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09/04/2021

Santé mentale : les jeunes face à la crise

Trois questions au Pr. Marion Leboyer

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Santé mentale : les jeunes face à la crise
 Marion Leboyer
Responsable du pôle de Psychiatrie des hôpitaux universitaires Henri Mondor, directrice de la Fondation FondaMental

Précarisés, isolés, en proie à des parcours scolaires ou universitaires chaotiques et à un marché du travail contracté, les jeunes subissent de plein fouet les effets de la crise sanitaire et montrent des signes de grande vulnérabilité psychologique. Depuis plusieurs mois, de nombreuses voix s’élèvent pour alerter sur les effets délétères de la pandémie sur leur santé mentale. À l’heure où les pouvoirs publics multiplient les annonces sur le sujet (Assises de la psychiatrie, chèques-psy…), nous consacrons une série de billets sur les jeunes face à cette "vague psychiatrique".

Nous débutons cette série avec le Pr Marion Leboyer, psychiatre, PU-PH, responsable du pôle de psychiatrie des Hôpitaux universitaires Henri Mondor à Créteil et directrice de la Fondation FondaMental, qui décrypte pour nous les impacts de la crise sur la santé mentale des 18-24 ans. 

L’enquête d’Ipsos réalisée en décembre 2020 pour la Fondation FondaMental rend compte d’une dégradation de la santé mentale des Français et d’une persistance des préjugés sur les maladies mentales. Quels en sont les grands enseignements ?

C’est la troisième enquête de ce genre que nous conduisons pour mesurer la perception que les Français ont de leur santé mentale et des troubles psychiatriques en général. Au regard du contexte sanitaire, nous avons souhaité, cette fois, compléter cette approche sur les représentations d’une mesure objective de la prévalence de l’anxiété généralisée et des symptômes dépressifs. Les résultats sont préoccupants sur tous les fronts et mettent en exergue trois catégories de la population particulièrement vulnérables : les jeunes, les femmes et les plus précaires.

91 % des Français pensent que la pandémie aura des conséquences sur la santé mentale des population 

La situation s’est dégradée depuis 2014, date de notre précédent baromètre. En effet, 1 Français sur 5 (21 %) se déclare personnellement concerné par un problème de santé mentale, ce qui représente une augmentation de 8 points par rapport à 2014. De même, une très large majorité des Français considère que la crise sanitaire aura des conséquences négatives sur leur santé mentale (50 %), celle de leurs proches (60 %) ou celle des Français en général (91 %). Ces chiffres doivent nous alerter ainsi que la surreprésentation des jeunes de 18-24 ans, des femmes et des populations en situation de fragilité économique.

47 % des 22-24 ans avec un trouble anxieux généralisé 

Dès juin 2020, nous avons lancé l’alerte en invitant les décideurs à se préparer à la "3e vague psychiatrique" du Covid-19. Nous nous fondions alors sur les enseignements scientifiques tirés des précédentes pandémies comme le SRAS et H1N1 et des retours d’expérience des autres pays touchés par le Covid-19, au premier rang desquels la Chine, l’Italie ou les États-Unis.

Près d’1 Français sur 3 a une suspicion de trouble anxieux généralisé. Ces chiffres sont d’autant plus préoccupants que les maladies mentales sont mal connues et perçues. 

Les résultats de notre enquête confirment nos prévisions comme nos inquiétudes. Nous avons en effet cherché, au-delà des perceptions, à mesurer objectivement l’intensité des symptômes anxieux et dépressifs à travers la passation de deux questionnaires largement validés (le GAD7 pour la mesure de l’anxiété et le PHQ9 pour la mesure des symptômes dépressifs). Il en ressort que près d’1 Français sur 3 (31 %) a une suspicion de trouble anxieux généralisé. Ces chiffres s’élèvent à 47 % chez les jeunes de 22-24 ans et à 40 % chez les femmes !

De même, une majorité de Français s’est sentie sans énergie (69 %), a éprouvé des difficultés pour dormir et trouver le sommeil (65 %), s’est sentie triste ou déprimée (58 %) ou a éprouvé peu de plaisir à faire les choses (53 %). 

