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30/03/2022

Sommet UE-Chine : en quête d’un rôle pour la Chine dans la guerre menée par Poutine

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Sommet UE-Chine : en quête d’un rôle pour la Chine dans la guerre menée par Poutine
 Mathieu Duchâtel
Auteur
Directeur des Études Internationales et Expert Résident
 Angela Stanzel
Auteur
Chargée d'études Asie au German Institute for International and Security Affairs
 Justyna Szczudlik
Auteur
Chef adjointe de recherche et analyste sur la Chine au PISM

Le soutien tacite de la Chine à la Russie dans le cadre de l'invasion de l'Ukraine rend particulièrement complexe la préparation du sommet UE-Chine, qui doit se tenir le 1er avril. L’Union européenne n'aurait-elle pas tout simplement gagné à annuler le sommet et à concentrer son énergie, en matière de politique étrangère, sur la collaboration avec des partenaires plus constructifs ? Au contraire, Bruxelles est déterminée à explorer la possibilité d'un rôle diplomatique de la Chine, même si l’objectif semble encore incertain : un cessez-le-feu, une résolution politique ou des "pourparlers de paix", comme y a fait allusion Wang Yi, le ministre des Affaires étrangères chinois. Le  Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères Joseph Borrell est allé jusqu’à envisager une médiation chinoise, déclarant que "ce doit être la Chine, j'en suis convaincu".

Une médiation chinoise est hautement improbable. Dans la perspective du sommet, plutôt que de privilégier la voie d'une médiation, l'UE devrait définir des objectifs clairs quant à la forme que pourrait prendre une déclaration politique conjointe avec la Chine sur la guerre en Ukraine. À défaut d'une déclaration commune - un objectif très improbable en l’état actuel des relations entre l'UE et la Chine - l'UE devrait chercher à infléchir le langage diplomatique chinois concernant l'invasion russe. Les sept points ci-dessous, classés par ordre de faisabilité, constituent des suggestions d'objectifs pour la diplomatie UE-Chine :

  • La Chine devrait exercer son influence sur la Russie pour encourager un cessez-le-feu immédiat. La Chine devrait faire pression pour que les couloirs humanitaires soient respectés.
     
  • La Chine devrait condamner explicitement le recours à la violence contre des cibles civiles, comme elle l'a fait pendant les guerres en Irak et en Afghanistan.
     
  • La Chine devrait déclarer que l'Ukraine a des intérêts légitimes en matière de sécurité et un droit à l’autodéfense.
     
  • La Chine devrait déclarer qu'elle respecte la souveraineté, l'indépendance et l'intégrité territoriale de l’Ukraine.
     
  • La Chine devrait annoncer une augmentation conséquente de l'aide humanitaire à l'Ukraine. Actuellement, la contribution de la Chine (environ 2,1 millions d'euros) est minime par rapport à celle d'autres pays (l'UE étant elle à 500 millions d'euros) et ne correspond pas au poids économique de la Chine.
     
  • La Chine devrait déclarer qu'elle n'a pas l'intention de contester l'architecture de sécurité européenne ou de soutenir l'approche révisionniste de la Russie à l'égard de celle-ci.
     
  • La Chine devrait reconnaître que la "situation en Ukraine" est une guerre d'agression russe, et non une opération militaire spéciale.

Ces objectifs sont à l'évidence très ambitieux. La question est de savoir si la Chine pourrait accepter certains de ces infléchissements sans chercher à obtenir des concessions européennes symétriques sur d'autres dossiers. En favorisant ses propres intérêts nationaux, il existe au moins trois facteurs qui pourraient conduire la Chine à réorienter sa position actuelle en faveur de la résistance ukrainienne :

  • La Chine a intérêt à maintenir son accès au marché européen, son premier marché d'exportation. Pour l’instant, cet accès n'est pas menacé, mais si la Chine devait passer d'un soutien tacite à un soutien matériel à la Russie, les relations UE-Chine se détérioreraient considérablement. Il s’agit d’un risque que la Chine peut considérer comme conséquent, surtout en cette période où elle traverse un ralentissement économique.
     
