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06/04/2021

Revue de presse internationale #9 : Comment interpréter "l’offensive de charme" de la Turquie ?

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Revue de presse internationale #9 : Comment interpréter
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Chaque semaine, l’Institut Montaigne propose sa revue de presse internationale avec son chroniqueur Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères au Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, qui scrute le traitement par les experts et les médias internationaux de l’actualité géopolitique mondiale. Cette semaine, il s’intéresse à la manière dont peuvent être interprétés les messages contradictoires adressés ces derniers temps par la Turquie.

Lors du récent congrès du Parti de la justice et du développement (ou AKP), Erdoğan a marqué son intention d’élargir le cercle des "États amis" de la Turquie et de rétablir les liens distendus avec de nombreux partenaires, occidentaux et arabes - volonté de désescalade qui répond aussi à des raisons de politique intérieure.

Redynamiser la coopération avec les États-Unis en Syrie et en Afghanistan

La "rhétorique de confrontation" dans les rapports entre la Turquie et l’Occident, qui avait atteint son apogée à la fin de l'année dernière, s'est atténuée, note le commentateur russe Andreï Issaev. Le Président turc souligne désormais la solidité des liens unissant son pays aux États-Unis, qui font que, "malgré les désaccords qui peuvent survenir, notre partenariat a pu surmonter jusqu’à présent toutes les difficultés". L’absence d'empressement du Président Biden à établir le contact a conduit Erdoğan à prendre l'initiative et à publier une tribune invitant Washington et ses partenaires européens à unir leurs efforts en Syrie contre le régime de Bachar el-Assad et les "terroristes" kurdes. Cet appel au "regime change" a suscité une vive réaction de Moscou, souligne Fehim Tastekin, l’armée russe a tiré des missiles dans les zones du nord de la Syrie sous contrôle turc - frappes qui témoignent, selon Alexandre Choumiline, d'une "absence de réflexion stratégique qui risque de pousser la Turquie dans les bras des Européens et de J. Biden" - et qui a entraîné une convocation de l’ambassadeur de Russie à Ankara le 22 mars, un an après les affrontements meurtriers à Idlib, qui avaient mis à l'épreuve le partenariat russo-turc en Syrie. "Opposition armée" ("Armée nationale syrienne"), soutenue par Ankara, ne peut aujourd’hui gagner la sympathie des Occidentaux, estime Fehim Tastekin, le partenariat russo-turc à Idlib et à Alep est dans une impasse, la question est de savoir si la Russie va désormais dissuader l’armée syrienne de reconquérir les territoires qui échappent à son contrôle, alors qu’Erdoğan se livre à des ouvertures en direction de l’Occident, selon cet expert. 

La "rhétorique de confrontation" dans les rapports entre la Turquie et l’Occident, qui avait atteint son apogée à la fin de l'année dernière, s'est atténuée. 

La première rencontre du secrétaire d’État Blinken avec son homologue turc, en marge d’une réunion ministérielle de l’OTAN, n’a pas permis de progrès sur le contentieux au sujet des systèmes S-400 acquis par la Turquie, la formule de compromis proposée par le Ministre de la Défense turc de ne pas mettre en service les missiles russes a été jugée insuffisante pour Washington, ce qui a contraint le porte-parole du Président turc à évoquer un malentendu. 

Mais la pression des États-Unis sur la Turquie est susceptible de s’accentuer dans les semaines à venir, note Amberin Zaman, avec la possible reconnaissance du génocide arménien le 24 avril (promesse de campagne de Joe Biden) et des sanctions frappant la banque turque Halbank accusée de contournement des sanctions contre l’Iran. Pour amadouer la diplomatie américaine, Ankara compte sur le dossier afghan, explique Amberin Zaman. Washington a demandé à la Turquie d’accueillir ces prochaines semaines une rencontre inter-afghane pour tenter de finaliser un accord de paix entre le gouvernement de Kaboul et les Talibans et, selon cette experte de la Turquie, Ankara espère en retour des concessions de la part des États-Unis sur les sujets sensibles que sont les S-400 et Halbank.  

