Un régime auquel ses futures élites ne croient plus est condamné à terme, nous dit Dominique Moïsi. Or les élites russes, qui ne peuvent dire "la vérité qui dérange au prince capricieux et cruel", ne sont pas dupes de l'échec de l'invasion de l'Ukraine.
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Au lendemain de l'élection de François Mitterrand, en juin 1981, je me trouvais à Moscou, où se tenait une réunion des directeurs d'Instituts de relations internationales. À ma grande surprise je fus convié à donner une conférence devant les étudiants du MGIMO, sorte d'ENA pour diplomates. Mes interlocuteurs voulaient comprendre les raisons pour lesquelles la France avait préféré le changement à la continuité. Je leur dis que le choix qui avait été fait n'était pas le mien, mais que je me réjouissais de vivre dans un pays où l'alternance démocratique était possible. Je vis à leurs regards que j'avais touché une corde sensible. Le soir même, je rédigeais une note qui se concluait ainsi : Un régime auquel ses futures élites ne croient plus est condamné à terme. Dix ans plus tard, l'URSS n'existait plus.
Ce souvenir m'est revenu cette semaine avec force. À partir d'une série d'échanges avec des amis/collègues russes, j'ai pu sentir - à travers leur silence et leurs non-dits - qu'eux non plus ne croyaient pas en la vérité officielle. Poutine peut tenir le peuple, il ne tient plus ou si mal ses élites.
Ils utilisent le mot "échec" pour parler de l'invasion
Certes, selon des études d'opinion sérieuses, la popularité de Poutine a rebondi depuis le 24 février. Il en avait été de même en 2014 après l'annexion de la Crimée. Pour reprendre une terminologie inspirée de la lutte contre le Covid, pour un régime autoritaire, aux performances économiques incertaines, rien ne vaut une "bonne invasion de rappel". Mais encore faut-il que cette opération ne se solde pas par un échec. Et mes interlocuteurs russes de la semaine écoulée n'hésitaient pas à se poser des questions qui dérangent comme celle-ci : pourquoi la Russie avait-elle vraiment choisi d'intervenir en Ukraine ? Ou bien à utiliser des mots surprenants dans leur bouche, comme celui d'échec pour désigner le déroulement des opérations.
Bref, en Russie même, des Russes éduqués et au contact du monde se posent des questions et veulent nous faire comprendre qu'ils ne sont pas dupes de ce qui se passe vraiment dans leur pays. Comme au temps de l'Union soviétique, les plus âgés ont retrouvé les règles d'un compromis intérieur avec eux-mêmes qui est redevenu comme une seconde nature. "Je ne veux pas vous mentir, mais je ne peux vous dire ce que je pense."
La peur de dire au prince la vérité qui dérange
Pour eux, il est clair que cette guerre est une catastrophe. Sincèrement nationalistes, ils savent que la Russie en sortira plus affaiblie que renforcée. Partisans du dialogue ouvert avec l'Europe, se sentant culturellement européens eux-mêmes, ils souffrent de l'isolement dans lequel s'enferme leur pays à cause des lubies et obsessions d'un seul homme. Eux aussi, et de manière certes infiniment moins dramatique que les Ukrainiens, ils veulent survivre. Ils ne craignent pas les bombes, mais la censure et les diktats du pouvoir le plus centralisé et le plus solitaire que la Russie ait connu depuis Staline.
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