  • La Chine a intérêt à prévenir une forte unité transatlantique sur le dossier chinois. L'invasion russe de l'Ukraine a donné un nouveau souffle à l'OTAN en tant que fondement du maintient de la paix et de la sécurité en Europe. Dans le même temps, l'Europe centrale s'appuie fortement sur les États-Unis (dans l'espoir d'une présence militaire américaine accrue dans la région) et se méfie de plus en plus de la Chine. Étant donné que le format 16+1 (groupe de coopération entre la Chine et l'Europe centrale) est sur la voie d'une décomposition lente ou soudaine, la Chine pourrait conclure que le sommet UE-Chine est le moment idéal pour envoyer un signal politique aux Européens, et prévenir ainsi le risque d’une méfiance accrue vis-à-vis de sa puissance.
     
  • Avec les "Routes de la Soie", la Chine a montré son ambition de prendre la tête du monde émergent. 141 pays ont voté lors de l’Assemblée Générale de l’ONU en faveur de la résolution dénonçant la guerre d'agression contre l'Ukraine. Par conséquent, on peut espérer, de manière sans-doute optimiste, que Pékin se retrouve confrontée à des considérations de réputation au-delà de l'Occident, ou que la Chine puisse chercher à se positionner en tant qu’autorité morale.

Toutefois, les États sont souverains dans la détermination de leurs intérêts, et opèrent dans leurs propres cadres normatifs. Par conséquent, les efforts des experts de politique étrangère visant à anticiper et prédire ce soi-disant "calcul rationnel" de la Chine ne sont pas forcément fiables. Malgré tout, la position chinoise ne présente que peu d’ambiguïté. Le compte rendu chinois de l'appel vidéo entre Xi Jinping et Joe Biden mentionne le terme "guerre" (早日停火止战), aborde pour la première fois les préoccupations sécuritaires des Ukrainiens - et non des seuls Russes (化解俄乌双方的安全忧虑) -, et comprend un appel à éviter les pertes civiles (避免平民伤亡). De plus, un paragraphe assez long sur l'économie signale que la Chine est préoccupée par les conséquences de la guerre, et notamment par les sanctions décidées. En outre, Xi Jinping a souligné la position de longue date de la Chine qui consiste à "s'opposer aux guerres" (中方历来主张和平,反对战争). Par rapport au récit dominant dans les médias chinois - provenant d'intellectuels publics de premier plan, et jusqu'au Vice-ministre des Affaires étrangères Le Yucheng qui attribue largement la responsabilité de la guerre à l’expansion de l’OTAN - il s’agit d’une version édulcorée.

La saturation de l'espace d'information chinois par des récits pro-russes est extrêmement inquiétante et ne présage pas forcément un rôle constructif de la Chine. 

Depuis cet appel vidéo entre les deux dirigeants, ces formulations tempérées ont été reprises dans les dernières conférences de presse et les communiqués du Ministère des Affaires Étrangères. Mais lors de son entretien avec Sergei Lavrov, Wang Yi a de nouveau fait pencher la balance du côté d’un soutien univoque aux intérêts russes. En outre, plus généralement la saturation de l'espace d'information chinois par des récits pro-russes est extrêmement inquiétante et ne présage pas forcément un rôle constructif de la Chine. Cela va de la désignation de l'expansion de l'OTAN comme le principal responsable de la guerre - ce qui constitue une justification de l'agression de la Russie - aux campagnes de désinformation concernant les installations américaines de guerre biologique et chimique. En bref, la machine de propagande chinoise suit une pente dangereuse.

Quelle peut être l'ampleur du décalage entre propagande et actes politiques ? Mao Zedong a démontré que la propagande anti-américaine pouvait être soudainement abandonnée lorsqu'un avantage stratégique plus important devenait accessible. Dans le contexte radicalement différent de la scission sino-soviétique, la Chine avait fermement condamné les agressions extérieures de l’URSS. En 1979, par exemple, les dirigeants chinois avaient condamné le coup d'État soviétique et son renforcement militaire en Afghanistan, le qualifiant de pire aggravation de l'expansionnisme soviétique depuis plus d'une décennie. Plus encore, en 1968 lors de la répression du Printemps de Prague, la Chine avait accusé l'Union soviétique d'un "crime monstrueux", comparant cette invasion à l'annexion de la Tchécoslovaquie par Hitler.

