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26/11/2019

L’Outre-mer, quel numéro de téléphone ?

Trois questions à Frédéric Lazorthes

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L’Outre-mer, quel numéro de téléphone ?
 Frédéric Lazorthes
Essayiste et consultant en stratégie et communication

Du 22 au 25 octobre dernier, le président de la République Emmanuel Macron était en déplacement dans les Outre-mer de l’océan Indien. Alors que la grogne sociale persiste en France, entre mouvement des gilets jaunes et montée de l’opposition à la réforme des retraites, qu’en est-il Outre-mer ? Le gouvernement peine à imposer son agenda politique dans des territoires hétérogènes et confrontés à un fort sentiment d’abandon. Observe t-on une unité politique des Outre-mer face à ce dernier ? L’écologie est-elle autant au cœur du débat public qu’en France métropolitaine ? Éléments de réponse avec Frédéric Lazorthes, chroniqueur, essayiste et contributeur sur l’Outre-mer de l’opération "Macron, les douze mois de Jupiter" menée par l’Institut Montaigne.

Confins, sinon confettis de la République française, comme on les nomme parfois, dispersés aux quatre coins du globe, les territoires d'Outre-mer, géographiquement éloignés les uns des autres, ont pourtant des trajectoires politiques convergentes, avec notamment une montée de l'extrême-droite, et des revendications sociales similaires. Comment l'expliquer ? Cela a t-il toujours été le cas ?

Il existe de longue date de nombreux points communs entre tous les Outre-mer, particulièrement entre les départements et régions d’Outre-mer, les DROM (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion, Mayotte), la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie Française ayant des statuts particuliers. La situation politique des DROM a fortement convergé avec le vote national. La convergence des trajectoires politiques et électorales des "quatre vieilles colonies", comme on appelait en 1946 au moment de leur "départementalisation", les territoires français des Amériques - Guadeloupe, Martinique et Guyane, ainsi que la Réunion, tient à la revendication de leur pleine appartenance à la République plutôt qu’à la France. Cette revendication s’ancre à l’abolition définitive de l’esclavage de 1848, puis grâce à l’accession progressive à la citoyenneté de la majeure partie des populations ultramarines à partir de la Troisième République. Ce mouvement culmine au moment de la Seconde Guerre mondiale, avec la génération de Léopold Bissol, Gaston Monnerville, Raymond Vergès et du jeune Aimé Césaire. Les territoires et populations ultramarines souhaitent être considérées comme faisant partie de la République française à part entière et non entièrement à part, selon une formule d’Aimé Césaire.

La convergence avec le vote hexagonal se manifeste par l’influence des forces politiques nationales, celle des communistes, à travers Raymond Vergès et Aimé Césaire, mais aussi celle des gaullistes, notamment avec Michel Debré, député de la Réunion de 1963 à 1988. Le radical Gaston Monnerville fut aussi une figure centrale, parlementaire guyanais à la tête du Conseil de la République puis du Sénat, puis président du Conseil général du Lot. Dans les années 1960, le vote ultramarin est légitimiste et favorable à la droite mais les désillusions de la départementalisation provoquent une cassure. L’exigence de l’égalité républicaine s’accompagne désormais d’une revendication d’autonomie vis-à-vis de "la métropole". Si paradoxalement, l’Outre-mer vote à contre-courant de l’Hexagone lors de la présidentielle de 1981, le glissement vers la gauche est favorisé par la politique de décentralisation et l’entrée dans l’âge des adaptations statutaires sur mesure Outre-mer.  En somme, c’est une erreur de perspective que de considérer que le vote ultramarin serait à l’écart des logiques électorales métropolitaines.

