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23/06/2020

Repenser l'État, repenser la gouvernance du numérique

Repenser l'État, repenser la gouvernance du numérique
 Gilles Babinet
Auteur
Ancien conseiller sur les questions numériques

Si cette crise a eu un mérite, c’est celui de mettre en pleine lumière les dysfonctionnements chroniques de l’État, moins visibles en période normale, mais néanmoins de nature à ralentir les réformes, limiter la capacité productive des services de l’État et compliquer la mise en œuvre de nouvelles politiques publiques, notamment à base de digital. Ces dysfonctionnements ne sont pas anodins. Ils sont, à leur mesure, aussi à l’origine des Gilets jaunes, des Bonnets rouges, d’un dénigrement allant croissant à l’égard des institutions publiques, d’une difficulté à exprimer une vision comprise et supportée par les citoyens. Ils sont d’une certaine façon responsables du fait que la dépense publique représente 57 % du PIB, un regrettable record mondial, sans pour autant que nous ayons la qualité de service qui devrait y correspondre. 

L’évolution de l'État, de l’électricité au monde numérique

Si nombre d’analyses ont déjà été faites à cet égard, il est intéressant d’observer l'État depuis le prisme de la révolution numérique, et en miroir de la nature du capital humain qui le composent. Car, cet État, il faut le reconnaître, a plutôt bien fonctionné au regard d’un monde qui n’existe désormais plus, où la centralisation presque complète était une force lorsqu’il s’agissait de standardiser des pratiques essentielles à l’expression de la République : l’Éducation nationale, les infrastructures ferroviaires, routières, énergétiques... Dans certains cas, les succès ont été au-delà de tout ce qui était escompté : la nationalisation des producteurs d’électricité en 1946 et la normalisation qui s’en est suivie (50 Hertz, 220 Volts…) a permis de faire émerger des géants mondiaux français dans ce domaine : Sonepar, Rexel, Schneider, Legrand, Engie, EDF… Il s’agit là d’une des nombreuses victoires de ces trente années de reconstruction marquant l’entrée dans la société des loisirs, de la consommation de masse, et la consolidation, plus vite que jamais auparavant, de la classe moyenne. 

À partir des années 1980, le train dérailla avec les crises pétrolières. En 1981, le chômage franchit la barre des 2 millions d’individus touchés. Les Français dans leur ensemble furent prompts à accuser une mondialisation qu’il perçurent comme s'étant faite exclusivement à leur détriment, générant des inégalités croissantes et empêchant de financer les services publics. Les travaux de recherche économique montrent que si ces facteurs ont pu être à l’œuvre dans la disparition de l’emploi industriel, ils sont largement insuffisants à expliquer la désindustrialisation et par ricochet, l’incapacité de l’État à délivrer ces services publics. 

En réalité, dès cette époque, ce qui semble opérer est une difficulté à mettre en place des niveaux de gouvernance qui soient efficaces ; les lourdeurs bureaucratiques, l’incohérence dans les politiques suivies ou les effets de corporatisme administratif sont devenus des facteurs si communs qu’ils semblent être désormais invisibles. Tout cela dans un contexte de décentralisation qui n’arrange rien ; les régions ont des difficultés à monter en compétence, renchérissant d’autant l’action publique.

En réalité, ce qui semble opérer est une difficulté à mettre en place des niveaux de gouvernance qui soient efficaces.

Ainsi, le débat du dysfonctionnement de l’État n’est pas qu'un enjeu politique, généralement résumé à une réduction du nombre de fonctionnaires, sans que l’on pousse l’analyse plus avant. La crise du Covid-19 met en exergue des pathologies lourdes, particulièrement bien résumées dans la note de l’Institut Montaigne, L’action publique face à la crise du Covid-19.

Les accusations à l’égard des ARS, des lourdeurs de leurs tutelles centrales - le ministère des Solidarités et de la Santé -, ou encore la très forte verticalisation et centralisation des processus de gouvernance y sont chroniques, mais sont surtout emblématiques et transposables à l’ensemble de la fonction publique.

Une singularité française ?

En réalité, nous ne le voyons pas toujours, mais l’organisation de notre État est singulière. Les Français, malheureusement rares, qui ont eu l’occasion d’aller travailler au sein d’un gouvernement étranger, ou même d’un service public étranger sont généralement unanimes : notre État cristallise des traits communs à de nombreux Français comme notre rapport à l’autorité, à la verticalité, à la centralité. Tout se passe comme si notre administration publique avait recréé les symboles de la monarchie française en son cœur. Mille codes de cour y règnent qui font la part belle à ceux qui maîtrisent le Langage, qu’il s’agisse de savoir faire des notes de qualité ou d’émailler ses prises de parole de références littéraires élaborées. Une forme d’effacement devant la réalité concrète qui avait également caractérisé la monarchie française vers sa fin. L’importance disproportionnée du Droit et des codes bureaucratiques participe du même travers : une recherche morbide de la position statique, de la neutralisation du risque à tout prix. Cela aboutit à des dispositifs à la fois complexes et dysfonctionnels. 

