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29/10/2019

Opioïdes : vers la fin de la crise ?

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Opioïdes : vers la fin de la crise ?
 Angèle Malâtre-Lansac
Auteur
Ancienne directrice déléguée à la Santé

Chaque année, l’épidémie des opioïdes tue autant d’Américains que la guerre du Vietnam. Les antalgiques opioïdes sont des produits dérivés de la morphine, non classés dans la liste des produits stupéfiants et utilisés pour lutter contre la douleur (par exemple le Tramadol ou l'OxyContin). Symptôme d’un système de santé dysfonctionnel à bien des égards, cette crise a tué près de 400 000 personnes entre 1999 et 2017, malgré les engagements politiques répétés et les moyens financiers déployés. Le passage devant la justice des industriels du médicament et des distributeurs ouvre-t-il la voie au début d’une sortie de crise ? 

Judiciarisation de la crise des opioïdes : les leçons du tabac

Le 21 octobre, trois distributeurs de médicaments et un laboratoire pharmaceutique ont trouvé un accord dans lequel ils se sont engagés à payer 250 millions de dollars pour solder les plaintes de deux comtés de l'Ohio les accusant de porter une lourde responsabilité dans la crise des opioïdes. Cet accord est loin de marquer la fin des procédures judiciaires puisque près de 2500 plaintes doivent encore être examinées pour déterminer les responsabilités de l’industrie pharmaceutique et des distributeurs dans cette crise sanitaire.

Cette procédure historique n’est pas sans rappeler les litiges qui avaient opposé les Etats américains et l’industrie du tabac dans les années 1990 et s’étaient soldés par la signature en 1998 du Master Settlement Agreement (MSA) dans lequel les grandes compagnies de tabac américaines s’étaient engagées à verser aux Etats américains des milliards de dollars pour compenser les dépenses de santé liées aux méfaits du tabac. Le MSA avait par ailleurs largement encadré le marketing et la commercialisation du tabac aux Etats-Unis. Cet accord, accompagné de campagnes de sensibilisation et de prévention ainsi que de la création de la Truth Initiative, une fondation de santé publique, a contribué au déclin de l’usage du tabac aux Etats-Unis, le pourcentage de fumeurs quotidiens dans la population étant passé de plus de 30 % au début des années 1990 à 14% aujourd’hui.

Les actions en justice aujourd’hui engagées contre les industriels impliqués dans la production et la vente de médicaments opioïdes devraient permettre de donner davantage de moyens aux collectivités locales qui sont en première ligne dans la gestion d’une épidémie qui tue chaque jour 130 personnes aux Etats-Unis. Toutefois, si cette réponse judiciaire est bienvenue et nécessaire, elle ne saurait suffire à répondre durablement à la complexité des enjeux sanitaires et sociaux soulevés par la crise. 

Pouvoirs publics, industriels, médecins, FDA, trafiquants : qui est responsable de la crise ?

L’épidémie des opioïdes se distingue de celle du tabac par son extrême complexité, ses évolutions dans le temps et son caractère multifactoriel.

L’origine de l’épidémie actuelle remonte au début des années 1990, quand des campagnes d’information organisées par des sociétés savantes et des associations de patients ont légitimement sensibilisé l’opinion et le corps médical sur le manque de prise en compte du traitement de la douleur aux Etats-Unis, alors que près de 50 millions d’Américains souffraient de douleurs quotidiennes.

L’épidémie des opioïdes se distingue de celle du tabac par son extrême complexité, ses évolutions dans le temps et son caractère multifactoriel.

De nouveaux standards pour lutter contre la douleur ont été établis, interprétés par un grand nombre de médecins comme une incitation à prescrire des opiacés pour des douleurs chroniques non-cancéreuses. Les prescriptions d’opioïdes ont ainsi augmenté de 350 % entre 1999 et 2015, poussées par des campagnes de marketing agressives de la part des industriels qui s’appuyaient des études datées du début des années 1980 (depuis remises en cause) démontrant que les opioïdes ne produisaient pas d’addiction.

Les morts par overdoses ont commencé à augmenter de façon inquiétante dès les années 2000. Le Center for Disease Control décrit ainsi trois phases dans l’épidémie des opioïdes : 

  • Une première vague dedécès par overdose dans les années 1990 impliquant majoritairement des médicaments opioïdes "légaux" et prescrits par les médecins ; 
  • Une deuxième vague à partir de 2010 avec une extension de la consommation de ces opioïdes hors du cadre médical. De plus, une partie des patients, devenus dépendants des opioïdes, se sont tournés vers des produits de plus en plus forts, en particulier l'héroïne ; 
  • Une troisième vague depuis 2013, impliquant majoritairement des opioïdes de synthèse dont le fentanyl, 50 à 100 fois plus puissant que la morphine et largement fabriqué sur le marché noir international (notamment en Chine). Aujourd’hui, les overdoses d'opioïdes concernent majoritairement des drogues illicites comme l'héroïne et le fentanyl, "seuls" 35 % des décès en 2017 étant liés à des opioïdes prescrits légalement.