Renouer le dialogue avec l’Égypte 

Autre domaine dans lequel on observe un mouvement, les relations de la Turquie avec l’Égypte, gelées depuis le renversement en 2013 de Mohamed Morsi. Les autorités d’Ankara multiplient les signaux marquant leur volonté de prendre langue avec le régime du maréchal Sissi. Le Ministre turc des Affaires étrangères a rencontré son homologue égyptien en marge de conférences internationales, souligné que la coopération entre services de renseignements n’avait jamais été interrompue et salué le fait que le Caire avait pris en compte les droits de la Turquie en signant un accord de démarcation des zones maritimes avec la Grèce et Chypre. Ces déclarations ont créé un certain trouble à Athènes, relève le think-tank israélien INSS, le Président Sissi et le Premier ministre Mitsotakis ont "réaffirmé leur engagement à coopérer" dans différents domaines (énergie, économie, sécurité, défense), les propos de Mevlüt Çavuşoğlu montrent cependant qu’Ankara ne mise plus seulement sur la confrontation et cherche à ébranler le "front anti-turc". Autre signe de cette volonté de rapprochement, la décision du gouvernement turc d’interdire à trois chaînes TV, proches des Frères musulmans, les critiques ouvertes du régime égyptien. Plusieurs facteurs poussent à une normalisation turco-égyptienne, explique l’organisation de surveillance de la presse Middle East Monitor, la défaite du maréchal Haftar, qui conduit l’Égypte à repenser sa stratégie et à rechercher un accommodement avec Ankara en Libye, le rôle important de la Turquie en Syrie, en Irak et dans le Golfe, des relations économiques bilatérales qui continuent à croître, le constat qu’un compromis est nécessaire sur le partage des ressources en Méditerranée orientale et l’arrivée d'une administration Biden, plus critique envers les régimes turc et égyptien, notamment sur la question des droits de l’Homme. Les autorités du Caire n’ont pas directement réagi à ces appels du pied, mais ont officieusement fait savoir que ces signaux devaient s’accompagner de gestes concrets.

Pacifier la relation avec l’Union européenne 

La logique de désescalade s’applique aussi à l’UE, premier partenaire commercial de la Turquie, qui a retiré ses navires de recherche des zones maritimes contestées de Méditerranée orientale et renoué le dialogue avec la Grèce et la France. En amont du conseil européen du 25 mars 2021, note Sabah, quotidien proche du pouvoir turc, le Président Erdoğan s'est entretenu avec les Présidents du Conseil et de la Commission, ainsi qu’avec la chancelière Angela Merkel et le Président Emmanuel Macron.

L’UE est prête à établir des "contacts avec la Turquie [...] dans un certain nombre de domaines d'intérêt commun". 

Dans les conclusions, qu’ils ont adoptées, les chefs d’État et de gouvernement se félicitent de la désescalade intervenue en Méditerranée orientale et de la reprise du dialogue gréco-turc, ils soulignent que l’UE est prête à établir des "contacts avec la Turquie de manière progressive, proportionnée et réversible dans le but de renforcer la coopération dans un certain nombre de domaines d'intérêt commun" dont l’Union douanière, la circulation des personnes et la poursuite du financement pour venir en aide aux réfugiés syriens. Tout en estimant que ces conclusions avaient été écrites "sous l'influence de plusieurs États-membres qui ont une vision étroite et unilatérale des relations UE-Turquie", les autorités turques ont salué ce texte qui "témoigne d’une volonté d’avancer sur la voie d’un agenda positif", rapporte le quotidien turc de langue anglaise Hürriyet Daily News. Le déplacement en Turquie, le 6 avril, de Charles Michel, qui a marqué "l'importance du maintien de l’attitude positive et modérée d'Ankara", et d’Ursula von der Leyen, a pour but de préparer les décisions qui seront prises au conseil européen de juin prochain. 

Promouvoir la coopération avec la Chine en dépit de la question des Ouïgours

C’est aussi le 25 mars que le Ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi était reçu par Erdoğan et Çavuşoğlu. Pour Pékin, cette visite témoigne de l’importance de la Turquie comme acteur de la zone indo-pacifique aussi bien pour contrecarrer les efforts de mobilisation de Washington que pour participer aux "nouvelles routes de la soie", observe le journaliste Metin Gurcan. Ankara mise pour sa part sur le développement de son influence économique en Asie centrale, à la faveur du cessez-le-feu conclu dans le Haut-Karabakh, qui prévoit l’ouverture d’un corridor assurant des liaisons entre la Turquie et cette région. Le dossier afghan fait partie des domaines de coopération, souligne Metin Gurcan, alors que Moscou et Pékin ont récemment proposé la création d’une "plateforme de dialogue sécuritaire" dans cette zone. Trois autres points étaient à l’agenda des entretiens turco-chinois, note le Hürriyet : le cinquantième anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques ; la coopération dans la lutte contre le Covid-19 ; la question ouïgoure. Selon le quotidien turc, Ankara mise sur le potentiel des échanges économiques avec la Chine (20 Mds $), très déséquilibrés en faveur de Pékin

