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22/09/2021

Revue de presse internationale #27 : La "doctrine Biden" - une bonne nouvelle pour le Kremlin ? 

Revue de presse internationale #27 : La
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Le Président des États-Unis a justifié le retrait d’Afghanistan par la nécessité de concentrer les ressources de son pays sur les défis posés par la Chine et la Russie, mais le départ précipité de Kaboul et les orientations dessinées par Joe Biden - interprétés à Moscou comme une atteinte à la crédibilité de l’allié US, la priorité donnée aux problèmes internes et comme l’abandon des velléités de "changer le monde" - ouvrent un espace de dialogue pragmatique avec la Russie. 

Priorité à l’agenda interne et à la Chine

"Nous devons nous concentrer sur les menaces d'aujourd'hui et non d'hier", a marqué Joe Biden pour justifier le retrait de Kaboul. "Nos véritables concurrents stratégiques - Chine et Russie - aimeraient que les États-Unis continuent à consacrer des milliards de dollars à la stabilisation indéfinie de l'Afghanistan", a poursuivi le Président des États-Unis, ajoutant "j'ai toujours été clair sur le fait que les droits de l'homme doivent être au centre, et non à la périphérie, de notre politique étrangère, mais il faut agir, non par des interventions militaires sans fin, mais par notre diplomatie, nos instruments économiques et en nous alliant à d’autres pays". "C'est un tournant dans la politique étrangère américaine", selon Fiodor Loukjanov, dorénavant, "l'Amérique va s'occuper de ses problèmes" et ne va plus tenter de "changer le monde". Autre chercheur russe réputé, Dmitri Trenine estime toutefois que "ce n'est certainement pas la fin des États-Unis comme grande puissance mondiale", pas plus que "cela n'annonce la fin des alliances et des partenariats". D'après le directeur du centre Carnegie de Moscou, la motivation principale est interne, "c'est le succès ou l'échec de la refondation des États-Unis, et non de l'Afghanistan, qui décidera non seulement de l'héritage de l'administration Biden, mais de l'avenir des États-Unis eux-mêmes". 

Fiodor Loukjanov se félicite aussi que Washington ne cherche plus à imposer sa vision. "Derrière la rhétorique alarmiste sur les puissances hostiles (en premier lieu la Russie et la Chine) qui attaquent et sapent le mode de vie américain, se dissimule la crainte que le fossé socio-culturel ne conduise à des changements irréversibles dans la société", affirme le rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs. En insistant sur les valeurs, explique-t-il, Joe Biden poursuit un objectif de cohésion interne, aux États-Unis comme au sein du camp occidental, et de démarcation entre "démocratie et autocratie". Moscou peut se satisfaire des objectifs énoncés par Joe Biden qui ne font qu'élargir l'écart entre "les valeurs traditionnelles de la Russie" et celles du Black lives Matters, pense Vladimir Frolov. Les propos du Président des États-Unis, estime le commentateur de Republic.ru, sont interprétés au Kremlin comme marquant la "fin des tentatives de déstabilisation du monde" et signifiant "moins de problèmes pour la sécurité de la Russie". Autre expert de la Carnegie, Alexandre Baounov dresse un parallèle avec le retrait militaire soviétique d'Afghanistan, intervenu également "dans un contexte de crise interne et de désaffection des citoyens à l'égard de leur État". Le précédent vietnamien fait, lui, l'objet de lectures différentes. Des experts américains comme Dennis Ross et Charles A. Kupchan font observer que le départ chaotique de Saïgon en avril 1975 n'a pas, bien au contraire, marqué le début du déclin des États-Unis, mais leur a permis de se concentrer sur l'URSS et la Chine. Timotée Bordatchev, chercheur au club Valdaï, note que la débâcle vietnamienne a servi de prélude aux accords d'Helsinki, "premier acte d'un drame qui a abouti à la victoire de l'Occident dans la guerre froide", tandis que Vladimir Frolov retient que la défaite des États-Unis en Indochine a conduit Richard Nixon à emprunter la voie de la détente. 

