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31/10/2019

L’offre 5G de Huawei et les sanctions américaines : la clef taïwanaise

L’offre 5G de Huawei et les sanctions américaines : la clef taïwanaise
 Mathieu Duchâtel
Auteur
Directeur des Études Internationales et Expert Résident

HiSilicon (la filiale semi-conducteurs de Huawei) dépasse Apple pour la première fois comme client numéro 1 de Taiwan Semiconductor Manufacturing Corporation : telle était la une du Digital Times (電子時報), le principal journal taïwanais de l’industrie des technologies de l’information et de la communication (TIC), le 22 octobre dernier. Ce titre reflète les efforts de Huawei pour accumuler des stocks de semi-conducteurs taïwanais, afin se protéger par anticipation contre les futures restrictions en matière de transfert de technologie que l’entreprise pourrait subir aux États-Unis. Mais cette information souligne un phénomène plus structurel, l'irrésistible attraction mutuelle qui s’exerce entre le secteur chinois de la 5G, en pleine croissance, et les fabricants taïwanais d’équipement TIC. Le déploiement de la 5G crée une opportunité immense pour le secteur technologique taïwanais. Faire partie de la chaîne d'approvisionnement de Huawei pendant sa phase de "désaméricanisation" offre une perspective de croissance unique. Cette liaison peut sembler contre-intuitive si l’angle d’analyse retenu est géopolitique. Elle se produit en effet malgré les tensions avec la Chine dans le détroit de Taïwan, malgré la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, malgré l'approfondissement des liens entre les États-Unis et Taïwan sous les présidences de Donald Trump et Tsai Ing-en - et malgré l'interdiction, pour des raisons de sécurité nationale, des équipements Huawei à Taïwan.

Le 19 novembre expirera le gel de facto du placement de Huawei et de 68 de ses sociétés affiliées sur la liste noire (Entity List) du Département du Commerce américain, après la fin de la deuxième période de 90 jours de "licences générales temporaires" accordée par Washington. Il se peut que le système actuel de licences temporaires soit renouvelé - ou qu’un terme y soit mis. Il se peut également que les catégories de transactions temporairement autorisées sans licence d'exportation changent de nouveau. La suite des événements est à l’entière discrétion de l'exécutif américain et prédire la politique que choisiront les Etats-Unis n’est pas l’objet de cet article. Si le fait de placer Huawei sur une liste noire puis, immédiatement, de créer un régime d'exemptions n'est certes guère un signe de cohérence, la politique américaine visant à empêcher Huawei de déployer ses infrastructures 5G est globalement assez cohérente.

Quoi qu'il advienne, Huawei est en train de désaméricaniser sa chaîne d'approvisionnement et Taïwan constitue une excellente alternative pour atteindre cet objectif. En 2018, Huawei s'est procuré jusqu’à 11 milliards de dollars de composants auprès de fournisseurs américains ; parmi eux, des semi-conducteurs de Qualcomm, Intel et Texas Instruments, des puces à radiofréquence de Skyworks Solutions et Qorvo, des puces de mémoire de Micron, des outils de conception de circuits intégrés auprès de Synopsys et Cadence Design Systems, et bien sûr des logiciels, y compris le système d'exploitation Android de Google. Depuis peu sur le marché, le premier smartphone 5G de Huawei, le Mate 20X, inclut de nombreuses technologies américaines – un résultat atteint grâce aux stocks de biens américains que Huawei a constitués et grâce aux licences générales temporaires qui lui ont été accordées malgré les sanctions. 

Sans accès aux fournisseurs américains, l’entreprise Huawei sera-t-elle en mesure de maintenir son offre 5G au même niveau de qualité et de prix ? Il est important - bien que délicat, d’un point de vue analytique - d’établir une distinction entre les équipements de télécommunication d’une part et les smartphones 5G d’autre part. Les experts de l'industrie considèrent que l'offre de Huawei, en matière de stations de base (centres de traitement des signaux, qui permettent de connecter un réseau mobile), ne sera pas radicalement affectée. 

Le déploiement de la 5G crée une opportunité immense pour le secteur technologique taïwanais. Faire partie de la chaîne d'approvisionnement de Huawei pendant sa phase de "désaméricanisation" offre une perspective de croissance unique.

L’entreprise chinoise risque néanmoins de rencontrer un obstacle de taille. Pour les experts de l’industrie des semiconducteurs, le défi majeur pour Huawei est l'accès aux Field Programmable Gate Arrays (FPGA), ces circuits intégrés composés d'un réseau de cellules programmables et qui constituent des éléments essentiels à la construction des stations de base. Aujourd'hui, les deux seuls fournisseurs de Huawei en la matière, Xilinx et Altera, sont américains. Huawei a certes pris les devants et accumulé des stocks de FPGA, mais son projet est de remplacer le FPGA par des circuits ASIC, une technologie en cours de développement par... Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC). Dans l’ensemble, si les exemptions étaient supprimées fin novembre, les activités de Huawei dans le domaine des smartphones 5G seraient davantage susceptibles d'être affectées par les restrictions américaines en matière de contrôle des exportations que ne le seraient ses activités dans le domaine des équipements de télécommunications.

