage confiance. Libérons la créativité et l’énergie du terrain". Des accents qui rappellent le dernier chapitre de Révolution, le livre manifeste d’Emmanuel Macron publié en novembre 2016, qui soulignait l’urgence de "rendre le pouvoir à ceux qui font".

Rompre avec "l’impuissance publique"

Un mois plus tard, devant l’Assemblée nationale le 15 juillet, Jean Castex reprend le même constat, en une courte phrase : "l’intendance ne suit plus". "Les lois que vous votez, les décrets que le gouvernement promulgue, se perdent dans des méandres sinueux et opaques au point de n’impacter que de manière lointaine, incertaine et souvent incomprise la vie quotidienne de nos concitoyens. (…) C’est le règne de l’impuissance publique qui a fait le lit du discrédit de la volonté politique. Il est urgentissime de faire évoluer le logiciel de l’action publique".

Impuissance publique, le terme est frappant, même s’il ne fait que reprendre un constat fait par Nicolas Baverez et Denis Olivennes dans un livre paru en… 1989 ! 600 jours pour guérir des maux diagnostiqués depuis trente ans ? C’est l’ambition affichée, qui ne vise rien moins qu’à "restaurer cette valeur cardinale qui soude les sociétés comme les valeurs humaines : la confiance. La confiance du peuple en ses élites. La confiance entre l’État et les corps intermédiaires qui structurent la société, la confiance en l’avenir".

Après les Gilets jaunes, après le mouvement de protestation contre la réforme des retraites, c’est donc la crise du Covid-19 qui aura finalement introduit une inflexion dans le quinquennat d’Emmanuel Macron.

Quel est donc le chemin qui pourrait mener à cette transformation rapide et profonde de l’action publique ? Pour les sénateurs qui ont remis leurs "50 propositions pour le plein exercice des libertés locales", c’est la décentralisation qui doit "devenir la matrice d’un renouveau profond de l’action publique pour redresser notre pays". La crise sanitaire a révélé la force nouvelle des acteurs territoriaux, et leur capacité d’action collective, à l’instar des présidents de régions, qui ont été à la manœuvre à l’unisson contre le report des élections régionales. Elle a aussi conforté les porte-paroles des "Territoires unis" dans leur diagnostic fondamental d’un État "ultra-centralisé, fonctionnant en silos, verticalisé et inefficace" comme le décrit François Baroin, maire de Troyes et président de l’Association des Maires de France.

Ce projet de refonte des responsabilités centrales et locales se concentre aujourd’hui sur le domaine de la santé, avec notamment la proposition de confier la présidence des Agences régionales de santé (ARS) aux présidents de régions. À ce stade, Jean Castex n’a promis qu’un examen attentif des propositions qui lui ont été faites par la haute assemblée et les associations d’élus.

Renforcer l’État sur le terrain

Plus que la décentralisation, c’est la déconcentration qui apparaît comme la priorité de l’exécutif pour la période qui s’ouvre. Celle qu’Emmanuel Macron appelait de ses vœux dans son ouvrage, qui "signifie transférer le pouvoir et les responsabilités de l’administration centrale vers l’administration de terrain - celle qui est en prise directe avec les populations". Non pas, donc, sous la forme d’un déplacement massif de services entiers dans des villes de province, mais d’une action d’ensemble en direction des services de l’État au niveau local, avec trois lignes directrices : un renforcement des services qui en ont besoin, toutes les créations de nouveaux emplois de fonctionnaires d’État étant réservées à l’échelon départemental ; une plus grande autonomie des échelons déconcentrés par rapport aux administrations centrales ; et un plus grand rôle de coordination confié aux préfets de département, sur lesquels Jean Castex s’est appuyé en priorité pour préparer le déconfinement du pays.

"Rendre plus cohérente et efficace l’organisation territoriale de l’État", telle est donc la première leçon tirée de la crise sanitaire par le nouveau Premier ministre, qui rejoint ainsi le souhait des collectivités locales, exprimé dans les propositions du Sénat, d’avoir comme partenaires des préfets exerçant l’autorité sur l’ensemble des services de l’État, "y compris les agences, avec des modalités adaptées aux périodes de crise". Casser les tuyaux d’orgues, recréer, au niveau territorial, une vision stratégique d’ensemble appuyée sur un système d’information partagé par l’ensemble des services de l’État et ouvert sur les acteurs locaux : au-delà de la réorganisation des chaînes hiérarchiques, c’est une révolution culturelle qui apparaît nécessaire, reposant sur la capacité des préfets à être des "entrepreneurs de l’État", comme Emmanuel Macron le leur demandait en septembre 2017, mais aussi sur une volonté politique suffisamment forte pour changer les pratiques ministérielles et administratives parisiennes. Difficile sans une action de réforme de l’État menée de façon transversale, dans une logique politique avant d’être budgétaire.