À défaut d’un reset, un dialogue pragmatique entre Moscou et Washington semble à portée

Bien que Joe Biden mette sur le même plan Chine et Russie - il s'agit de rassembler le plus grand nombre de pays, selon Fiodor Loukjanov - Washington accorde la priorité à la Chine par rapport à une Russie plus faible, notent Joshua Shifrinson et Stephen Wertheim. Avec Moscou, Joe Biden espère bâtir une "relation stable et prévisible", pour contrebalancer le poids de Pékin. "La Chine est le principal compétiteur, la Russie le principal perturbateur", résume Dmitri Trenine. Les experts russes relèvent les signes d’un rapprochement. Un reset n'est plus d'actualité, les deux parties "jettent un regard sobre sur l'autre en étant conscientes de ses contraintes", souligne Andreï Souchentsov. Mais les concentrations, au printemps, de troupes russes aux frontières ukrainiennes - que Vladimir Frolov compare à la crise des missiles de Cuba - ont conduit à la reprise, en juillet, du dialogue sur la stabilité stratégique. Andreï Souchentsov recense les points positifs (prolongation de new START) et négatif (V. Poutine qualifié de "tueur" par Joe Biden) de ces derniers mois, séquence conclue en juin par le sommet de Genève.

Avec Moscou, Joe Biden espère bâtir une "relation stable et prévisible", pour contrebalancer le poids de Pékin.

Pour Andreï Souchentsov, on peut penser que "l'amplitude des fluctuations des relations bilatérales va se réduire". "Nous observons, écrit-il, de la part des États-Unis un effort pour sortir les relations bilatérales de la crise permanente et leur conférer une certaine stabilité". Ainsi, relève cet expert, les informations faisant état de nouvelles cyber-attaques depuis le territoire russe n'ont pas dégénéré en crise, les sanctions dans l'affaire Navalny sont demeurées limitées. 

"La nouvelle doctrine de Biden donne à Moscou des raisons de penser que la pression exercée à son encontre va se relâcher sans disparaître complètement", pronostique Vladimir Frolov qui cite aussi la réaction modérée à l'affaire Navalny et l'abandon de nouvelles sanctions à l'encontre de Nord Stream 2. Après le sommet de Genève, la partie russe espère un dialogue élargi sur les questions de cyber-sécurité et son institutionnalisation, afin d'aborder des "sujets difficiles" comme l'utilisation d'internet et l'emploi des technologies numériques dans les systèmes d'armement, Washington étant plus focalisé sur les cyber-attaques. Le "pacte de retenue" informel conclu à Genève semble respecté, d'après Vladimir Frolov, les organisations victimes de cyber-attaques aux États-Unis ont "miraculeusement" reçu les clés de déchiffrement leur permettant de rétablir leurs systèmes. La situation en Afghanistan devrait conduire à la reprise de consultations en matière d'anti-terrorisme, note Vladimir Frolov. Le "délicat échange de prisonniers", décidé par les Présidents Biden et Poutine, qui implique notamment le marchand d'armes Viktor Bout, sera aussi suivi de près. La normalisation du fonctionnement des missions diplomatiques, rendu difficile par des expulsions et la fermeture de consulats, fait exception, puisqu’aucun progrès n'est encore observé, relève Vladimir Frolov. En Russie, le ton à l'égard des États-Unis devrait rester très dur dans l’attente de leur réaction à l'élection de la Douma, précise-t-il. 

En Syrie comme en Ukraine, les États-Unis font preuve de retenue

Les partenaires des États-Unis dans les régions que ceux-ci ne jugent pas d’intérêt vital doivent être conscients que le soutien de Washington est dorénavant conditionnel, avertit Dmitri Trenine. L'Irak et la Syrie, où plusieurs milliers de soldats US restent déployés, viennent à l'esprit, soulignent Joshua Shifrinson et Stephen Wertheim. Nombre d’experts considèrent que l’absence de réaction de Barack Obama à l’emploi d’armes chimiques par le régime syrien a encouragé Vladimir Poutine à recourir à la force en Ukraine. Anciens responsables de l'administration Obama, Dennis Ross et Frederic Hoff mettent en garde contre un retrait, travailler à une alliance en vue d'une transition politique en Syrie permettrait de regagner de la crédibilité perdue en Afghanistan, plaide ce dernier. Les capitales arabes se demandent si la Syrie n'est pas la prochaine sur la liste, observe Neil Quilliam. "L'administration Biden a déjà donné des indications montrant qu'elle était prête à fermer les yeux sur la reprise par les pays du Golfe des relations avec Bachar al Assad", remarque le chercheur de Chatham House. Selon Neil Quilliam, la "débâcle de Kaboul" peut convaincre Joe Biden que mieux vaut conclure un accord avec la Russie - prévoyant la formation d’un gouvernement de transition incluant des représentants de l'opposition et de la société civile - que d'abandonner ses alliés en Syrie. La Jordanie et l'Égypte veulent ramener la Syrie dans le giron arabe et l'éloigner de l'Iran, explique al-Monitor, à preuve l’accord conclu le 8 septembre à Amman par plusieurs pays de la région pour approvisionner le Liban en électricité et en gaz, ces livraisons devant transiter par le territoire syrien. Ce projet contrevient aux sanctions en vigueur contre Damas, mais aurait reçu l'aval de Washington, selon ce site spécialisé.

