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13/01/2022

Xi Jinping, le totalitaire pragmatique

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Xi Jinping, le totalitaire pragmatique
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

La visibilité publique de Xi Jinping, mesurée par le nombre d’apparitions en première page des médias officiels chinois sur un an, vient de dépasser celle de Mao pendant la Révolution culturelle… Mais connaît-on vraiment Xi ? En tous cas, on ne connaît pas sa face psychologique et privée après sa jeunesse. Les grands tyrans diffèrent parfois de leur réputation. Ainsi Joseph Staline, qu’on a si souvent jugé d’une insondable médiocrité, était un lecteur frénétique de littérature, d’histoire et de philosophie politique, à commencer bien sûr par tous les classiques du marxisme. Mao, lui, menait une existence plus sybaritique que ne le suggère son image publique, et presque tout dans ses écrits diffusés à l’occasion de la Révolution culturelle relève strictement de l’idéologie et de la lutte politique, et non de la gouvernance.

Le peu que Xi veut bien montrer - notamment les arrière-plans de bibliothèque, comme lors de la présentation de ses vœux à la population chinoise - indique un grand intérêt pour la science, l’innovation et tout particulièrement le digital. Certes "président de tout" et donc susceptible d’intervenir à tout propos, Xi a intensifié l’essor de la "big science" qui avait commencé sous Deng Xiaoping, et il a donné un élan décisif à la gouvernance digitale - à commencer par la surveillance, bien sûr, mais en fait dans tous les domaines. Son slogan international favori, "une communauté partagée pour l’avenir de l’humanité", évoque un horizon de science-fiction. Après le futurisme soviétique et bien sûr le thème américain de la frontière technologique, la Chine de Xi exalte l’innovation technologique et veut façonner la société avec celle-ci. Après des décennies d’admiration des prouesses occidentales dans ce domaine, la société chinoise adopte ses propres mythes, comme en témoigne la popularité du romancier Liu Cixin, devenu sur le tard un apologue de Xi. Tout aussi révélateur est le goût chinois pour des bibliothèques publiques modernistes, en forme de tour de Babel ou de soucoupes volantes - et dont les livres apparents sont souvent de simples décors, hélas. Mais l’ère Xi Jinping est bien à deux visages : l’un commande l’enracinement dans le passé révolutionnaire chinois (别忘初心, biewang chuxin, n’oubliez pas d’où vous venez), l’autre exalte la projection vers un avenir technologique radieux. Et la société chinoise est celle qui a le moins de réticence pour l’expérimentation biologique ou génétique. Liu Cixin l’explique par l’absence du christianisme et une révolution économique, évoquant aussi un soutien officiel pour la science-fiction.
 
Xi Jinping est-il abusé par ses propres slogans ? Bien des analystes estiment aujourd’hui qu’il est nécessairement mal informé du fait des sycophantes qui l’entourent. Certaines de ses initiatives depuis 2012 semblent en effet relever d’un emportement de type Grand Bond en avant : elles peuvent dépasser leur promoteur jusqu’à forcer une marche arrière soudaine mais tardive. Il en a été ainsi des "Routes de la soie", comme notre tradition sinophile persiste à dénommer l’immense exportation de crédits et d’infrastructures lancée en 2014 : bien des projets ont aujourd’hui été remisés. La même question est posée pour la diplomatie chinoise, symbolisée par l’image du loup combattant, une course d’émulation entre diplomates pour se montrer le plus agressif et ainsi "briller pour la patrie" (为国发光, weiguo faguang). 

 La Chine connaît un abîme d’impopularité chez ses voisins et dans les démocraties occidentales. 

La Chine connaît un abîme d’impopularité chez ses voisins et dans les démocraties occidentales. Les contre-offensives qu’elle suscite, son isolement croissant en dehors d’un front du refus à la fois anti-démocratique et anti-occidental, font parfois l’objet de regrets, certes prudents, dans la sphère d’expertise chinoise des relations internationales : une rumeur veut que Xi soit aujourd’hui excédé par les spécialistes des États-Unis.

Mais s’agit-il des intellectuels publics qui depuis 2008 annoncent le déclin américain, à commencer par le membre du Bureau politique Wang Huning, ou de spécialistes chinois reconnus qui estiment que l’Amérique est là pour rester longtemps encore ? Quant au virage à 180 degrés qui frappe les grandes plateformes digitales chinoises, naguère portées aux nues et censées incarner l’avenir de la mondialisation à la chinoise, nombreux sont ceux qui se demandent quand le régime et son chef s’apercevront qu’ils sont en train de saper un des plus grands atouts de la Chine dans la mondialisation - avec les seules entreprises dans ce domaine capables de rivaliser en taille avec celles des États-Unis. Peut-être en va-t-il de même pour la politique "zéro Covid" adoptée en février 2020 après des errements initiaux, et appliquée depuis lors. Que ce soit la contagiosité extrême du variant Omicron qui y mette fin, ou que les contraintes humaines extrêmes et l’interruption des flux humains internationaux finissent par excéder ce "quoi qu’il en coûte" chinois, elle porte la signature unique d’un pouvoir personnel résolu et sans limites. Tout comme la politique d’incarcération d’une partie de la population du Xinjiang.