Le profil des personnes touchées est atypique puisqu’il s’agit essentiellement d’adultes jeunes (moyenne d’âge 40 ans), de race blanche et de sexe masculin (67 % des morts par overdose). Sur le plan géographique, les overdoses touchent davantage certains Etats américains, et notamment la Virginie occidentale, l’Ohio, le Maryland, le Maine ou encore le Massachussetts.

Le nombre de prescription d’opioïdes, bien que toujours élevé, a baissé continuellement depuis 2010 sans que la crise sanitaire ne cesse. De plus, ni les mesures prises par les pouvoirs publics pour endiguer l’épidémie et notamment l’état d’urgence sanitaire déclaré fin 2017 par le président Trump, ni le budget de six milliards de dollars dégagé pour améliorer l’éducation des patients et des professionnels et favoriser l’accès aux traitements ne semblent encore suffisants.

Une approche multidimensionnelle pour endiguer l’épidémie

Les sommes que se sont engagées à verser les distributeurs et les industriels du médicament impliqués dans la crise des opioïdes devraient servir à financer différentes actions pour mettre fin à l’épidémie. Toutefois, sans une approche multidimensionnelle prenant en compte les aspects sociaux, sanitaires et judiciaires, la crise continuera et l’espérance de vie des Américains, en déclin depuis plusieurs années, risque, au mieux, de stagner à un niveau bien inférieur à celui des autres pays de l’OCDE.

La littérature scientifique montre que les approches multiples sont les plus efficaces pour à la fois endiguer le trafic, lutter contre les addictions et limiter le nombre de morts par overdose. Des efforts ciblés et multi acteurs sont ainsi nécessaires, parmi lesquels : 

  • en amont, des campagnes de sensibilisation pour le grand public et un changement d’approche dans le traitement de la douleur impliquant l’usage d’autres antalgiques, des technologies innovantes, des thérapies psychologiques (thérapie cognitivo-comportementale, relaxation), etc. Ces approches multidisciplinaires restent encore mal prises en charge par les assureurs américains et peu enseignées dans les études médicales ; 
  • pour les patients les plus à risque, une diffusion des meilleures pratiques auprès des professionnels de santé, un suivi précis des prescriptions par patients et une prévention ciblée ;
  • pour les utilisateurs dépendants : un meilleur accès aux traitements de substitution, la règlementation actuelle limitant cet accès ainsi que des incitations à une prise en charge s’appuyant sur les données scientifiques, la prise en charge de l’addiction étant de qualité très variable en fonction des Etats et des couvertures médicales des patients ; 
  • une amélioration de l’accès aux traitements d’urgence des overdoses (naloxone) ; 
  • des actions de lutte contre le trafic de drogue
  • des moyens dédiés à la recherche et à la surveillance de cette crise, à l’image de la Truth Initiative créée à l’occasion du MSA. 

Cette approche sanitaire large et multidimensionnelle tarde à se mettre en place dans un pays qui ne dispose pas d’un système de santé centralisé et où les responsabilités des différents acteurs sont difficiles à déterminer. De plus, la stigmatisation entourant les addictions et l’usage de drogue, constitue une barrière importante dans la mise en place d’actions d’envergure pour mettre fin à la crise. 

Quels risques pour l’Europe ?

Avec moins de 5% de la population mondiale, les États-Unis représentent 80 % de la consommation mondiale d’opioïdes et concentrent la grande majorité des morts par overdose.

Toutefois, l'usage problématique des opioïdes se répand dans d'autres pays de l'OCDE, notamment en Europe du Nord, phénomène lié à la fois à une hausse des prescriptions médicales et à un trafic croissant de drogues illicites.

Selon l’OCDE, en 2015, hors Etats-Unis, les pays les plus touchés par les morts par overdoses d’opioïdes étaient le Canada (85 mort par million d’habitant), l’Estonie (81), la Suède (55), la Norvège (49), l’Irlande (44) et le Royaume Uni (41).

L’Europe de son côté gagnerait à suivre de très près les évolutions de la crise, et les tendances de consommation européenne.

La France se situe toujours parmi les pays les plus épargnés par l’épidémie, même si début 2019, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) publiait des chiffres sur la hausse de la consommation d’opioïdes en France, liée à une volonté légitime de meilleure prise en charge de la douleur. Les prescriptions ont augmenté d’environ 150 % entre 2006 et 2017 et près de 10 millions de Français se sont vus prescrire des opioïdes en 2015 (notamment tramadol, codéine, morphine, fentanyl). Le nombre de décès liés aux overdoses d’opioïdes y est sans commune mesure avec les Etats-Unis mais a également augmenté en France (4 décès par semaine). 

Le sujet des opioïdes sera sans aucun doute présent dans les débats sur la santé qui occupent une place de choix dans la campagne pour l’élection présidentielle de 2020 aux Etats-Unis. L’Europe de son côté gagnerait à suivre de très près les évolutions de la crise, et les tendances de consommation européenne. Une vigilance et une surveillance étroite est nécessaire pour éviter qu’une crise d’ampleur ne touche l’Europe dans quelques années.

Copyright : OLI SCARFF / AFP

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