Certes, le vote d’extrême droite est longtemps resté marginal entre Outre-mer. En 2002, Jean-Marie Le Pen n’y dépasse pas la barre des 5 %. À présent, l’Outre-mer semble se mettre au diapason politique de l’Hexagone. La percée de l’extrême-droite est manifeste depuis le premier tour de l’élection présidentielle 2017. Cette mise au diapason est avant tout la conséquence de l’effondrement des forces politiques dominantes. Aux Antilles comme en Guyane, le parti socialiste s’effondre. À La Réunion, l’après-Vergès signe le reflux du Parti communiste réunionnais (PCR), alors que le gaullisme voit ses relais s’effriter et que la défiance à l’égard des partis et des représentants politiques se généralise. La décomposition partisane et le départ de grandes figures politiques conjuguent leurs effets. Une génération politique ultramarine majeure quitte la scène, notamment en raison de la fin du cumul des mandats, à l’image des départs de Victorin Lurel en Guadeloupe et de Serge Letchimy en Martinique.

Toutefois, il convient de mettre un bémol à l’idée de convergence avec l’Hexagone. En premier lieu, la montée du Rassemblement national (RN), saisissante aux élections européennes de 2019, ne doit pas faire oublier sa faible implantation territoriale. Lors des élections législatives de 2017, les candidats du RN ont recueilli un niveau de suffrages bien plus faible qu’en France métropolitaine : moins de 4 % sur l’ensemble des Outre-mer, contre 14 % dans l’Hexagone. Toutefois, les élections municipales de 2020 et régionales de 2021 pourraient changer la donne, à la Réunion en particulier où le RN est arrivé en tête dans toutes les 24 communes de l'île en juin dernier ! Enfin, depuis des décennies, l’abstention caractérise le vote ultramarin. Lors des dernières élections européennes, 83 % des électeurs ultramarins se sont abstenus, contre 49 % en métropole.      
 

Lors des dernières élections européennes, 83 % des électeurs ultramarins se sont abstenus, contre 49 % en métropole.

Par ailleurs, la vraie question est celle de la diminution de la visibilité de l’Outre-mer dans le débat public. Le risque est que les Outre-mer, de composantes vivantes de la pluralité française, se réduisent à une sorte de "lobby". Aujourd’hui, quelle conversation commune, civique ou culturelle, intellectuels ou artistes ultramarins et intellectuels ou artistes hexagonaux partagent-ils ? Les Outre-mer sont marginalisés aussi bien dans le lointain que dans le semblable, alors que la nouvelle fracture sensible passe par la ligne de couleur et de culture liée à l’immigration.

Les territoires ultramarins ont en commun une vulnérabilité au changement climatique, de la biodiversité à Grande-Terre à la forêt amazonienne guyanaise. Comment les populations locales se positionnent-elles sur les questions écologiques ?

La réflexion sur la question environnementale y a été engagée dès les années 1970, afin de réfléchir à des formes propres de développement. Elle est indissociable d’une valorisation culturelle, d’une affirmation régionale et d’une aspiration à l’autonomie. Paul Vergès, président du Conseil régional de la Réunion de 1998 à 2010, est ainsi passé du communisme anticolonial à l’invention d’un modèle réunionnais de développement écologique. Paradoxalement, ce fut au moment où la Réunion servait de référent à l’État pour promouvoir l’idée de développement durable Outre-mer, lors des Grenelles de l’environnement, qu’un changement de majorité dans l'île lors des élections régionales de 2010 mit un terme à cette ambition, au profit de l’assimilation et de la convergence avec l’Hexagone.

La nouveauté est un discours étatique faisant des Outre-mer le laboratoire d’une "croissance verte et bleue". Cependant, une telle affirmation d’un modèle de développement peut entrer en tension avec la revendication d’égalité de traitement sur la plan social et économique, autrement dit le principe de "convergence" avec l’Hexagone qui culmine avec la loi du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle Outre-mer. Là réside une grande part de l’ambivalence des pouvoirs publics par rapport aux Outre-mer dans une double logique de "convergence" et de "différenciation".