Dans l’immédiat, les autorités turques attendent les livraisons de vaccins chinois (50 millions de doses promises, seulement 15 millions livrées). Sur la répression des Ouïgours, qui mobilisait voici quelques années la diplomatie turque, Ankara a mis depuis 2016 une sourdine à l’expression de ses préoccupations (en 2009, Erdoğan avait imputé à Pékin un "génocide"), même si le Ministre turc des Affaires étrangères a assuré avoir "fait part de notre sensibilité et de nos réflexions" à ses interlocuteurs chinois. Ceux-ci attendent de la Turquie qu’elle ratifie un traité bilatéral d’extradition signé en 2017, mais très critiqué par les défenseurs des droits de l'homme (la communauté ouïgoure réfugiée en Turquie compte plus de 40.000 personnes). Il est vrai que la Chine, qui a acquis Kumport, troisième port turc pour les containers, situé près d’Istanbul, est désormais le deuxième partenaire commercial de la Turquie, remarque la FAZ, et que les flux financiers en provenance de Chine contribuent à stabiliser la livre turque, très affaiblie. En 2019, la banque centrale chinoise avait accordé un crédit d'un milliard de dollars pour soutenir la monnaie turque. Entretemps, les difficultés économiques du pays n’ont fait que croître, la décision du Président turc de limoger, une nouvelle fois, le gouverneur de la banque centrale a accentué les craintes des investisseurs, affaibli la livre, épuisé les réserves de change, alors que l’économie turque est très dépendante des importations.

Quelles sont les raisons de cette "offensive de charme" ?

Ce "moment de modération" dans la politique turque s’explique, moins par la crainte d’une réaction européenne forte que par un durcissement attendu de l’attitude de Washington, estime Günter Seufert, chercheur à l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité (SWP).

 Erdoğan cherche à surmonter l’isolement provoqué par son approche "islamiste et anti-occidentale". 

La diplomatie turque sait utiliser à son profit la rivalité américano-russe - ce fut le cas pendant la présidence Trump - et, lors du conflit au Haut-Karabakh, le Kremlin a considéré la Turquie comme un acteur régional, mais celle-ci a besoin de l’OTAN pour traiter avec la Russie et, dans ce jeu complexe, Ankara tente d’utiliser les S-400 (un système de défense antiaérienne et antimissile mobile russe) pour obtenir des concessions américaines en Syrie, notamment un arrêt du soutien aux Kurdes, explique cet expert de la Turquie. 

En employant une rhétorique conciliante avec l’UE, les États-Unis et au Moyen-Orient, Erdoğan cherche à surmonter l’isolement provoqué par son approche "islamiste et anti-occidentale", estime quant à lui le journaliste de Turkey Pulse Semih Idiz. Cette nouvelle posture - difficile à tenir compte tenu de la base islamiste de l’AKP et de son alliance avec le parti nationaliste MHP - répond à l’érosion du soutien de l’opinion dans un contexte de profonde crise économique et sociale, alors que se profile l’élection présidentielle de 2023. D’après Semih Idiz, l’effort pour renouer avec l’Égypte symbolise l’échec patent de la politique islamiste du Président turc, fondée sur le soutien aux Frères musulmans et aux mouvements islamistes de la région. 

L'institut Clingendael aux Pays-Bas s’interroge aussi sur cette "soudaine offensive de charme" qui suscite le "scepticisme des milieux européens", note-t-il, le sentiment dominant étant que l’objectif est davantage d’améliorer l’image d’Erdoğan en Turquie que de restaurer les relations UE-Turquie. Deux semaines après la présentation d’un nouveau plan de promotion des droits de l’Homme, observe ce think-tank néerlandais, une procédure d’interdiction du parti pro-kurde HDP était initiée devant la Cour constitutionnelle et la Turquie annonçait son retrait de la convention d’Istanbul, destinée à lutter contre les violences faites aux femmes. Le but de cette double stratégie, analyse Hürcan Asli Aksoy (SWP), qui combine "offensive de charme diplomatique", recherche de nouveaux alliés islamistes (le parti de la Félicité) et retour à un agenda conservateur - la conversion de Sainte-Sophie en mosquée en étant le symbole - est de "maintenir coûte que coûte Erdoğan au pouvoir"

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