Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
13/07/2021

Revue de presse internationale #23 : Comment parler à Poutine ?

Imprimer
PARTAGER
Revue de presse internationale #23 : Comment parler à Poutine ?
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Chaque semaine, l’Institut Montaigne propose sa revue de presse internationale avec son chroniqueur Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères au Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, qui scrute le traitement par les experts et les médias internationaux de l’actualité géopolitique mondiale. Cette semaine, il revient sur la proposition, restée en suspens, d’Emmanuel Macron et Angela Merkel de tenir un sommet entre l’Union européenne et la Russie.

Le dernier conseil européen a, une nouvelle fois, mis en évidence les dissensions entre les 27 sur l’attitude à adopter envers la Russie, situation que le Kremlin ne manque pas d’exploiter. Dans une tribune à Die Zeit, Vladimir Poutine reprend le thème de "l’Europe de l’Atlantique à l’Oural", mais il s’agit en fait pour Moscou, comme l’écrit le ministre des Affaires étrangères russe Sergey Lavrov, de réduire l’influence occidentale et de créer une "grande Eurasie" dont la Russie serait le centre. 

Poutine s’adresse à l’opinion allemande

Le 22 juin 2021, journée de commémoration du 80ème anniversaire de l'offensive allemande contre l'URSS, Die Zeit a publié une tribune de Poutine, signataire, il y a un an, dans la revue National Interest, d’une longue analyse sur les origines de la seconde guerre mondiale, rappelle le Spiegel. Poutine a fait paraître cinq articles sur ce thème dans lesquels il expose sa version "alternative" de l'histoire, relève Ejednevnyi journal, média indépendant russe, pour qui la tribune de Die Zeit est surtout destinée à alimenter la propagande interne en mettant en exergue sa publication dans un hebdomadaire réputé. Cela dit, le moment est bien choisi, estime la Nezavissimaïa gazeta, en Allemagne la campagne électorale prend son essor, dans les programmes des partis, la Russie n'est pas toujours présentée sous un jour positif, en particulier par la CDU/CSU et les Verts, relève la NG. 

Poutine instrumentalise le sentiment de culpabilité des Allemands, leur anti-américanisme, il cultive le thème d'une Europe souveraine.

Dans les colonnes de Die Zeit, Poutine traite cette fois de la période postérieure à 1989, observe Martin Schulze Wessel, il réitère à l'égard de l'Occident les reproches bien connus mais, bien qu'il dise s'adresser aux Européens, la cible c'est l'Allemagne, dont l'opinion, à droite comme à gauche, est imprégnée d'un sentiment russophile, il s'agit de "renforcer le bilatéralisme germano-russe". Cet article est un "petit chef d'œuvre", qui exploite parfaitement l'état d'esprit des Allemands, estime aussi Ralf Fücks.

Un autre leitmotiv c'est l'incantation au dialogue, "lieu commun" du débat sur la Russie, présenté comme un remède universel, note-t-il, alors qu'en réalité le dialogue est maintenu à tous les niveaux. "Ce sont les autorités russes qui détruisent systématiquement les bases d'un dialogue sérieux, en accentuant sans cesse la pression sur la société civile", accuse l'ancien président de la fondation Heinrich Böll, responsable actuellement du Zentrum Liberale Moderne, organisation déclarée "indésirable" à Moscou. La propagande russe influence, par médias interposés, l'opinion occidentale, le Kremlin coopère avec les populistes de droite et de gauche, il n'est pas admissible que le travail mené avec des partenaires russes soit qualifié d’"ingérence dans les affaires intérieures", estime Ralf Fücks. 

Poutine instrumentalise le sentiment de culpabilité des Allemands, leur anti-américanisme, il cultive le thème d'une Europe souveraine, analyse Leonid Bershidsky. Le Président russe fait subitement retour à la vision gaulliste d'une "Europe de l'Atlantique à l'Oural", note le chroniqueur de Bloomberg, le message implicite étant que les Européens ont plus de choses en commun avec la Russie qu'avec les États-Unis. Cette analyse est partagée par Ralf Fücks, "il s'agit de nous découpler des États-Unis et de substituer à l'ancrage occidental ("Westbindung") une alliance avec Moscou" et, d'après lui, il existe en Allemagne - le "swing state pour détruire l'OTAN" - un "terrain propice allant de l'extrême-gauche à l'extrême-droite". Plusieurs historiens allemands reprochent à Poutine "d'inverser la réalité" en fustigeant une volonté de l'OTAN d'imposer son expansion à l'est, alors que l'initiative de l'adhésion émane des pays d'Europe centrale et orientale, les interventions militaires russes en Géorgie et en Ukraine ne faisant qu'alimenter leurs craintes, souligne Ralf Fücks. En prétendant que l'Ukraine a été placée devant un "choix artificiel - se tourner vers l'Occident ou vers la Russie", Poutine fait fi de la souveraineté du peuple ukrainien, estime Martin Schulze Wessel. C'est, selon l'historien, le problème fondamental de la politique de sécurité russe, qui la contraint à produire des mythes selon lesquels "les changements de la carte politique ne peuvent exprimer la libre volonté des peuples, ils sont la conséquence des machinations de la politique occidentale". 