En analysant pour l’Institut Montaigne, un an après la présidentielle de 2017, la doctrine et la politique ultramarine d’Emmanuel Macron, j’avais insisté sur le fait, qu’en rupture avec François Hollande, elle semblait reprendre l’idée de "développement endogène" portée par Nicolas Sarkozy.  Le principe avait été inscrit dans la loi du 27 mai 2009 pour le développement économique des Outre-mer, mais les tenants et les aboutissants n’avaient jamais été véritablement assumés, en dehors d’une vague perspective de réduction de la dépense publique. Toutefois, à mi-mandat, la politique ultramarine d’Emmanuel Macron semble viser, par l’axe écologique, le point d’équilibre entre l’exigence d’égalité et de convergence et la promotion d’un développement différencié. La signature, en juillet 2019, des "contrats de convergence et de transformation" (CTT) avec 31 collectivités ultramarines, concilie la mise en œuvre des orientations de la loi de 2017 avec le principe de la "responsabilisation" et de la "différenciation" selon les territoires. Sous le primat de la perspective écologique, le Livre Bleu Outre-mer (2018) fixe la doctrine : "chaque territoire connaît sa propre temporalité" et il ne revient pas à l'État de "préempter" leur "avenir".

Toutefois, sur le plan électoral, à considérer les européennes, Guyane mise à part, la percée de la liste EELV conduite par Yannick Jadot est contenue, voire inexistante. Cela ne signifie pas que les préoccupations écologiques ne sont pas fortes, mais qu’elles passent souvent par des revendications en termes de protection des populations et de santé, et portées par de nombreux acteurs politiques et sociaux. Cas exemplaire, les conséquences de l’usage massif du chlordécone dans les bananeraies des Antilles jusqu'en 1993, alors qu’il était interdit depuis trois ans dans l’Hexagone, qui a contaminé 95 % des Guadeloupéens et 92 % des Martiniquais. La conscience de la vulnérabilité accrue des territoires des Outre-mer aux risques naturels, notamment depuis les ouragans de septembre 2017 aux Antilles, a renforcé la préoccupation écologique et replacé l’État en première ligne.

La préoccupation écologique et environnementale s’exprime donc sur deux niveaux : la protection des populations réclamant l’engagement de l’État et le désir des ultramarins de maîtriser leur mode propre de développement économique. Dans cette perspective, le gouvernement promeut la "trajectoire 5.0" construite  autour de cinq objectifs : zéro carbone, zéro déchet, zéro polluant agricole, zéro exclusion et zéro vulnérabilité. Elle sert de base à des engagements concrets inscrits dans les “contrats de convergence et de transformation (CCT)” de trois ans.

Cependant, il ne s’agit, à ce stade, que de grandes intentions et de quelques balises. L’enjeu écologique est intimement couplé à la question du modèle socio-économique ultramarin. Cela apparaît nettement dans les enquêtes d’opinion : les préoccupations majeures des populations demeurent le chômage et la cherté de la vie. Aussi la réussite de la transition écologique Outre-mer, par le déploiement de l’économie circulaire et du recyclage, la visée de l’autonomie alimentaire par le renforcement des filières locales, l’ambition de l’autonomie énergétique autour des énergies renouvelables, soulève un double défi : celui de l’amélioration effective des conditions de vie et d’un changement de modèle économique.

La préoccupation écologique et environnementale s’exprime donc sur deux niveaux : la protection des populations réclamant l’engagement de l’État et le désir des ultramarins de maîtriser leur mode propre de développement économique.

En somme, alors que la confiance des populations ultramarines dans les politiques publiques est à son point le plus bas, la promesse de l’élaboration négociée de nouveaux modèles de développement durable est le dernier horizon pour retisser le lien avec l’État et l’Hexagone. Toutefois, les tensions sociales grandissantes dévoilent le caractère éruptif de territoires qui ont vu, depuis quinze ans, les inégalités intérieures croître, après une lente et longue phase de réduction jusqu’au début des années 2000. Aussi n’est-il guère surprenant que ce soit en outre-mer, à la Réunion, que le mouvement des Gilets Jaunes ait reçu l’écho le plus profond, illustration de la défiance et de désillusions collectives, mais aussi d’attentes nouvelles.

Mayotte a été paralysée par trois mois de mouvement social début 2018. Un an plus tard, la réponse du gouvernement a-t-elle été à la hauteur du défi sécuritaire et social, alors que le quart de la population de l'île est en situation illégale ? Que retenir du récent passage du président de la République ?

