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25/05/2021

Revue de presse internationale #16 : Retrait militaire d’Afghanistan : quelles implications pour le pays et la région ?

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Revue de presse internationale #16 : Retrait militaire d’Afghanistan : quelles implications pour le pays et la région ?
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Chaque semaine, l’Institut Montaigne propose sa revue de presse internationale avec son chroniqueur Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères au Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, qui scrute le traitement par les experts et les médias internationaux de l’actualité géopolitique mondiale. Cette semaine, il s'intéresse au retrait militaire des pays occidentaux d’Afghanistan. Quelles conséquences pour le pays et pour l'équilibre de la région ? 

Le revers subi par les États-Unis leur donne les mains plus libres pour promouvoir une stratégie asiatique. Pékin et Moscou exploitent cette incapacité à ramener la paix en Afghanistan, mais sont inquiets des conséquences d’une déstabilisation régionale, ce qui pourrait amener la Chine, ou encore l’Inde, à s’impliquer davantage dans les efforts de règlement. Quant au Pakistan, son attitude reste ambiguë.

Le désengagement militaire d’Afghanistan, décidé par Joe Biden, rappelle au Financial Times le précédent du Vietnam, qui avait abouti à la chute de Saïgon en 1975. En mettant fin à la mission Resolute support, Washington incite Pékin et Moscou à tester la détermination des États-Unis à Taiwan ou en Ukraine, estime le journal. Plus que sa dimension géopolitique - Pékin et Moscou ne retirent aucun avantage du départ des Occidentaux - le politologue Herfried Münckler voit dans ce retrait l'échec de l’Occident à mettre en place un nouvel ordre du monde, dont l’Afghanistan a été deux décennies durant le "champ d’expérimentation" (droits des femmes, démocratie, développement économique, lutte anti-drogue, etc...). "Dans la période à venir, les valeurs libérales resteront cantonnées à l’Occident", prédit le professeur émérite à l’université Humboldt de Berlin. 

Les États-Unis auront les mains plus libres pour promouvoir une stratégie asiatique

Washington étudie, selon le Wall Street Journal, diverses options pour implanter des bases en Asie centrale, notamment en Ouzbékistan et en Tadjikistan, frontaliers de l`Afghanistan. Le Secrétaire d’État Blinken a contacté ses homologues ouzbek et kazakh et participé à une réunion virtuelle avec les MAE des pays d’Asie centrale ("C5+1"). Ce projet, d’après Yang Lin, chercheur à l’Académie des sciences sociales de Chine, pourrait rencontrer des résistances (pays concernés, Moscou, Pékin). Les États membres de l’Alliance atlantique devraient mettre à profit leur retrait d’Afghanistan pour élaborer une stratégie à l`égard de cette région, plaide Markus Kaim, expert du think-tank berlinois SWP. 

Le désengagement militaire d’Afghanistan permet à Washington de se concentrer sur d’autres sujets.

Le désengagement militaire d’Afghanistan permet à Washington de se concentrer sur d’autres sujets, estime Yun Sun du Stimson Center, jugement partagé par Michael Kugelman. Longtemps, la situation en Asie du sud a été analysée à travers le conflit afghan et la diplomatie américaine a adopté une approche en "silo", traitant séparément les dossiers afghan, pakistanais et indien, écrit-il dans la revue Foreign Policy

Dorénavant la diplomatie américaine pourra se dédier à la rivalité avec Pékin, les "nouvelles routes de la soie" devant l'inciter à une démarche inclusive à l’égard des petits États asiatiques, prolongeant la stratégie "indopacifique" de Donald Trump, la relation avec l'Inde demeurant prioritaire, observe Michael Kugelman. The Diplomat conseille à l’administration Biden d'investir plus dans les projets régionaux dont bénéficiera l'Afghanistan, comme le réseau électrique "Central Asia Power System" (CAPS) et le gazoduc Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde (TAPI).

Le rôle du Pakistan demeure ambigu

Dans la lutte anti-terroriste, Islamabad est un allié "critique, mais problématique", note le RUSI. Les militaires pakistanais, rappelle le think-tank britannique, tout en apportant une assistance logistique aux opérations en Afghanistan, ont pratiqué un marchandage et un double jeu avec les Occidentaux, combattant avec l'OTAN les organisations terroristes tout en leur permettant de survivre. Le modèle de coopération en vigueur dans les zones tribales ne doit pas être poursuivi, souligne le RUSI. Depuis des décennies, militaires et services de renseignement (ISI) pakistanais courtisent ces extrémistes, écrit The Diplomat, désormais les États-Unis n'ont plus de raison de ménager ce pays peu fiable, qui servait de base arrière à leurs opérations en Afghanistan, et est exposé à une influence chinoise grandissante (60 Mds $ d`investissements). Les généraux pakistanais, gagnés par l’hybris, et les dirigeants de l’ISI sont plus que jamais dangereux, convient Bruce Riedel dans une note de la Brookings, qui recommande une stratégie cohérente à l’égard d’un pays qui ne doit plus être négligé, certes ses liens avec la Chine font qu'elle sera difficile à mettre en œuvre, mais "mieux vaut l'engager que l'isoler et le sanctionner". 