Malgré l’existence de concours administratifs ouverts à toutes et tous, l’endogamie intellectuelle est significative. Si, individuellement, les agents font souvent preuve d’une grande culture générale et de compétences remarquables, cette intelligence est brutalement amoindrie lorsqu’il s’agit de prendre une initiative collective, entre autre du fait de cette volonté de neutralisation du risque. L’innovation est de facto particulièrement éloignée de l’essence de l’esprit commun de l’État et des institutions publique. 

La difficulté à laquelle les institutions publiques font désormais face est que la nature même du monde qui vient s’oppose à ce qui est décrit plus haut. Comme l’a brillamment décrit Thomas Friedman dans son essai "The World is Flat", le numérique induit une réelle révolution anthropologique qui voit les organisations prendre une nature radicalement différente de celle que nous connaissons. Subsidiarité, agilité, collaboration y sont des pierres angulaires, ce qui aboutit à des organisations beaucoup plus distribuées et autonomes. Il s’agit là d’une conséquence concrète de la révolution numérique qui permet d’envisager de nouveaux modes de collaboration en entreprise, grâce à de nouveaux outils, ou encore qui voit les citoyens munis de canaux de synchronisation et de contestations nouveaux avec les réseaux sociaux. 

Le management dans le monde qui vient

Or, l’esprit de l’organisation de l’État tel qu’il est aujourd’hui ne saurait s’opposer plus à ce modèle qui vient. C’est également valable pour les grandes entreprises françaises, au sein desquelles on confond encore largement management et commandement, un trait que renforce la culture des grandes écoles - dont certaines d’origine militaire - d’où sortent nombre des dirigeants de ces organisations. Là encore, cette confusion, acceptable dans l’ère qui nous précède, se heurte difficilement à la nouvelle réalité. Disposant d’une expérience très limitée des modèles de management appropriés à la gestion de projets complexes, ne maîtrisant pas suffisamment les technologies numériques, mais munis d’une autorité que confèrent leurs diplômes prestigieux, ces jeunes fonctionnaires maintiennent le statu quo plus qu’autre chose. 

Le numérique induit une réelle révolution anthropologique qui voit les organisations prendre une nature radicalement différente de celle que nous connaissons. 

Cette verticalité uniquement descendante est évidemment contestée parce qu’elle nie le plus souvent la nature même des individus. Cette forme de négation aboutit à la brutalisation du commun des mortels par la complexité des processus bureaucratiques, tout au moins pour ceux qui n’ont pas les contacts permettant d’éviter ces tracas au sein de la haute fonction publique. C’est aussi cette verticalité et cette centralité que dénoncent, entres autres choses, les mouvements contestataires récents tels que les Gilets jaunes. Il est vrai que la construction de la norme et des politiques publiques nouvelles ne fait que peu l’objet de concertation avec les usagers, à tel point que les débats citoyens ouverts à la suite de la crise des Gilets jaunes étaient apparus comme une concession sans pareil de l’État central. 

Il ne s’agit pas pour autant de faire l’apologie d’un "État libéré" à l’image des "entreprises libérées" dont les gourous du management ont prêché les vertus quelques années durant. Si quelques cas (la Biscuiterie Poult, Favy, le Groupe Hervet) ont bien adopté ces modèles, il s’est avéré difficile au fil du temps de démultiplier ces pratiques managériales ; néanmoins, la pratique de l’État est généralement inverse. Cette incapacité à réellement inclure les citoyens dans la réflexion en dit long sur la nature de l’État. 

Un État moderne peut tout à fait adopter subsidiarité, agilité, collaboration, tout en conservant un projet politique porté par une équipe ou même un individu. Il s’agit néanmoins d’effectuer une réorganisation de la gouvernance de l’État et de son rapport au citoyen à l’instar de ce que l’on observe dans les startups. Il ne s’agit plus de mettre le citoyen face à l’État mais bien au cœur de l’État, tout au moins de la conception des politiques publiques. 

Une amélioration est-elle possible ? 

Dans la mesure où la révolution numérique est désormais un facteur premier de la transformation du monde, il semble donc d’autant plus urgent de repenser en profondeur l’organisation de l’État et de l’ensemble des trois fonctions publiques dont les principes généraux sont semblables. 