Le jour de la réunion d'Amman, aux termes d'un accord avec la Russie, les forces syriennes entraient à Deraa mettant fin à un long siège, ce qui ouvre la voie à la mise en œuvre de l'accord sur le transit du gaz égyptien, commente al-Monitor. C'est au lendemain de l'accord sur Deraa que Bachar al Assad a été reçu par Vladimir. Poutine, relève Kommersant. L'avenir de la présence militaire américaine en Irak et au nord-est de la Syrie - "l'un des principaux irritants pour Moscou" - a été abordé, précise le quotidien russe.

La Russie se veut une grande puissance, la Syrie est, avec la Biélorussie, le seul endroit où elle peut effectivement le démontrer.

Quelques jours après le retrait des États-Unis de Kaboul, il faut y voir un signal destiné à montrer qu'à la différence de Washington, Moscou entend défendre ses alliés, explique Alexeï Malachenko, persuadé que "sans la Russie, Bachar ne resterait pas une semaine au pouvoir". La Russie se veut une grande puissance, la Syrie est, avec la Biélorussie, le seul endroit où elle peut effectivement le démontrer, souligne le chercheur de l'IMEMO. Ce déplacement intervient quelques jours après le passage à Damas de l'envoyé spécial du secrétaire général de l'ONU, qui tente de relancer les travaux du comité constitutionnel. Des consultations russo-américaines sur la Syrie sont prévues prochainement à Genève, indique Anton Marsadov qui doivent permettre "d'explorer les limites de ce qui est possible". La Syrie est devenue un "banc d'essai" des relations russo-américaines, analyse Maria Belenkaïa. En témoigne aussi l'accord russo-américain "historique", intervenu cet été au Conseil de sécurité des Nations Unies, sur la poursuite de l'acheminement de l'aide humanitaire, Moscou est prêt à rechercher avec Washington un compromis sur la Syrie, estime cette experte russe. 

Les documents publiés à l'issue de la visite, fin juillet à Washington, du Président Zelensky pourraient laisser penser que "les États-Unis ont réaffirmé leur partenariat, et même une quasi-alliance avec l'Ukraine", écrit Nikolas K. Gvosdev. En réalité, estime-t-il, "la position américaine est habilement formulée pour donner l'impression d'un fort soutien et dissuader la Russie de recourir à de nouvelles actions militaires ou économiques à l'encontre de l'Ukraine", mais elle contient beaucoup d'échappatoires permettant aux États-Unis de ne pas réagir. Sur la question centrale de la sécurité, observe Vladimir Frolov, l'administration Biden veut éviter de se laisser entraîner par Kiev dans une escalade avec la Russie, elle a opté pour une stratégie de "dissuasion passive" et se contente de "mesures symboliques de soutien militaire" à l'Ukraine (assistance de 60 m. $, livraison de missiles Javelin), aucun engagement sur l'adhésion à l'OTAN n'a été pris. Washington esquive les tentatives de Kiev pour l'impliquer au Donbass et sa demande de "modernisation des accords de Minsk", aucun émissaire américain n'a été nommé, les États-Unis misent sur le statu quo, affirme le chroniqueur de Republic.ru. Le soutien déjà acquis est renouvelé, la justesse de la cause ukrainienne dans son conflit avec la Russie sur la Crimée et le Donbass est réaffirmée, rien de plus, relève Konstantin Skorkine. Selon lui, la visite de Volodymyr Zelensky, plusieurs fois reportée, s'est déroulée dans un climat plus fébrile que la venue d’Angela Merkel à Kiev. La Maison blanche a voulu "faire comprendre à Kiev qu'il ne fallait pas surestimer l'importance de l'agenda ukrainien", note l'expert de la Carnegie. 

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