L’Inde pourrait s’engager plus afin d’équilibrer l'influence d’Islamabad et de Pékin

Mis à part l'Afghanistan, l’Inde est l’autre grand perdant de ce retrait, estime Peter Jennings, ancien responsable du ministère de la Défense australien. Delhi est confronté à une Chine hostile, à un régime militaire birman sous influence chinoise et au Pakistan avec lequel les relations sont difficiles. L’Inde s’inquiète d’une emprise croissante d’Islamabad sur l’Afghanistan et d’une déstabilisation du Cachemire, ou vit une importante communauté musulmane. Le retrait militaire d'Afghanistan et la perspective d'un retour au pouvoir des Talibans devraient conduire Delhi à se montrer plus actif à l’égard de ce pays, s'accordent à penser les experts.

L’Inde a développé de bonnes relations avec le Président Ghani et son départ pourrait compliquer les relations bilatérales, alors que les liens avec les Talibans sont très lâches, note Asia Times. Si jusqu’à présent le rôle de l’Inde a été marginal, observe le journal, certains signes, comme la présence du ministre des Affaires étrangères indien aux pourparlers inter-afghans de Doha, laissent penser que Delhi pourrait se montrer plus actif afin de contrebalancer le poids de Pékin et d’Islamabad.

Le retrait militaire d'Afghanistan et la perspective d'un retour au pouvoir des Talibans devraient conduire Delhi à se montrer plus actif à l’égard de ce pays, 

Pour la Chine, le retrait américain offre des opportunités mais comporte des risques

L’attitude ambivalente de Pékin est relevée par de nombreux analystes, la déclaration du porte-parole du Waijiaobu, qui a jugé "irresponsable" le départ abrupt des forces étrangères d'Afghanistan ("menace pour la paix et la stabilité") est rapprochée des propos tenus quelques jours plus tard par le ministre Wang Yi qui s’est au contraire félicité de ce retrait. Pékin y voit une opportunité pour avancer ses pions, explique CNN, mais craint que le pays ne replonge dans le chaos, augmentant l'instabilité à ses frontières, s’ajoutent à cette inquiétude les visées indépendantistes prêtées aux Ouïghours. La Chine redoute que les États-Unis, longtemps aux prises avec le bourbier afghan, aient désormais les mains plus libres dans la région. Beaucoup d'experts chinois sont inquiets des effets déstabilisateurs du fondamentalisme islamique, selon Yun Sun. Ils demeurent aussi suspicieux des intentions des États-Unis, qui ont armé Ben Laden et craignent que l’Afghanistan ne devienne le champ-clos d’une lutte d’influence entre puissances qui réduisent l'influence de la Chine, estime aussi Newsweek

Aussi, le retrait occidental d’Afghanistan pose, selon Markus Kaim, la question d’un engagement chinois plus prononcé dans son "arrière-cour". Pékin pourrait renforcer son dispositif de sécurité le long de la frontière, voire en territoire afghan, affirme Yun Sun, qui en veut pour preuves l'assistance chinoise à l'organisation de patrouilles dans le corridor de Wakhan et la découverte d'un réseau de renseignement chinois en janvier dernier. D’ores et déjà, rapporte CNN, des rumeurs ont circulé sur la présence de soldats chinois sur le sol afghan. Newsweek juge plausible le renforcement de la présence militaire chinoise dans la région du Wakhan sous couvert d’un centre de formation. La stabilisation de l’Afghanistan servirait les intérêts de Pékin, soulignent Zamira Sadykova et Wang Li, lui permettant d’accroître ses relations économiques et commerciales avec l'Asie centrale, le Moyen-Orient et l'Eurasie. L'exploitation du riche sous-sol afghan est une porte d’entrée pour la Chine, qui pourrait inclure ce pays dans les "nouvelles routes de la soie" et dans le corridor économique sino-pakistanais, estime Newsweek.