Merkel et Macron voient leur initiative contestée

La proposition, inattendue, de sommet UE/Russie formulée par Merkel et Macron au conseil européen des 24-25 juin 2021 a mis en évidence les "lignes de fractures au sein de l'Union dès qu'il s'agit de la Russie", note la FAZ. Selon le quotidien, le projet avait germé deux jours auparavant lors du dîner auquel la chancelière avait convié à Berlin le Président français, l'idée étant qu'il ne pouvait être question de s'en remettre aux États-Unis pour aborder avec la Russie des questions concernant le continent européen. Dans l'esprit des deux dirigeants, il ne s'agit ni d'un "reset" ni d'une "récompense" pour Poutine, précise la FAZ. Theo Sommer déplore le rejet de cette proposition franco-allemande par les pays d'Europe centrale et balte qui, selon lui, ont "pris en otage les autres États membres". "Jamais Poutine ni aucun Président russe ne rendra la Crimée, russe depuis 1783", affirme Theo Sommer, maintenir la position actuelle c'est "condamner l'Occident à une inaction morale", car "geler les relations avec la Russie est aussi infructueux que le blocus de Cuba en vigueur depuis 60 ans". 

"Depuis longtemps, je défends l'idée d'une grande conférence comme le congrès de Vienne de 1815 [...] ou le processus CSCE d'Helsinki afin de rendre la Russie à nouveau prévisible", écrit l'éditorialiste, qui reproche à l'Occident de ne "jamais avoir compris que la progression de la zone d'influence américaine ne peut qu'être perçue à Moscou comme un acte inamical et même hostile, qui pousse Poutine dans les bras de Pékin". De nombreux éditorialistes allemands se montrent toutefois critiques d'une initiative jugée "mal préparée" par le couple franco-allemand, prenant par surprise ses partenaires, qui craignent non seulement Poutine mais aussi un "cavalier seul" de Berlin et de Paris, explique la FAZ, certains experts comme Hans-Henning Schröder voient dans ce projet de réunion avec Poutine une tentative de Merkel pour poser les jalons de la politique russe de la prochaine coalition.

La proposition, inattendue, de sommet UE/Russie formulée par Merkel et Macron au conseil européen des 24-25 juin 2021 a mis en évidence les "lignes de fractures au sein de l'Union dès qu'il s'agit de la Russie".

D'autres spécialistes de la Russie comme Susanne Spahn estiment qu'il n'y a pas lieu d'offrir une tribune au Kremlin. L'un des éditeurs de la FAZ, Berthold Kohler met comme préalable à ce dialogue "l'arrêt de l'agression russe", l'attitude actuelle des Européens étant perçue au Kremlin comme un "signe de faiblesse", qui l'encourage à persévérer dans ses actions déstabilisatrices. Les Allemands devraient se souvenir non seulement de 1941, mais aussi de 1938, l'année des accords de Munich, écrit-il.

L’UE est jugée trop fragile pour affronter la Russie

Tout en jugeant l'idée intéressante, Stefan Kornelius, spécialiste de politique étrangère de la Süddeutsche Zeitung, considère que le parallèle avec la rencontre Biden-Poutine n'est pas pertinent, car le Président US dispose de toute la puissance militaire des États-Unis pour tenter de faire respecter un code conduite agréé avec la Russie, ce qui n'est pas le cas d'une UE faible, qui prendrait le risque "considérable" d'étaler ses divisions. Avec la Russie, l'UE a des intérêts stratégiques, admet Thomas Jäger - contrer ses tentatives de division, éviter que Moscou ne devienne l'allié de Pékin - objectifs qui ont plus de chance d'être atteints en coopération avec les États-Unis. Si les Vingt-sept se mettent d'accord pour s'engager dans une confrontation avec la Russie et sanctionner son comportement, ils doivent au préalable s'assurer qu'ils y sont prêts, car "le fossé entre le désir et la réalité est plus important au sein de l'UE que chez tout autre acteur international et Moscou sait utiliser ces frustrations", avertit le professeur à l'université de Bonn.

