Page 33 - Institut Montaigne- Rapport d'activité 2024
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Que signifient l’engagement (politique, social) et l’intérêt général pour vous ?


                       Travailler dans un think tank n’est pas un sacerdoce et reste une activité rémunérée : nous ne sommes
                       ni des bénévoles ni des militants. Toutefois, on ne travaille pas simplement pour soi et son employeur
                       mais aussi pour une communauté, qui est son propre pays, la France, et qui peut être élargie
 Bruno Tertrais        à l’Europe. C’est une forme d’engagement. L’équilibre entre la neutralité analytique et les convictions
 Expert associé - Géopolitique,    que l’on nourrit par ailleurs est subtil : travailler dans un think tank n’empêche pas que l’on souhaite
                       pousser certaines propositions qui vont dans l’intérêt général. La distanciation froide qui sied à l’expert
 relations internationales et démographie  et la force de conviction qui permet de voir ses idées être discutées et adoptées par des décideurs
                       peuvent être complémentaires. C’est en cela que l’expérience de l’administration est formatrice :
                       on mesure le poids des contingences, on constate que les décisions politiques sont parfois prises
                       de façon irréfléchie ou irrationnelle… Non qu’il faille être désabusé, mais au contraire, le think tankeur
 Pourriez-vous vous présenter brièvement, en retraçant votre parcours ?  en tire les leçons : avoir de l’impact ne s’improvise pas et le pouvoir de l’analyse ou le savoir, seuls,
                       ne suffisent pas. La bonne tribune publiée au bon moment dans le bon média peut être dix fois plus
 Mon  intérêt  pour  les  relations  internationales  et  la  géopolitique  est  né…  avec  la  prise  d’otages   influente qu’un rapport écrit, et la bonne rencontre avec la bonne personne sur le bon sujet peut être
 des Jeux Olympiques de Munich en 1972 : alors enfant, j’avais suivi l’actualité heure par heure    dix fois plus efficace qu’une excellente tribune. On peut être le meilleur, il faut aussi arriver au bon
 à la radio. La géopolitique m’a toujours fasciné depuis, et je ne me suis jamais ennuyé dans mon    moment.
 activité professionnelle. Après Sciences Po, une formation juridique, et un doctorat en sciences
 politiques mené tout en travaillant dans une institution bruxelloise, j’ai passé huit ans au ministère
 de la Défense, dans un poste proche de la décision politique au plus haut niveau. J’ai aussi évolué tôt   Par rapport à vos autres types d’engagement (académique, institutionnel,
 dans l’univers des think tanks. D’un côté, j’ai appris à la rigueur intellectuelle, de l’autre la connaissance   personnel ou professionnel), quelle capacité d’impact pensez-vous qu'un think
 des circuits décisionnels. Le fait d’avoir abordé les relations internationales autant par expérience directe   tank offre ? Pourquoi avoir choisi de rejoindre l'Institut Montaigne ?
 que via la science politique et une formation de juriste fut précieux. Par ailleurs, j’ai une appétence
 pour les chiffres, ce qui a nourri mon attrait pour les études démographiques, ma porte d’entrée dans   J’ai une double affiliation : mon activité principale de directeur adjoint à la Fondation pour la
 l’écosystème Montaigne.  Recherche stratégique  (FRS), où nous travaillons essentiellement sur les questions de sécurité
                       internationale, et mon statut d’expert associé à l’Institut Montaigne. Ce statut me permet de travailler
 À Bruxelles, j’ai fait l’expérience du travail en anglais et dans un milieu international, deux conditions
 sine qua non pour travailler sur les questions géopolitiques. J’ai aussi séjourné aux États-Unis,    sur une pluralité de sujets nationaux et internationaux, dont la démographie. L’écosystème
 où j’ai pu apprécier les différences de culture qui existent avec l’écosystème français : l’habitude,   de l’Institut me permet surtout d’être plongé dans un bain d’expertises et de compétences très
 outre-Atlantique, des « revolving doors », qui maintiennent une porosité bénéfique entre la décision   diversifiées, avec une stimulante fertilisation croisée, que l’on ne retrouve pas dans les think tanks
 politique et l’expertise, manque en France. Au début des années 90, l'administration et les think tanks   exclusivement spécialisés en relations internationales.
 se regardaient encore en chiens de faïence, et même si ce n’est plus le cas aujourd’hui, l’aller-retour     L’Institut Montaigne donne aussi l’occasion de faciliter les contacts avec le secteur privé. Je constate
 ne se fait pas encore pleinement. Deuxième différence de taille avec les États-Unis : le financement.    avec satisfaction que depuis trois ans, la situation internationale amène de plus en plus les entreprises
 Les think tanks américains disposent des financements de fondations et surtout, les chercheurs doivent   à se nourrir de l’expertise des think-tanks. Ukraine, Chine, Moyen-Orient, élection de Donald Trump :
 aller chercher eux-mêmes leurs ressources. Cela implique évidemment des vulnérabilités inexistantes   les entreprises prennent davantage en compte le risque géopolitique. L’Institut Montaigne est bien
 dans notre modèle, mais présente aussi des atouts. Troisième décalage avec la France : nous n’avons    placé pour servir de passerelle entre cette expertise et les besoins du secteur privé.
 pas  assez  investi  dans  l’anglais  et  nombre  d’analyses  hexagonales  d’excellente  qualité  se  privent
 d’audience, donc d’impact et d’influence par rapport à d’autres pays du nord ou du centre de l’Europe
 par exemple - les traductions automatisées par IA sont à cet égard une très bonne nouvelle.



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