Les deux objectifs stratégiques chinois justifiant d’un soutien à la Russie resteront certainement inchangés : réviser l'ordre mondial existant dominé par l'Occident, et maximiser les chances de survie de son régime autoritaire. Pour Xi Jinping, prendre ses distances avec Poutine et leur déclaration commune du 4 février n'est pourtant pas une tâche aisée. Mais Pékin pourrait néanmoins envisager un ajustement tactique de sa politique russe. Les changements pourraient être modestes. Ils pourraient simplement se contenter d’atténuer la propagande pro-russe et de peser le pour et le contre d’un soutien matériel à Moscou. Face à la couverture médiatique des horreurs causées par les bombardements de l'Ukraine et des assassinats de civils par les troupes russes, Pékin est confrontée à une pression mondiale sans précédent. L’unité dans la détermination occidentale à découpler son économie de la Russie pourrait également amener Pékin à repenser sa position vis-à-vis de l'invasion menée par Poutine, dans le but de sauver la face.

Alors que les diplomates européens tentent d'infléchir le discours politique chinois sur l'invasion de l'Ukraine, ils pourraient être confrontés à des demandes chinoises de concessions réciproques - lors du sommet ou sur le plus long terme. Jusqu'à présent, cela n'a pas été mis en évidence dans la diplomatie chinoise envers l'Europe à l'approche du sommet. Dans les faits, Pékin semble chercher à mettre la relation UE-Chine sur une trajectoire constructive, sans pour autant considérer l'Ukraine comme la priorité absolue à aborder avec l'UE. Mais les intérêts réels de la Chine sont connus et peuvent surgir à tout moment lors des discussions : changement de nom du bureau de représentation de Taïwan en Lituanie, ratification de l'accord global sur les investissements, fin de la réorientation progressive de l'Europe vers l'Indo-Pacifique.

Pékin semble chercher à mettre la relation UE-Chine sur une trajectoire constructive, sans pour autant considérer l'Ukraine comme la priorité absolue à aborder avec l'UE.

En préparation du sommet, il est vital que l'Europe s'engage dans une coordination étroite avec l'Ukraine, mais aussi avec les États-Unis et le Japon, afin de faire comprendre qu'un rôle constructif de la Chine implique le rétablissement des bases de la confiance politique, plutôt qu'une offre transactionnelle.

L'invasion de l'Ukraine souligne combien il est important que la conduite des relations EU-Chine cesse de trop s'appuyer sur le tandem franco-allemand. La discussion Macron/Scholz/Xi offre un format diplomatique inadéquat pour arrêter la guerre. Le fait que Xi Jinping ait rassuré les dirigeants français et allemand n'a pas permis de convaincre le reste de l'Europe. C'est l'occasion de faire revivre le format Weimar, le Triangle offrant un lien politique entre les parties occidentale et orientale de l'Union. Ce format trilatéral a un rôle politique important à jouer, notamment pour faire face à l'afflux de réfugiés ukrainiens dans l'UE. Il pourrait constituer un canal de haut niveau pour aborder la menace sécuritaire sérieuse que représente la Russie pour l'UE et l'OTAN (notamment en ce qui concerne l'article 5), ainsi que le soutien tacite de la Chine à l'invasion de l'Ukraine. Il convient de rappeler que le Triangle de Weimar a déjà été actif en Ukraine : en 2014, les responsables des trois ministères des affaires étrangères respectifs se sont réunis pour une mission conjointe. Il est fondamental que la France et l'Allemagne reconnaissent le poids politique décisif de la Pologne sur le front oriental de l'Europe. À l'inverse, la Chine gagnerait à être directement confrontée au sentiment perceptible de la menace ressentie par les pays risquant d'être touchés par les frappes russes dans le cadre du maintien de la paix sur le continent européen. En s’intégrant dans le format Weimar, la Chine développerait une compréhension beaucoup plus équilibrée et précise des perceptions européennes.

Il semble peu probable que la Chine joue un rôle constructif dans la guerre en Ukraine. Cependant, il est impératif que les Européens utilisent tous les canaux diplomatiques disponibles pour faire comprendre à la Chine qu’un soutien accru à l’invasion russe provoquerait une sérieuse détérioration des liens entre l’UE et la Chine, et pour tenter de faire évoluer la position chinoise en faveur d’un soutien pour la paix et la défense de la souveraineté ukrainienne.

 

 

Copyright : Alexander Zemlianichenko / POOL / AFP

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