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08/06/2021

Revue de presse internationale #18 : Radicalisation à Minsk, "biélorussisation" à Moscou

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Revue de presse internationale #18 : Radicalisation à Minsk,
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Chaque semaine, l’Institut Montaigne propose sa revue de presse internationale avec son chroniqueur Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères au Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, qui scrute le traitement par les experts et les médias internationaux de l’actualité géopolitique mondiale. Cette semaine, il s'intéresse au détournement de l’avion Ryanair par la Biélorussie et ses conséquences pour le régime de Moscou.

Fragilisé par les protestations internes et les pressions extérieures, le régime Loukachenko se rapproche de Moscou, il résiste néanmoins à une intégration plus poussée et cherche à prendre en otage le Kremlin, dont la dérive autoritaire a été accentuée par la contestation en Biélorussie. 

La Russie confrontée à un interlocuteur récalcitrant

Dans l'attente des prises de position des autres capitales, la première réaction russe au détournement de l'avion de Ryanair dans l'espace aérien biélorusse a été assez prudente, note Fiona Hill. Cette experte de la Brookings institution rappelle combien Alexandre Loukachenko est pour Moscou un allié difficile, qui a cherché à équilibrer le poids de son grand voisin en se rapprochant des Occidentaux et qui, l'été dernier, accusait le Kremlin de vouloir le déstabiliser, tout en lui extorquant régulièrement des concessions financières. Néanmoins, la Russie est le seul pays qui dispose d'une influence à Minsk, note Artem Chraïbman. Après la vague de contestation de l'été 2020 provoquée par les fraudes électorales massives organisées par Loukachenko pour obtenir un sixième mandat, Poutine - qui lui-même s'est donné la possibilité de gouverner jusqu'en 2036 - a décidé de le soutenir. Le Kremlin entend montrer qu'un pouvoir ne peut être renversé par un mouvement populaire, explique Fiona Hill. Pour la Russie, l'appui à Loukachenko a un coût croissant, financier mais aussi politique, souligne Artem Chraïbman, elle est associée à la répression très dure qui sévit en Biélorussie. Mais, dorénavant, Poutine disposera à Minsk d'un interlocuteur plus malléable et anti-occidental et, comme l’écrit, Alexandre Baounov, "Poutine craint que tout nouveau dirigeant biélorusse soit moins prorusse que Loukachenko". 

Les experts russes font valoir que le régime actuel à Minsk est entièrement dépendant du soutien du Kremlin. "Sa légitimité est nulle, il se maintient exclusivement par la force des baïonnettes", affirme Abbas Galliamov, qui invite les autorités russes à réexaminer leur attitude afin que la question biélorusse ne devienne pas une nouvelle pomme de discorde avec l'Occident et aussi pour éviter que la contestation populaire du régime Loukachenko ne prenne une orientation antirusse. Moscou n'a aucun intérêt à la disparition d'un pouvoir biélorusse affaibli et plus dépendant, qui pourrait provoquer une guerre civile et contraindre la Russie à intervenir, estime Denis Meliantsov. Dans le climat actuel de confrontation avec l'Occident, l'allié biélorusse gagne en importance. Il n’a jamais remis en cause sa participation aux alliances multilatérales (OTSC, UEE) conclues avec Moscou, ni la protection commune des frontières et de l'espace aérien, relève l’expert de la Carnegie. Minsk doit dorénavant se positionner clairement et donner des gages à Moscou, explique Denis Meliantsov, aussi les manœuvres militaires communes se sont multipliées, la coopération entre services de renseignements s'est intensifiée, les exportations biélorusses transitent désormais par les ports russes. En détournant l’avion de Ryanair, Loukachenko a voulu démontrer au Kremlin sa "rupture définitive et irrémédiable avec l’Occident", il va s’employer à "vendre cette rupture le plus cher possible", analyse le site Politcom.ru.