Or, le nouveau dispositif gouvernemental marque précisément le retour de cet agenda de réforme de l’État, avec un ministère "de la Transformation et de la Fonction publiques" de plein exercice, séparé de Bercy, exerçant la tutelle sur la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP), la Direction interministérielle du numérique (DINUM), et, conjointement avec le Premier ministre, la Direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP).

C’est donc à Amélie de Montchalin que revient la responsabilité d’atteindre, en 600 jours, ce qui était l’ambition initiale de l’aventure politique d’Emmanuel Macron, et qui est aujourd’hui le mandat du gouvernement Castex : changer le logiciel de l’action publique. Non pas seulement obtenir des résultats rapides et concrets destinés à matérialiser les acquis du quinquennat, maisrelancer une dynamique de réforme qu’un pilotage purement budgétaire avait menée dans une impasse. Au-delà de la nouvelle architecture gouvernementale, les changements opérés dans certains postes clés de la haute administration, et notamment l’arrivée d’une nouvelle Secrétaire générale du Gouvernement, montrent que c’est bien cette ambition qui anime aujourd’hui le nouveau couple exécutif.

Devant l’impératif du résultat, beaucoup de responsables et d’agents publics ont fait l’expérience qu’agir vite, efficacement et collectivement était possible, à condition de placer le sens des responsabilités avant le souci de la conformité.

Passer de la norme à la donnée

Le temps est donc favorable pour reprendre le chantier de la place de la norme dans l’action publique. Le constat, là encore, était fait dans Révolution, qui clouait au pilori "ce vieux réflexe français qui consiste à faire de tout sujet une affaire de règle ou de droit". L’urgence est là. Elle vient de ce que la période de la crise a signifié, dans l’État, un sursaut de la volonté d’agir face aux carcans juridiques et réglementaires. Devant l’impératif du résultat, beaucoup de responsables et d’agents publics ont fait l’expérience qu’agir vite, efficacement et collectivement était possible, à condition de placer le sens des responsabilités avant le souci de la conformité. Plus que la fatigue des mois de mobilisation, c’est le découragement face au retour de la routine réglementaire qui menace les acteurs publics d’une démotivation profonde. Le jeu de balancier qui voit l’influence de la Cour des comptes regagner du terrain face à celle du Conseil d’État, fait écho au sentiment de l’ardente obligation de voir primer l’efficacité de l’action publique sur sa conformité juridique. "Pour l’État, il ne s’agit pas d’abord de réglementer, d’interdire, puis de contrôler et de sanctionner. Il s’agit de permettre à la société de prendre des initiative, d'expérimenter, de trouver les solutions appropriées", écrivait Macron en 2016.

Cette efficacité ne peut prendre appui que sur le partage de l’information et la transformation numérique, non seulement des services publics, mais de l’architecture même de l’État. Difficile d’imaginer comment parvenir à un meilleur équilibre entre administrations centrales et services déconcentrés, et à une meilleure collaboration entre l’État et les collectivités locales, sans le développement d’outils numériques permettant d’élaborer conjointement les données, et de les partager. Avec la tutelle sur la DINUM, Amélie de Montchalin a reçu la mission de promouvoir "les actions propres à accélérer la transformation numérique de l’État". Cette transformation sera-t-elle envisagée sous le seul angle de la numérisation des services publics, ou pensée comme une transformation fondamentale de l’organisation de l’État, et de la culture de ses agents comme de ses dirigeants ? C’est l’une des questions clés de ces 600 jours. À cet égard, il sera passionnant de suivre les progrès du chantier du numérique en santé, après l’annonce d’un investissement massif dans ce domaine dans le cadre du Ségur. Piloter par la donnée, et non par la norme, cette révolution copernicienne si urgente pour notre système de santé vaut en fait pour toute l’action publique.

L’intendance, cette fois, suivra-t-elle ? "C’est sur l’exécution que nos concitoyens nous attendent et sont fondés à nous juger", expliquait Jean Castex aux sénateurs le 16 juillet dernier, avant d’ajouter : "si la défiance progresse encore, elle nous emportera tous". Prononcés sur le seuil d’une crise dont on ne fait encore que soupçonner l’ampleur, et alors que le poids relatif de la dépense publique n’a jamais été aussi élevé, ces mots prennent un poids particulier, et obligent chacun à œuvrer pour que l’action publique retrouve une prise sur le réel. Car à défaut, "peu à peu, le réel s’éloigne. Le monde du pouvoir bâtit des constructions imaginaires", comme l’écrivait encore Emmanuel Macron dans son livre-manifeste. Il reste 600 jours pour prouver que cette "République des territoires" dessinée par Jean Castex n’aura pas simplement été une autre de ces constructions imaginaires.

 

 

Copyright : Ludovic Marin / POOL / AFP

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