Le "cycle Xi Jinping", c’est-à-dire la succession des mobilisations autour d’un grand slogan ou d’une grande initiative frénétiquement repris par la masse des cadres de l’appareil, excède l’échelle des cycles habituels du PCC depuis 1978 - qu’il s’agisse des alternances passées de relâchement et de reprise en main ( 放收, fang-shou) dans de nombreux domaines, ou des stop and go de la politique économique, en particulier dans le domaine du crédit. Reconnaissons que Xi ne pratique guère la marche arrière dans le domaine de la coercition politique. Mais l’action de Xi Jinping comporte aussi des correctifs soudains.

Reconnaissons que Xi ne pratique guère la marche arrière dans le domaine de la coercition politique. Mais l’action de Xi Jinping comporte aussi des correctifs soudains.

Il en va de la politique énergétique - le combat engagé contre les producteurs de charbon début 2021 a été remis à plus tard en cours d’année. Après la mise en cause des véhicules offshore permettant d’investir dans de grandes entreprises chinoises depuis l’étranger - les fameux VIE ou variable interest entities - ceux-ci viennent de sortir de l’insécurité juridique en étant explicitement soumis à la réglementation chinoise, qui par là-même leur donne un statut légal. Au même moment - le jour de Noël - et dans un tout autre ordre, Chen Quanguo, le secrétaire du PCC du Xinjiang sous sanctions américaines pour son rôle dans l’univers carcéral de la région, perd ses fonctions sans qu’une autre affectation soit annoncée. Il est remplacé par un dirigeant dont le parcours illustre une autre facette du Xinjiang sous Xi : une région test pour la gouvernance digitale.
 
2022 est l’équivalent pour le Parti communiste chinois d’une année électorale, puisqu’elle aboutira à l’automne sur son 20ème Congrès. Né en 1953, Xi atteint l’âge coutumier qui s’applique aux autres dirigeants, à ceci près qu’il a été officiellement reconnu que des exceptions pouvaient être faites, et bien sûr que la limite de deux mandats de cinq ans à la tête de l’État a été abolie.

Le culte de Xi a atteint ce qui semble être son apogée, et il n’est plus envisageable qu’il cède le pouvoir.

Le culte de Xi a atteint ce qui semble être son apogée, et il n’est plus envisageable qu’il cède le pouvoir. Tout au plus pourrait-il préparer une apparente succession en concentrant ses fonctions sur un poste reconstitué de président du Parti - zhuxi, le titre même qui fut celui de Mao. Mais à vrai dire, ni Mao ni même Deng n’avaient porté chance à ceux qui semblaient en position pour leur succéder. 

Celui qui était souvent cité pour incarner après Xi le dirigeant de la "sixième génération", Sun Zhengcai, a été condamné à la prison à vie pour corruption en 2018. L’autre cadre alors cité, Hu Chunhua, a brillé par sa discrétion depuis une décennie.

En 2017, Xi a renforcé sa position au sein du Bureau politique. Au sein du Comité permanent de celui-ci, deux réformateurs démontrés existent : le premier ministre Li Keqiang, et Wang Yang, aujourd’hui président de la Conférence consultative politique du peuple chinois. L’influence du premier est moins mesurable que celle de tous ses prédécesseurs, et Wang Yang n’a pas pris de position réformiste connue depuis 2012. L’armée, à la fois épurée et budgétairement choyée, est une composante importante du programme de Xi, mais est bien moins représentée dans les instances politiques que par le passé.
 