Ces chiffres sont d’autant plus préoccupants que les maladies mentales sont mal connues et perçues, à tort, comme des maladies à part. Ainsi, la dépression n’est considérée comme une maladie comme les autres que par 43 % des Français, la schizophrénie par 24 % et l’autisme par 31 %. À bien des égards, les préjugés, les idées reçues et, pour dire les choses telles qu’elles sont, les contre-vérités, aussi inacceptables qu’insupportables pour les patients, leurs proches et la communauté des soignants, n’ont pas reculé.

Ce constat rappelle que la déstigmatisation des maladies mentales - et donc des personnes qui en sont atteintes - est un préalable à leur bonne prise en charge. Et c’est pour cela qu'il faut absolument former et informer, afin d’en finir avec les idées reçues.

La situation des jeunes Français est particulièrement alarmante. Peut-on parler d’une exception française ?

La situation des jeunes Français est sans conteste un immense sujet de préoccupation mais elle n’est pas exceptionnelle en tant que telle. Les résultats des études conduites en Chine, aux USA ou en Italie donnent toutes entre 30 % et 40 % de jeunes souffrant de stress post-traumatique ou d’anxiété généralisée. En revanche, le décalage entre le besoin connu et les solutions proposées est, lui, particulièrement important dans notre pays.

Comment ne pas être inquiet quand 66 % des 18-24 ans déclarent avoir des difficultés à travailler, à interagir avec leur famille ou avec leur entourage, contre 53 % en population générale, et que 61 % de ces mêmes jeunes pensent que le Covid-19 va avoir des conséquences négatives sur leur santé mentale, contre 50 % en moyenne au niveau de la population générale ?

Dans le contexte de crise sanitaire que nous traversons, les jeunes sont particulièrement exposés : isolés, sans repères, ils cumulent les difficultés au quotidien et l’inquiétude pour leur santé et celle de leurs proches, pour la valeur de leur diplôme et la situation du marché de l’emploi. En tant que psychiatre, je sais aussi qu’il nous faut relever le défi du recours précoce aux soins pour éviter que l’altération de la santé mentale des jeunes ne s’inscrive dans la durée. Le repérage et la prise en charge précoce sont des éléments clés de la solution et l’entrée dans le parcours de soins doit être facilitée et accompagnée pour éviter le risque d’errance diagnostique et thérapeutique.

Les jeunes cumulent les difficultés au quotidien et l’inquiétude pour leur santé et celle de leurs proches, pour la valeur de leur diplôme et la situation du marché de l’emploi.

On ne pourra faire abstraction d’un effort massif d’information et de communication sur les maladies, leur prévalence et les prises en charge existantes dont certaines sont très innovantes. Il faut sortir la psychiatrie de l’ombre, montrer ses réussites.

Sur quels leviers agir pour répondre au mieux aux besoins de prise en charge des jeunes ?

Même si la question des jeunes est particulièrement urgente, je pense qu’il est impératif d’avoir une réflexion globale pour relever les défis de la prise en charge.

Depuis des années, de très nombreux rapports font le même constat : la psychiatrie est le parent pauvre de notre politique de santé. On ne peut pas transformer une discipline et changer les pratiques sans vision stratégique forte. Pour transformer les prises en charge en psychiatrie, il faut investir dans la psychiatrie, lui donner les moyens d’écrire son avenir, en repensant son organisation, ses interactions avec les autres disciplines, en soutenant la recherche et l’innovation... Matignon de la psychiatrie, plan Marshall, plan d’urgence…, les noms changent mais le contenu est le même.

La psychiatrie a besoin d’une gouvernance plus stratégique, interministérielle et pluriannuelle dans ses quatre dimensions que sont la recherche, le soin, la formation et l’information. C’était le sens d’une de nos recommandations dans l’ouvrage Psychiatrie, l’état d’urgence, paru en 2018.

Pour conduire un tel chantier, nous avons besoin d’une volonté politique forte, au plus haut niveau comme ça a été le cas pour la sécurité routière, le cancer ou la maladie d’Alzheimer. Nous avons besoin d’une politique de santé publique ambitieuse, inscrite dans la durée et marquée de l’indispensable pluridisciplinarité sans laquelle la psychiatrie restera à part, à côté, et en fait hors du champ des politiques publiques.

 

Copyright : LOIC VENANCE / AFP

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