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03/05/2021

Napoléon ou la France ivre de sa puissance

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Napoléon ou la France ivre de sa puissance
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Deux siècles après la mort de Napoléon, la France continue de rêver qu'elle est une grande puissance mondiale. Nostalgie d'un passé révolu qui l'entraîne parfois sur un terrain diplomatique et politique dangereux, explique Dominique Moïsi.

Deux siècles, presque jour pour jour après la mort de Napoléon, le 5 mai 1821, quels enseignements géopolitiques peut-on tirer de son "aventure", et ceci sans tomber dans la nostalgie ou l'anachronisme ?

"J'ai refermé le gouffre anarchique et débrouillé le chaos. J'ai ennobli les peuples et raffermi les rois. J'ai excité toutes les émulations, récompensé tous les mérites, et reculé les limites de la gloire !" Dans Le Mémorial de Saint Hélène qui contient les propos de l'empereur recueillis par le comte de Las Cases, Napoléon n'est guère porté à l'autocritique. En réalité, en particulier sur le plan international, son bilan est nettement moins flatteur. Il suffit de comparer les cartes de l'Europe en 1815 après la fin du Congrès de Vienne, et en 1789 à la veille de la Révolution française. Les frontières de la France se sont simplement rétrécies. Certes pas de manière considérable. L'objectif du Congrès de Vienne était - pour plagier la célèbre formule sur l'Otan de Lord Ismay (son premier Secrétaire général) - de garder la Grande-Bretagne "in", la Russie "out" et la France "down", mais pas humiliée.

Fin de la prééminence française

Au final pourtant, le bilan géopolitique de Napoléon est "globalement négatif". L'empereur a affaibli la France et renforcé ses adversaires. Le bilan démographique est catastrophique, même si plus de la moitié des soldats qui composaient la Grande Armée dans la campagne de Russie en 1812 - et qui furent défaits de manière décisive en octobre 1813 lors de la "bataille des Nations" à Leipzig - étaient d'origine allemande et italienne. La quête de la gloire et celle de la puissance ne sont ni identiques, ni nécessairement compatibles. L'astre de Napoléon dépassa certes celui de Louis XIV, mais son échec final mit fin à la prééminence française sur l'Europe.

L'astre de Napoléon dépassa certes celui de Louis XIV, mais son échec final mit fin à la prééminence française sur l'Europe.

En émergeant victorieuse de son conflit avec Napoléon, la Grande-Bretagne "sortait par le haut" de cet épisode humiliant qu'avait constitué pour elle la perte de ses colonies américaines. Elle pouvait poursuivre son effort pour devenir l'Empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. La Russie prolongeait sa marche vers le centre de l'Europe. L'Allemagne, qui n'était encore qu'une expression géographique, se préparait à succéder à l'Espagne, puis à la France, pour devenir "le problème européen". Le pays que ses voisins devaient "équilibrer".

"Libérateurs armés"

Certes, le monde a profondément changé en deux siècles. En 1821, le Concert des puissances européennes était le cœur de la politique internationale. L'Amérique n'était qu'une République naissante, et la Chine venait d'entrer dans une phase de déclin qui allait durer jusqu'en 1978 et l'arrivée de Deng Xiaoping au pouvoir.

En 2021, le monde est dominé par ce qui apparaît de plus en plus comme un "nouvel ordre bipolaire extra-européen" constitué autour des États-Unis et de la Chine.

Et pourtant, en dépit de ces différences majeures, il y a des enseignements, et plus encore des avertissements à retenir - sur le plan géopolitique - des années de la Révolution et de l'Empire.

"Personne n'aime les libérateurs armés." La première leçon repose sur cette phrase de Robespierre. Les armées de la Révolution, étaient porteuses de ses principes libérateurs. Mais très vite, de l'Italie à l'Allemagne et l'Espagne, les troupes "libératrices" de la France furent perçues comme des armées d'occupation et de conquête, et rejetées comme telles. La guerre d'Espagne constitua - Napoléon en était conscient et l'admet dans Le Mémorial de Sainte-Hélène - une erreur majeure et un tournant négatif décisif que la retraite de Russie ne fit qu'approfondir. Après la Suède de Charles XII et avant l'Allemagne d'Hitler, Napoléon allait comprendre, trop tard qu'il n'est pas raisonnable d'envahir la Russie à la fin de l'été.

Avertissement diplomatique

L'Europe du début du XIXème siècle n'a bien sûr rien à voir avec l'Afrique du XXIème siècle. Et pourtant. L'engagement des troupes françaises au Sahel commence à évoquer, au moins symboliquement et à la marge, celui de nos troupes en Espagne, (sinon en Russie), il y a plus de deux siècles. Dans l'histoire des interventions militaires françaises récentes, l'"opération Barkhane" pourrait-elle constituer l'intervention de trop : celle qui contribuera à retourner l'opinion publique française contre le principe même de l'intervention armée au-delà de nos frontières ? Le soutien à des régimes, toujours moins légitimes aux yeux de leurs peuples, l'escalade de la violence avec son inéluctable cortège de "dommages collatéraux", le contrôle impossible de territoires trop étendus et au climat trop extrême : n'est ce pas le problème du Tchad, sinon du Mali aujourd'hui ? De plus, comment à terme, un pays démocratique peut-il poursuivre seul sa démarche interventionniste, alors que le grand frère américain est toujours plus réticent, et s'apprête à y mettre fin en Afghanistan ?

Au-delà de l'avertissement stratégique, il existe un avertissement, plus diplomatique et politique. L'épopée napoléonienne continue à faire rêver de nombreux Français. Quoi de plus romantique en effet que cette image de Napoléon, de retour de l'île d'Elbe, porté en triomphe par ses partisans dans l'escalier du palais des Tuileries que vient de quitter Louis XVIII ?

"L'ordre européen" imposé par Napoléon à l'Europe a laissé des souvenirs, pas tous positifs.

Des Français "arrogants"

Mais "l'ordre européen" imposé par Napoléon à l'Europe a laissé des souvenirs, pas tous positifs. Il y a une semaine à peine, une amie allemande exerçant de hautes fonctions à Bruxelles me confiait qu'au sein de l'Union, le départ des Britanniques avait eu pour conséquence de rendre les Français "plus arrogants encore". "Ils se mettent à parler exclusivement en français entre eux, comme si le reste de l'Europe n'existait plus." Et d'ajouter : "On n'est plus au temps de Napoléon, quand même !"

La nostalgie de la gloire, tout comme celle de la puissance - que l'on n'a plus les moyens d'imposer - peut constituer un handicap. Surtout si au même moment, on proclame sa volonté de relancer une grande aventure européenne, pour exister face à la Chine et aux États-Unis. Il faut commémorer le bicentenaire de la mort de l'empereur : mais avec distance et lucidité.

Avec l'aimable autorisation des Échos (publié le 02/05/2021)

 

 

Copyright : PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP

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