Mayotte est à la fois un cas symptomatique et un cas à part. Symptomatique de la récurrence des crises qui affectent les Outre-mer et auxquelles les gouvernements apportent des réponses dans l’urgence. Mayotte est la seule entité des Comores à avoir fait en 1974 le choix, confirmé par le référendum de 1976, de rester au sein de la République française. À la différence des autres territoires ultramarins, Mayotte a une population présentant peu de différences, à 95 % musulmane. Défendue par les élus, la départementalisation qui implique des transformations juridiques et culturelles profondes, a été reçue comme une promesse par la population qui l’a plébiscitée à 95 % lors du référendum de 2009. Mais la désillusion et les tensions se traduisent jusque dans les urnes : en juin dernier, abstention massive et liste RN à 46 % !

Mayotte est bousculée par le défi démographique. En cinquante ans, la population a été officiellement multipliée par huit, de 32 607 habitants en 1966 à près de 260 000 en 2017. Un habitant sur deux a moins de 18 ans. Selon une mission parlementaire conduite en septembre 2018, plus de 400 000 personnes vivent à Mayotte, de loin le territoire ultramarin le plus densément peuplé. Cette incertitude statistique découle de la pression migratoire : un habitant sur deux est de nationalité étrangère, essentiellement des Comoriens. Or cette croissance continue et rapide de la population se traduit aussi par l’extension des formes d’habitats insalubres, les bangas, de simples cases de tôles. De véritables bidonvilles s’étendent sur des terrains instables et déclarés non constructibles.

Or, dans ce contexte, la départementalisation, qui bouleverse la société, peine à apporter les fruits annoncés. 80 % de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté hexagonal. Un tiers des habitants n’a pas l’eau courante. La crise de 2018 a mis en évidence une forme d’impuissance de l’État : pendant six semaines de grève et de blocages, du 20 février au 3 avril 2018, pour protester contre l’insécurité, les pouvoirs publics ont semblé dans l’incapacité d’agir. Face à l’impasse, le gouvernement annonce un  "plan d’action pour l’avenir de Mayotte" avec l’installation sur place d’une délégation interministérielle ad hoc placée sous la houlette d’un préfet de grande autorité, Dominique Sorain, alors directeur de cabinet de la ministre des Outre-mer. Le plan, dévoilé en mai 2018, n’a d’autre objectif que de rétablir l’autorité de l’État et de réaffirmer l’inscription de Mayotte dans la France. Lors de son premier déplacement à Mayotte le 22 octobre dernier,  Emmanuel Macron l’a résumé d’une formule : "La France, c’est la sécurité, la France, c’est la santé, la France, c’est l’école".

De fait, en dix-huit mois, le renforcement des forces de l’ordre et des service publics est sensible. La lutte contre l’immigration clandestine a été accentuée et les services et moyens de l’État sur place renforcés. La construction d’un nouveau centre hospitalier a été engagée tandis qu’une trentaine de nouveaux postes ont été affectés au Centre Hospitalier de Mayotte. La priorité a aussi été donnée à la construction et à l’équipement des établissements scolaires. Toutefois, les établissements sont vite débordés et les postes sont difficiles à pourvoir. Plus largement, la faible stabilisation des personnels administratifs et les difficultés d’attractivité sont un des symptômes de la fragilité de l'île.

Il est donc difficile, dans ce contexte, de conclure que la réponse forte du gouvernement sera suffisante. Il est même possible de se demander si les données structurelles du défi mahorais ne dépassent les moyens d’action actuels de l’État. Des questions de fond sur la pertinence de la transformation par assimilation à la France de la société mahoraise au XXIe siècle ne vont pas manquer de se poser de nouveau, d’autant plus que la crispation sur l’immigration clandestine sur place peut avoir des effets en retour sur l’opinion publique hexagonale. Au demeurant, depuis des années, la situation de Mayotte cristallise le débat sur l’acquisition de la nationalité française et a amené, à la suite de la crise de l’hiver 2018, le législateur à y restreindre le principe du "droit du sol" : la loi pour une immigration maîtrisée du 10 septembre 2018 le conditionne au fait qu’un des deux parents doit résider sur l'île de manière régulière.

 

Copyright : Helene VALENZUELA / AFP

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