Une autre conséquence attendue est le renforcement de la coopération sino-pakistanaise. Les Chinois sont conscients qu’Islamabad exagère son influence en Afghanistan mais sont également convaincus que le Pakistan peut contribuer à la stabilisation du pays voisin, explique Yun Sun. La Chine est désormais présente dans le port de Gwadar, proche de l’Afghanistan. D'après l'expert du Stimson Center, l'intérêt de la Chine rejoint l’aspiration d’Islamabad à devenir une plate-forme commerciale régionale.

La stabilisation de l’Afghanistan servirait les intérêts de Pékin, lui permettant d’accroître ses relations économiques et commerciales avec l'Asie centrale, le Moyen-Orient et l'Eurasie. 

Le mécanisme tripartite Chine-Afghanistan-Pakistan, mis en place en 2017, devient le principal canal de dialogue sur les questions de sécurité, Pékin a également participé aux discussions inter-afghanes de Doha et d'Istanbul et au processus initié à Istanbul, souligne Yun Sun. Le ministre chinois des Affaires étrangères est en contact avec ses homologues des États d’Asie centrale (C+C5), membres pour la plupart de l'organisation de coopération de Shanghai (OCS), relève le quotidien chinois Global Times

La Russie est préoccupée par la sécurité de son pré-carré

L’OCS n’est pas en mesure de déployer une force de maintien de la paix, dès lors son rôle est limité, alors que le retrait américain peut accroître "incertitudes et turbulences" dans la région, note le politologue Andrei Kadomtsev. La Russie est en revanche alliée du Tadjikistan au sein de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), note Piotr Akopov, "l’Ouzbékistan et le Turkménistan, frontaliers de l'Afghanistan, font partie de la zone d`intérêts nationaux et de responsabilité russe", affirme-t-il. En Russie, l’Afghanistan reste associé à l’intervention militaire soviétique de 1979 qui a profondément traumatisé l'opinion et accéléré la fin du régime soviétique. Le retrait des forces américaines suscite des sentiments mêlés. La propagande russe met l'accent sur l'échec de son principal adversaire à stabiliser la situation afghane, explique Kirill Krivocheev, Moscou craint toutefois que l’instabilité ne gagne l’Asie centrale. 

S’agissant de l’implantation de bases US en Asie centrale, Tachkent pourrait être tenté d'accepter, selon Andrei Serenko, le Président Mirziyoyev cherche à équilibrer ses relations et, à la différence du Tadjikistan, son pays n’est pas membre de l’OTSC, il sait qu’un tel geste ne plaira pas à Moscou, mais s'en servira pour obtenir des concessions. L’accord de Douchanbé, très dépendant de la Russie, est douteux, selon ce spécialiste de l’Asie centrale, le Kirghizistan, qui a déjà accueilli une base US, est cependant déçu du soutien russe au Tadjikistan lors des incidents frontaliers récents (le Président Rakhmon était à Moscou le 9 mai) et pourrait se montrer ouvert à une offre de Washington. Autre expert interrogé par le journal Vzgliad, Alexei Malachenko anticipe que ces discussions prendront du temps, il n'exclut pas un accord sur le déploiement de militaires et d’observateurs, mais juge peu probable l'ouverture de bases américaines en territoire tadjik ou ouzbek. 

Dans la crise afghane, les objectifs de la Russie et des États-Unis coïncident partiellement, analyse Kirill Krivocheev, les deux pays sont favorables à la formation d’un gouvernement de transition et à un arrêt des hostilités, mais la stratégie de Moscou demeure peu lisible et fluctuante. La Russie doit tenir compte de la proximité d'un foyer d'instabilité potentielle et tente de se ménager des leviers d'influence dans l'hypothèse où les forces centrifuges l'emporterait, maintenant un contact avec le Président Ghani et son gouvernement, considérés toutefois comme des "marionnettes" de Washington. Moscou entretient parallèlement des liens avec les différents potentats régionaux, notamment avec les groupes tadjiks et ouzbeks au nord ainsi qu'avec les Talibans au sud du pays. Le 19 mai 2021, lors d’une réunion ministérielle de l’OTSC à Douchanbé, Serguei Lavrov s'est inquiété d'un regain d’actions terroristes au nord de l'Afghanistan, il a indiqué que la Russie est prête à apporter une assistance au Tadjikistan, qui accueille la base russe 201, et à renforcer les mesures sécuritaires à la frontière avec l'Afghanistan. D'après le quotidien Kommersant, qui rapporte ces informations, Moscou aurait mis en garde les capitales d'Asie centrale contre l'utilisation de leur territoire comme "point d’appui pour contenir la Russie, la Chine et l'Inde". 

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