Il reste donc les expressions occasionnelles de mécontentement, ou supposées telles. En mars 2021, l’ancien premier ministre Wen Jiabao souhaite - dans un éloge funèbre de sa mère publié à Macao ! - que la Chine soit "un pays de justice et d’équité". C’est peu, mais déjà suffisant pour que la Chine en bloque toute mention. Au demeurant l’écrit de Wen est aussi un plaidoyer - évoquant sa frugalité, et se décrivant comme un retraité au chevet de sa mère. Au cours de la même année, des cercles économiques et surtout financiers évoquent la permanence des "lois de l’économie", en particulier pour s’opposer aux positions en nombre croissant en faveur de l’autosuffisance, ou parfois à un tournant énergétique qui se fonde sur la production et non sur le marché de l’énergie. En décembre 2021, après l’adoption d’une résolution sur l’histoire du PCC (la troisième depuis sa fondation), un des articles publiés dans le Quotidien du Peuple par le directeur du centre d’histoire du Parti étonne par la place centrale qu’il accorde à Deng Xiaoping et à l’ouverture : les mots restent ceux que prononce aussi Xi, mais les proportions changent cette fois-là. Après des années de bons et loyaux services comme agitateur nationaliste à la tête du Global Times, Hu Xijin est mis à la retraite le même mois : cela suit une expression rarissime de Hu contre un excès nationaliste, en l’occurrence une comparaison ironique entre les lancements chinois de fusées et les incinérations de masse indiennes suite au Covid, comparaison diffusée sur le site de la Commission des Affaires politiques et légales du PCC ! On peut aussi se demander comment une tenniswoman longtemps starifiée comme Peng Shuai a cru possible de dénoncer un ancien membre du Bureau politique et vice-premier ministre, avant de se rétracter. En tout état de cause, Zhang Gaoli est considéré comme proche de Jiang Zemin, l’ancien président qui, à 95 ans, fait encore figure pour certains de recours syndical contre le pouvoir personnel de Xi…

Au fond, le plus sûr indicateur de ces mécontentements au sein de l’élite politique, ce ne sont pas ces soupirs occasionnels, mais la virulence même avec laquelle Xi Jinping place la "lutte" sous toutes ses formes au cœur de son action, et dénonce les corrompus et les tièdes. Ce climat de mobilisation permanente est lourd de menaces, tout comme l’omniprésence de la Commission d’inspection et de discipline du Parti, avec ses détentions arbitraires. Il est vrai - et c’est peut-être à mettre en rapport avec la préparation du 20ème Congrès, que la Commission s’attaque plutôt aujourd’hui aux "mouches" qu’aux "tigres", c’est-à-dire à la masse des cadres moyens et subalternes plutôt qu’aux dirigeants.

Ce climat de mobilisation permanente est lourd de menaces, tout comme l’omniprésence de la Commission d’inspection et de discipline du Parti, avec ses détentions arbitraires.

Bien sûr, une surprise n’est jamais exclue. La politique "zéro Covid" et son caractère inflexible sont directement identifiés à Xi Jinping. Avec le retour de contaminations et les confinements brutaux qu’il entraîne, elle déprime de nouveau l’activité économique. Même avec des frontières aériennes fermées, il paraît inimaginable que le variant Omicron épargne la Chine, où les taux de vaccination sont de l’ordre des deux tiers de la population, et où le vaccin Sinovac s’avère peu efficace. Un retour du Covid parti de Wuhan voici plus de deux ans est sans doute le plus grand adversaire de Xi Jinping à ce jour.
 
Osons toutefois un pronostic. Xi combine l’inflexibilité politique, une foi dans la capacité de la technologie et de l’organisation à résoudre tous les problèmes, et un pragmatisme ou un opportunisme tactique avéré et même parfois revendiqué. Qui a vraiment compris comment, en 2012, il avait rallié les tenants de l’équipe plus libérale Hu Jintao-Wen Jiabao en les aidant à destituer Bo Xilai, composé ensuite avec Jiang Zemin pour abattre Zhou Yongkang, avant de marginaliser durablement les premiers et d’éroder progressivement la clientèle de Jiang Zemin, d’abord au sein de l’armée, puis dans le Parti. Comme Mao, Xi s’y connaît en matière de journée des dupes. Comme Mao, il sait maintenir dans certaines occasions une indéchiffrabilité politique. On pense à Mao lançant à un an d’intervalle la campagne des Cent Fleurs puis le mouvement Anti-droitier contre celle-ci ; ou mieux encore, Mao recevant en juillet 1968 une délégation de Gardes Rouges venus se plaindre d’une "main noire" droitière retenant leurs efforts, et leur révélant : "la main noire, c’est moi". Rapportée par diverses sources, l’anecdote figure dans un compte-rendu officieux. Xi Jinping a parlé du caractère formateur des luttes de la Révolution culturelle - et ses positions sur celle-ci sont scrutées avec anxiété en Chine.
 
En cette année "électorale" qui doit pérenniser le pouvoir personnel de Xi, il y a fort à parier qu’il saura louvoyer, menacer ou neutraliser les opposants potentiels, et suggérer les éléments de plusieurs lignes politiques sans pour autant s’y identifier. Pour quelques mois, nous allons voir un Xi Jinping plus ambigu qu’au cours des dernières années. Et parmi ceux qui en Chine croient encore des débats de ligne possibles, chacun essaiera d’y trouver ce qui permet de soutenir la sienne. 

 

Copyright : WANG Zhao / AFP

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