L’escalade voulue par Loukachenko vise à prendre le Kremlin en otage

Loukachenko est parvenu à étouffer la contestation et à éviter une scission au sein de l'élite dirigeante, observe Denis Meliantsov, mais l'isolement et les sanctions décidés par l'Occident vont inévitablement pousser le régime biélorusse vers Moscou. Pour autant, les craintes qui se font jour avant chaque rencontre Poutine-Loukachenko concernant l’intégration des deux États ne se sont pas vérifiées, souligne Denis Meliantsov. Un constat identique est dressé par Fiodor Loukjanov, dès lors que Loukachenko ("manipulateur hors pair") a obtenu de Moscou le soutien qu'il recherchait, il s'est gardé de tout geste allant vers l’approfondissement de l'Union russo-biélorusse et de l'Union économique eurasiatique (UEE). Cette analyse est aussi partagée par un commentateur critique du pouvoir russe comme Konstantin Eggert ("ceux qui pensaient avant la rencontre de Sotchi [le 28 mai 2021] que Poutine exigerait de son invité de Minsk de grandes concessions se sont à nouveau trompé"), en réalité, selon lui, "il n'a pas le choix", le mot d'ordre du Kremlin reste "nous n'abandonnons pas les nôtres". "Désormais, affirme le commentateur de la DW, Loukachenko a rejoint la ligue supérieure des alliés, aux côtés de Bachar al Assad et de Nicolas Maduro". 

"Loukachenko est parvenu à étouffer la contestation et à éviter une scission au sein de l'élite dirigeante, mais l'isolement et les sanctions décidés par l'Occident vont inévitablement pousser le régime biélorusse vers Moscou."

Longtemps, Minsk a bénéficié des subventions de Moscou et servi de plate-forme au contournement des sanctions internationales en vigueur contre la Russie, souligne Gevorg Mirzaïan. Aujourd'hui, c’est le régime biélorusse qui est visé par les sanctions occidentales, qui menacent le pacte social ("niveau de vie/loyauté") et conduisent Loukachenko à rechercher l'aide financière de Moscou en échange de concessions politiques. La reconnaissance de l'annexion de la Crimée a été évoquée à Sotchi, note ce chroniqueur proche du Kremlin. Jusqu'à présent, la Russie n'avait pas, selon lui, intérêt à ce geste, qui aurait dressé l'opinion biélorusse contre Moscou, conduit Loukachenko à demander des compensations financières et disqualifié Minsk comme lieu des discussions sur le Donbass.

Mais, le contexte a changé, observe Gevorg Mirzaïan, l'Ukraine a interdit aux avions biélorusses le survol de son territoire et se déclare prête à imposer des sanctions contre Minsk. La Biélorussie doit montrer à Moscou qu'elle est prête à "brûler ses vaisseaux" avec l’Occident. Selon le politologue Alexandre Klaskovski, c'est moins la Crimée qui intéresse le Kremlin que l'intégration, afin de lier durablement le sort de la Biélorussie à celui de la Russie. Quant à Loukachenko, fidèle à sa stratégie habituelle, il menace l'Occident et l'Ukraine de reconnaître l'annexion de la Crimée s'ils intensifient leurs pressions. 

"Il ne faut pas sous-estimer les interlocuteurs biélorusses de Poutine et Loukachenko lui-même, analyse Denis Meliantsov, ils lui ont présenté de manière convaincante la contestation en Biélorussie comme exclusivement antirusse et pro-occidentale, destinée à priver la Russie d'un allié important". Le Président russe a fait sienne cette conception, Loukachenko a "carte blanche" pour se livrer à toute exaction s'inscrivant dans le schéma "l'Occident veut me renverser et je défends Smolensk", résume le sociologue Grigori Ioudine. À l'encontre de la thèse qui veut qu'un Loukachenko, délégitimé et fragilisé, soit dans la main de Moscou, beaucoup de commentateurs considèrent qu'en recherchant l'escalade, il manipule le Kremlin et en fait un "otage". "90 % de la politique de Loukachenko visent à placer Poutine dans une dépendance totale à son égard", affirme Gleb Pavlovski. Loukachenko doit éviter deux écueils, remarque l'ancien conseiller du Kremlin, passé dans l'opposition, éviter une trop grande dépendance par rapport à Moscou, qui l'exposerait à être renversé, et se montrer trop distant envers la Russie, ce qui accroît le risque d'un complot fomenté par son entourage. "On a coutume de dire que Loukachenko dépend de Poutine, en réalité l'année passée montre que c'est tout le contraire, c'est précisément Loukachenko qui manipule avec succès Poutine", estime Gregori Ioudine. "En allant consciemment à la confrontation permanente pour obtenir toujours plus d'aide et de protection du Kremlin", Loukachenko nous a "pris en otage", déplore le journaliste Anton Orekh. "Il place constamment Moscou devant le fait accompli et présente comme un résultat substantiel toute montée des tensions avec l'opposition et avec l'UE", dénonce Alexandre Baounov. 

Une "biélorussisation" de la Russie ?