Si les Vingt-sept se mettent d'accord pour s'engager dans une confrontation avec la Russie et sanctionner son comportement, ils doivent au préalable s'assurer qu'ils y sont prêts.

La référence fréquente à l'Ostpolitik - y compris chez Poutine, qui cite Egon Bahr, son "architecte" - est critiquée par Michael Thumann. Le "changement par le rapprochement", mis en œuvre par Willy Brandt, qui a conduit aux accords d'Helsinki (1975), visait non pas à renverser le régime communiste mais à des avancées concrètes sur les points cruciaux de la tension est-ouest (statut de Berlin, reconnaissance des frontières, rétablissement de la confiance), rappelle-t-il. Or, aujourd'hui ce sont Poutine et Xi qui veulent, non pas préserver l'ordre européen issu de la charte de Paris (1990), mais le détruire.

C'est aussi l'analyse de Hans-Dieter Heumann, la Russie ne veut plus faire partie de "l'ordre de paix pan-européen", défini à la fin de la guerre froide, elle se conçoit comme une "grande puissance eurasiatique, dans un cadre multipolaire et non multilatéral". L'UE ne peut espérer nouer un partenariat de modernisation avec la Russie, estime l'ancien diplomate allemand, car le système Poutine, corrompu et autoritaire, est réfractaire à la réforme, le seul concept du passé encore utilisable est issu du rapport Harmel ("dissuasion et dialogue") de 1967. Michael Thumann met en garde contre la "farce" que serait un Yalta II. Au demeurant, même dans les champs possibles de coopération, cités par Merkel et Macron (climat, santé, Syrie, Iran, Chine), Moscou ne manifeste aucune volonté de coopérer, le ministre iranien des Affaires étrangères s'est plaint du comportement de Moscou dans les négociations sur le programme nucléaire (JCPoA). 

L’article de Poutine et, plus encore, celui de Lavrov, révèlent le véritable dessein de Moscou

Dans la revue Russia in Global Affairs le ministre russe des Affaires étrangères s'en prend à la "minorité russophobe et agressive" qui a "enterré" l'initiative franco-allemande de sommet UE/Russie, cela "bien que les États-Unis lui aient donné le feu vert à Genève". Mais, tandis que Poutine évoque le "rêve de Charles de Gaulle" d'un continent "uni, moins sur le plan géographique que culturel et civilisationnel", et dont la "cohésion est assurée par des valeurs et intérêts communs", Lavrov souligne au contraire que "la Russie, la Chine et d'autres puissances ont leur propre histoire millénaire, leurs traditions, leurs valeurs, leurs modes de vie", il critique entre autre "l'alliance pour le multilatéralisme", proposée par la France et l'Allemagne, qu'il accuse de vouloir "imposer à tous comme modèle les idéaux et l'action de l'UE". 

Le Président russe et son ministre se rejoignent cependant sur l’objectif. Poutine appelle à "mettre en place un espace commun de coopération et de sécurité de l’Atlantique au Pacifique, comprenant divers formats d’intégration, dont l’UE et l’Union économique eurasiatique" et son ministre des Affaires étrangères souligne "le potentiel de consolidation contenu dans l’initiative russe de grand partenariat eurasiatique visant à faire converger les efforts de tous les pays et organisations du continent" [le projet de "grande Eurasie", qui place la Russie au centre de cet ensemble, est promu par le Kremlin depuis les années 2010 - ndr]. Lavrov se déclare aussi en faveur d’une "réforme du Conseil de sécurité de l’ONU, renforcé avec des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, qui mette fin à l’anomalie que constitue la surreprésentation de l’Occident dans le principal organe des Nations unies". 

La Russie a connu dans son histoire des accès d'anti-occidentalisme, rappelle Sergueï Cheline, sous Catherine II et Pierre I, par crainte de la révolution française et de la nouveauté qu'elle apportait, ainsi que dans les dernières années de la période stalinienne. Mais, la campagne actuelle, qui a débuté en 2014, et même avant, bat tous les records de durée, s'inquiète l'éditorialiste de Rosbalt. "Les dirigeants russes ont fait des relations avec la communauté internationale un instrument de mobilisation pour se maintenir au pouvoir, accuse Konstantin Eggert. Les sanctions, l'isolement, la méfiance généralisée, la stagnation économique, les technologies dépassées, la fuite des cerveaux, la transformation du pays en vassal de la dictature chinoise - il n'y a pas de prix que le régime actuel ne soit prêt à payer pour rester au pouvoir".

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne