Search for a report, a publication, an expert...
Institut Montaigne features a platform of Expressions dedicated to debate and current affairs. The platform provides a space for decryption and dialogue to encourage discussion and the emergence of new voices.
14/10/2019

L'abandon des Kurdes par Trump, pire qu'un crime, une faute

Print
Share
L'abandon des Kurdes par Trump, pire qu'un crime, une faute
 Dominique Moïsi
Author
Distinguished Senior fellow

En lâchant les Kurdes en Syrie, Donald Trump s'inscrit, hélas, dans la continuité de ses récents prédécesseurs Barack Obama et Georges W. Bush : avec, comme conséquence, celle d'affaiblir les alliés des Etats-Unis et de renforcer le pays qu'ils présentent comme leur ennemi juré, à savoir l'Iran des Mollahs. Peut-on avoir encore confiance dans le respect des alliances par Washington ? Nous sommes ici face à l'illustration presque parfaite de la déconstruction de l'ordre international d'après-guerre, écrit Dominique Moïsi.

 

"Intervenir aux Moyen-Orient fut la pire décision de l'Histoire des Etats-Unis", tweetait, il y a quelques jours, avec le sens de la nuance qu'on lui connaît, Donald Trump. On serait tenté de retourner et de compléter la formule. Pour le Moyen-Orient, le pire ne provient-il pas de l'alternance d'intervention coupable, puis d'abstention irresponsable de la part des Etats-Unis ?

En donnant comme il vient de le faire, de manière confuse et contradictoire, le feu vert à l'intervention des forces turques en Syrie, Donald Trump s'inscrit en fait dans la double continuité de George W. Bush et de Barack Obama. Il peut s'attacher, comme il le fait avec virulence, à dénoncer l'intervention des forces américaines et alliées contre l'Irak de Saddam Hussein en 2003, alors même que son régime ne détenait pas d'armes de destruction massive. Mais en 2019, avec l'intervention turque, comme ce fut déjà le cas en 2003 avec l'action des Etats-Unis, le seul résultat tangible de l'ouverture de ce nouveau front sera le chaos. Et le pays qui peut en profiter le plus dans la région sera, en 2019 comme en 2003, l'Iran des Mollahs.

Quelle étrange continuité. Les Etats-Unis semblent s'acharner à affaiblir leurs alliés et à renforcer le pays qu'ils présentent comme leur ennemi juré. Mais en 2019, ce ne sont pas seulement leurs alliés syriens kurdes qu'ils trahissent, c'est la notion même d'alliance. Après l'abandon spectaculaire des Kurdes, comment les alliés de l'Amérique ne pourraient-ils se sentir déstabilisés jusqu'au plus profond d'eux-mêmes, de l'Europe à l'Asie en passant par le Moyen-Orient ? Même en Israël, qui met en avant l'axe privilégié entre Trump et Netanyahu, l'abandon brutal des Kurdes ne passe pas. Et si nous étions les prochains à être ainsi abandonnés par Washington, se demandent les Israéliens ? On ne peut décidément compter que sur nous-mêmes.

Perte de confiance

Les fils que vient de rompre Donald Trump seront difficiles à retisser. La confiance se gagne lentement, et se perd très vite, de manière brutale et parfois définitive. Car le mot qui s'impose en 2019 dans le cas kurde est celui de trahison. Le bras armé de la résistance victorieuse à Daech en Syrie a été ces combattants kurdes qui ont fait par milliers le sacrifice de leurs vies pour que le sanctuaire terroriste - improprement qualifié de "Califat" par les extrémistes eux-mêmes - se réduise comme une peau de chagrin avant de presque disparaître. En milieu de semaine, un ancien de l'administration Trump faisait piètre figure sur la chaîne BBC World en essayant de justifier la décision américaine de "trahir les Kurdes". "Ils étaient nos alliés sans l'être pleinement", balbutiait-il. "C'était une alliance tactique, de circonstance, qui n'avait pas vocation à durer". Il y a des moments où l'excès de cynisme devient de la naïveté.