Le premier domaine de réflexion concerne la relation de l’État à ses compétences. Si les fonctions publiques ont accès aux expertises techniques disponibles dans les corps d’ingénieurs, celles-ci sont évidemment en nombre trop limité et ne semblent pas toujours optimisées par rapport aux besoins réels. Ainsi, l’école des Mines (que l’on pourrait tout aussi bien renommer l’école de l’Intelligence Artificielle) ne forme qu’une poignée d’ingénieurs par an ; là aussi, un élitisme jalousement préservé. De surcroît, on peut se demander si ces ingénieurs et techniciens bénéficient de la même capacité de promotion que les autres agents issus par exemple du Trésor ou de l’Inspection, pour ne pas les nommer. 

Pour l’instant, les compétences fortes de l’État ne sont accrues que de quelques dizaines d’agents réellement experts chaque année, qui sont presque tous affectés à la Direction interministérielle du numérique.

On le comprend, il est aussi indispensable de renforcer considérablement, au-delà des compétences techniques, celles dédiées au numérique. Pour l’instant, les compétences fortes de l’État ne sont accrues que de quelques dizaines d’agents réellement experts chaque année, qui sont presque tous affectés à la Direction interministérielle du numérique (Dinum), l’agence en charge de la transformation de l’État. Il convient de revoir en profondeur l’organisation des grands corps de l’État. Par exemple, faire évoluer les concours de sorte à largement minorer l’importance accordée au Langage et donc à l’expression orale lors des oraux permettrait d’attirer des profils plus variés. Il conviendrait aussi de valoriser les connaissances et compétences numériques plutôt que de surinvestir dans des titres académiques classiques.

Il serait également important de s’assurer que les élèves de l’ensemble des écoles liées à la fonction publique soient en contact avec le terrain. Un élève énarque, s’il est bien envoyé en sous-préfecture lors de son stage, ne sera néanmoins presque jamais en contact avec les administrés, ou alors de façon exceptionnelle. Des écoles comme Polytechnique continuent également à induire un esprit fortement élitiste, qui biaisera la relation aux administrés et limitera les opportunités d'aller directement au contact des situations difficiles sur le terrain. De surcroît, et ce n’est pas le moindre des reproches que l’on peut faire à ces formations, le code ne sera pour ainsi dire jamais envisagé comme un moyen de résoudre des problèmes quotidiens.

Enfin, l’État serait bien avisé d’avoir une politique de type "make or buy" telle que l’on en trouve dans les pays anglo-saxons. Avant d’initier de nouveaux projets informatiques, une concertation avec l’ensemble des parties prenantes devrait être initiée afin de savoir si l’État dispose des compétences pour faire en interne, ou encore faire en interne avec des prestataires indépendants, ou contractuels, en sous-traitant tout ou partie. D’une façon générale, l’État doit impérativement renforcer sa capacité à effectuer de la maîtrise d’œuvre : les échecs retentissants de projets informatiques démontrent que cette capacité n’est plus présente et, comme nous le verrons plus loin, n’utilise pas les bonnes méthodologies. 

Ensuite, le deuxième domaine de réflexion concerne la gouvernance de ces projets et de leurs administrations. Les acteurs politiques devraient descendre plus fréquemment sur le terrain, participer à des ateliers de co-créations avec les intéressés et les experts. Il est symptomatique que cela ne soit jamais le cas (en dehors des ateliers-citoyens post Gilets jaunes, qui ont plutôt représenté l’occasion d’exposer des griefs que de prototyper leurs résolutions). Cela aurait de multiples vertus : insuffler un peu d’humilité au sein des représentants d’un État qui induit chroniquement cette idée de verticalité. Cela permettra ensuite à ces acteurs politiques de mieux comprendre les enjeux concrets auxquels font face leurs administrés ou les tracas administratifs que peuvent générer leurs administrations. Cette recommandation est tout aussi valable pour les hauts fonctionnaires qui n’ont que rarement l’occasion d’être en contact avec les usagers. 

Les acteurs politiques devraient également accroître leur compréhension du numérique. On peut aisément objecter que les élus n’ont pas à être experts en toutes choses, néanmoins la révolution numérique est plus que l’avènement de nouvelles technologies, c’est une rupture qui concerne l’ensemble des activités humaines, au point qu’il ne semble plus exagéré de la qualifier de révolution anthropologique. Ne pas comprendre cette dynamique biaise fortement la pertinence des projets politiques qui pourraient être proposés. 