"L'alternative au régime actuel [en Biélorussie], c'est une tentative de prise de pouvoir par des forces qui mettront en œuvre dans ce pays un scenario ukrainien", affirme Timothée Bordatchev, chercheur du club Valdaï. Les politologues indépendants quant à eux dénoncent le retour en Russie du syndrome de la "forteresse assiégée". Dans les années 1920, puis 1990, la Russie fustigeait un "cordon sanitaire" destiné à l'isoler de l'Europe, rappelle le sociologue Sergueï Medvedev. Au XXIème siècle, c'est elle-même qui a mis en place un "cordon anti-sanitaire de régimes très toxiques" - Abkhazie, Ossétie du sud, Crimée, Donbass, Transnistrie - qui "isolent la Russie du monde, engendrent des coûts croissants et contribuent aussi à l'empoisonner". Moscou ne peut ni s'en détacher ni les incorporer, mais doit les soutenir, explique le sociologue. Mikhaïl Rykline évoque ces "régions grises" qui servent de "zones tampon", où règne l'insécurité, auxquelles s’ajoute désormais la Biélorussie. Anton Barbachine inclut dans cette liste la Tchétchénie de Ramzan Kadyrov, qui gère cette république comme son fief et bafoue les lois de la fédération, se rendant coupable de multiples exactions, sur lesquelles Moscou ferme les yeux.

"Nous sommes reconnaissants à Loukachenko sur un point, grâce à lui, nous pouvons imaginer ce qui nous attend. Tout ce que le Kremlin peut concevoir de négatif, Loukachenko le met en œuvre sur le champ, sans se gêner", affirme l'écrivain Alexandre Arkhangelski. "Il y a de moins en moins de freins qui agissent sur le pouvoir russe, estime aussi Nikolaï Petrov, la réponse à la question 'peut-il suivre le même chemin que Loukachenko' est 'naturellement, il le peut". Le chercheur de Chatham house s'interroge sur le rôle des services russes dans la répression en Biélorussie et constate que, si "Loukachenko n'attend plus rien de l'Occident et de l'UE", Minsk mais aussi Moscou ne se soucient plus désormais des réactions de la communauté internationale, comme le montrent les cas Protassevitch, Navalny et Skripal.

Si "Loukachenko n'attend plus rien de l'Occident et de l'UE", Minsk mais aussi Moscou ne se soucient plus désormais des réactions de la communauté internationale. 

Chercheur à la DGAP, Milan Nic considère que les services russes testent en Biélorussie de nouvelles méthodes de lutte contre l'opposition, Anton Orekh évoque un "banc d'essai" ("nos stratèges suivent de près l'expérience biélorusse pour pouvoir l'importer si nécessaire"). Reste que le régime biélorusse est "politiquement très primitif, relève Alexandre Kynev, il n'y a aucune tentative pour créer un système de partis, les élections n'existent pratiquement pas [...]. Le système russe est beaucoup plus élaboré". À Minsk, les enquêtes d'opinion sont interdites, alors que le régime russe, plébiscitaire, y a largement recours comme moyen de légitimation, ajoute Gregori Ioudine, qui convient que "la Biélorussie et la Russie deviennent à l'évidence un espace politique unique". 

Le Président russe efface la frontière entre politique étrangère et politique intérieure, observe le sociologue moscovite. Poutine instrumentalise des menaces extérieures pour consolider son pouvoir, faire de ses adversaires des "agents de l'étranger" et des "ennemis du peuple", qui sont privés de leurs droits civiques, rejetés dans l'illégalité, ce qui interdit toute véritable opposition. Comme d’autres analystes, Gregori Ioudine constate une emprise croissante des structures de force (Siloviki) sur les décisions politiques. "Toute activité politique, qui n'est pas contrôlée par le Kremlin attire l'attention des Siloviki et est mise hors la loi", constate Andreï Pertsev. Le département de politique intérieure de l'administration présidentielle, auparavant en charge des liens avec l'opposition, a perdu cette prérogative, déplore le politologue. S'il a cédé du terrain aux Siloviki c'est parce que la popularité de Poutine et du parti "Russie unie" a décliné ces dernières années. "Jamais, depuis 21 ans que Poutine est au pouvoir, la question de la ‘biélorussisation’ de la politique russe - qui, il y a quelques années encore, semblait relever de la science-fiction - ne s’était posée de façon aussi aigue", observe Tatiana Stanovaïa, la campagne actuelle de répression va bien au-delà du démantèlement des organisations crées par Alexei Navalny et Mikhail Khodorkovski, note la politologue, elle vise à supprimer "tout ce qui est perçu par le pouvoir comme un comportement, individuel ou institutionnel, hostile au régime". 

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