La confiance se gagne lentement, et se perd très vite, de manière brutale et parfois définitive. Car le mot qui s'impose en 2019 dans le cas kurde est celui de trahison.

Certes, la géopolitique n'est pas faite pour les coeurs tendres. Les notions d'éthique pèsent généralement de peu de poids face aux considérations de realpolitik. Mais trop, c'est trop ! Surtout quand le cynisme s'accompagne d'incompétence, d'indécision et d'absence totale de vision stratégique : "Les Kurdes étaient-ils à nos côtés en Normandie en juin 1944 ?" se demandait Trump cette semaine.

Feu vert à Erdoğan

En fait, en donnant le feu vert à Erdoğan, Donald Trump ne se demande pas ce qui est bon pour le Moyen-Orient, pas même ce qui est bon pour les Etats-Unis. Il n'est guidé que par une seule et exclusive considération : "Est-ce bon pour ma réélection ?" Il est vrai que le processus électoral s'avère plus difficile pour lui depuis le lancement par les démocrates de la procédure d'impeachment.

Et si les Kurdes de Syrie étaient tout à la fois les otages des calculs de politique intérieure du président Erdoğan et du président Trump ? Tout se passe en effet comme s'ils étaient devenus les victimes directes de la volonté des deux hommes de se maintenir en place dans leurs pays respectifs. Quelles que puissent être les relations complexes entre la Turquie et la Russie, Erdoğan semble s'inspirer de Poutine : "Oubliez la liberté et la prospérité, je vous offre la fierté".

L'économie se détériore, le soutien populaire fléchit : qu'importe : "Les Kurdes paieront".

Cette dernière escalade de la violence en Turquie apparaît comme un condensé de tout ce qui ne va pas dans le monde. Elle est l'illustration presque parfaite de la déconstruction de l'ordre international d'après-guerre. Que retrouvons-nous en effet ? Une Amérique qui devient plus que jamais source de désordre. Des dirigeants, qu'ils soient à Washington ou à Ankara, qui versent dans une escalade verbale (et, pour les Turcs, militaire) et qui ne respectent ni les traditions diplomatiques ni même la simple décence. Des populations civiles qui, comme toujours, sont les premières victimes et qui se retrouvent à nouveau par dizaine de milliers sur les routes, otages des erreurs de calcul des uns et des ambitions de conquête ou de reconquête des autres. Un Etat islamique qui pourrait renaître de ses cendres à la faveur du chaos.

Cette dernière escalade de la violence en Turquie apparaît comme un condensé de tout ce qui ne va pas dans le monde. Elle est l'illustration presque parfaite de la déconstruction de l'ordre international d'après-guerre.

Chantage éhonté

Une Europe devenue un objet de chantage et non plus un sujet de l'histoire, comme si le cours des événements s'acharnait à lui faire payer ses ambitions impériales d'hier et ses faiblesses d'aujourd'hui. "Ne me parlez pas d'invasion", martèle le président turc. "Si vous voulez savoir ce qu'est une invasion véritable, je renvoie les 3,6 millions de réfugiés syriens qui sont en Turquie, vers l'Europe. Vous ne vouliez pas de moi hier dans votre club de gentlemen chrétien. Et bien ne comptez plus sur moi aujourd'hui pour être votre assurance-vie anti-immigrants musulmans. Puisque vous ne voulez pas que j'assure ma sécurité comme je l'entends, votre insécurité sera totale". 

Ce chantage éhonté est la démonstration que nous sommes entrés dans un monde où seule la puissance fait loi. L'alliance entre l'Europe et les Nations unies évoque la parabole de l'aveugle et du paralytique. Tant pis pour les Kurdes, tant pis pour nous tous.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 14/10/2019)

Copyright : MATT SULLIVAN / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Receive Institut Montaigne’s monthly newsletter in English
Subscribe