Néanmoins, les acteurs politiques devraient se concentrer sur l’expression de cette vision et cesser d’interférer sans cesse dans l’exécution. Outre la verticalisation connue du pouvoir, la crise du Covid-19 a mis en évidence l’existence d’une forme de micro-management permanent qui tétanise les agents en empêchant la prise d’initiative. Ainsi, les processus de management propres au monde des organisations cellulaires du logiciel devraient être appliqués à la production des nouveaux services de l’État. Si le couple président de la République - Premier ministre peut conserver l’expression de la vision et du projet politique, l’expérimentation doit désormais être largement déléguée à l’administration, y compris les choix structurants.
 

Outre la verticalisation connue du pouvoir, la crise du Covid-19 a mis en évidence l’existence d’une forme de micro-management permanent qui tétanise les agents en empêchant la prise d’initiative.

Dans le monde des startups on évoque le principe des OKR (objectives and key results) : fixer un cap et le moyen de mesure de ce que l’on souhaite atteindre. Le reste doit être délégué au terrain, et cela implique une co-construction avec les usagers-citoyens. C’est évidemment un changement de perspective fort, qui implique que l'État redevienne capable en matière de gouvernance de projet et maîtrise les subtilités de la conception de type "design thinking". 

Enfin, le troisième domaine de réflexion concerne le management des projets (à différencier de la gouvernance). Le management de projet au sein de l’État est largement polarisé par la volonté de limiter les risques. C’est d’ailleurs pour cela que le moindre projet y débute généralement par une évaluation juridique et par la mise en place de systèmes de contrôle budgétaire. Or, dans le monde numérique, on a coutume de dire qu’un projet dont le premier acte consiste à obtenir un accord de la direction juridique est mort-né. Il est au contraire largement recommandé de chercher à répondre de la façon la plus brute possible au besoin de l’utilisateur, sans se soucier des éventuels contraintes réglementaires. Ce n’est qu’une fois que la valeur ajoutée de la solution est clairement identifiée et admise par l’ensemble des parties prenantes que l’on cherche une compatibilité avec le cadre réglementaire.

Cette culture aboutit à privilégier les cycles en V, qui ne sont pour ainsi dire plus utilisés dans le monde numérique en raison de l’éloignement intrinsèque de l’usager qu’ils induisent. Le cycle en V est en réalité la quintessence des modèles encourageant le micromanagement, l’introduction en amont des contraintes juridiques les plus castratrices en matière d’innovation ; on notera toutefois que tous les dépassements les plus célèbres de projets informatiques signalés par la Cour des Comptes (Louvois, Chorus, Opérateur national de paye) ont fait l’objet de méthodes de développement fondé sur un cycle en V.

L’autre solution consiste à adopter des modes agiles, des procédés de développements mettant en place des modèles de management connus et reconnus pour leur efficacité dans l’univers numérique. Il serait ici trop long de détailler ces processus : on les résumera au travers de quelques notions fortes tels que les groupes agiles, comprenant une équipe d’une dizaine de personnes au plus avec un coordinateur interne et externe (qui peut être dénommé scrum-master), des codeurs, des designers, etc. Ce groupe dispose d’une très grande autonomie pour réaliser un petit morceau de logiciel (que l’on nomme souvent micro-service). Les OKR, cités plus haut, sont des objectifs qui vont décider de la réussite ou de l’échec du projet. Il peut également s’appuyer sur l’utilisation de méthodes de design-thinking, visant à préserver une écoute forte des utilisateurs, qu’ils soient internes ou externe. Si en apparence cette méthode peut sembler facile à mettre en œuvre, elle continue à butter sur l’omniprésence des silos au sein de l’État, qui n’est pas structuré par rapport à ses usagers mais par rapport à ses besoins propres. Les Maisons de services au public sont un premier pas dans une approche orientée utilisateur. Elles devraient être systématisées pour créer une nouvelle dynamique au sein de l’État. 

En tout état de cause, conserver le modèle actuel ne semble pas être une option tenable : outre le fait que les citoyens français sont de plus en plus défiants vis-à-vis de leur classe politique et critiques à l’égard du fonctionnement de la fonction publique, il est nécessaire de prendre en compte les risques pour la souveraineté que les principes organisationnels de l’État lui font courir. Incapable de mutabilité, l’État est peu à peu substitué par des dispositifs qui lui sont externes et voit ses missions et son rôle restreints d’année en année. Récemment, dans le cadre de la crise du Covid-19, si l’Éducation nationale a pu continuer à fonctionner, c’est largement du fait de l’utilisation d’outils numériques d’origine américaine. Zoom, Teams, Notes, Drive, etc. ont été de longues semaines les outils de prédilection du corps professoral, là où les services numériques de l’Éducation nationale n’ont été que faiblement présents. Demain, l’enjeu pourrait se renouveler avec l’identité électronique, les systèmes de paiement, la collecte de l’impôt, ou encore des services privés de sécurité et de santé.

 

Copyright : STEFAN WERMUTH / AFP

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