En 2018, Huawei était déjà le deuxième plus gros client, après Apple, des entreprises taïwanaises de matériel informatique. Le montant total des marchés passés cette année-là par Huawei avec Taïwan a été évalué à 12 milliards de dollars. Selon des sources industrielles citées par Business Today (今周刊), ce montant devrait atteindre 15 milliards de dollars en 2019. Les entreprises taïwanaises fournissent à Huawei des modules de reconnaissance optique (c’est le cas de Largan Precision, qui compte également Apple comme client), assurent l'assemblage (FIH Mobile, une filiale du groupe taïwanais Foxconn) et lui vendent des composants radiofréquences de module IC (Richwave). L’infrastructure 5G de Huawei elle-même intègre des équipements taïwanais ; par exemple, ses stations de base 5G sont équipées de semi-conducteurs fournis par TSMC.

L'activité 5G de Huawei est par nature une opportunité formidable pour l'industrie taïwanaise des semi-conducteurs car les circuits intégrés sont essentiels pour les smartphones, les stations de base et les différents appareils de l’Internet des objets, entre autres. En 2020, 12 milliards de dollars devraient être investis dans de nouveaux sites de production à Taïwan. Taïwan jouit du dynamisme de son leader mondial, TSMC, et d’un écosystème d'acteurs forts qui déploient leurs activités à la fois dans la fabrication de circuits intégrés (United Microelectronics Corporation, UMC), dans leur conception sans fabrication (Mediatek), dans le conditionnement, l’emballage et les tests (ASE Technology à Kaohsiung et SPIL à Hsinchu). Les entreprises taïwanaises représentent 72,2 % de la fabrication mondiale de circuits intégrés (une industrie d'une valeur de 47 milliards de dollars à l'échelle mondiale en 2018), et 55,9 % du packaging et des tests. Si l'on ajoute à cela la conception de circuits intégrés et les cartes mémoire, l'industrie taïwanaise des semi-conducteurs pèse 14,9 % du marché mondial.

Aujourd'hui, les smartphones haut de gamme de Huawei utilisent la série de puces Kirin conçue par sa filiale HiSilicon. Ses produits de milieu de gamme fonctionnent avec Snapdragon, un système sur puce conçu par la société américaine Qualcomm. Ses smartphones bas de gamme, comme le Y6, intègrent la série Helio, développée par MediaTek, une société taïwanaise. Bien qu'ils aient été conçus par trois sociétés différentes, tous ces systèmes de puces sont fabriqués par la même fonderie taïwanaise, TSMC. Une alternative à la fabrication de puces par TSMC peut émerger pour les puces bas et moyen de gamme qui ne nécessitent pas la meilleure technologie semi-conductrice, mais en ce qui concerne les marchés haut de gamme, la concurrence entre Samsung, Apple et Huawei est en réalité celle qui oppose les deux sociétés ayant la capacité de construire des usines de dernières technologies : Samsung, qui fabrique ses propres puces, et TSMC, qui alimente les appareils iPhone et Huawei.

Au sein du secteur technologique taïwanais, il existe plusieurs exemples de gagnants potentiels. A titre d’illustration, Huawei ne représentait en 2018 que 3 % des ventes totales de Mediatek, le plus grand concepteur de circuits intégrés d'Asie. Mais dans la mesure où le nouveau système sur puce 5G développé par Mediatek sera commercialisé dès l'année prochaine, ce taux est appelé à augmenter et les activités qui lieront Mediatek à Huawei pourraient se développer au-delà des simples smartphones. Win Semiconductors, une société qui produit de l'arséniure de gallium, un composant clé dans la production de semi-conducteurs, prévoit une augmentation des commandes qui lui seront passées ; et aujourd'hui, Huawei représente déjà 10 % de ses ventes. Les entreprises qui fabriquent des composants intégrés dans la fabrication de petites cellules (small cells), comme Sercomm et Alpha Networks, s'attendent à un boom. En effet, la 5G fonctionne sur des ondes radio haute fréquence à plus haut débit et qui supportent mieux une capacité accrue que les réseaux basse fréquence, mais qui fournissent une couverture moindre - d'où la nécessité de déployer la technologie offerte par les petites cellules dans les stations de base. En outre, si le bannissement de Huawei par les États-Unis est confirmé, Macronix aura la possibilité de reprendre une partie des activités de Micron avec Huawei dans le domaine des puces mémoire.

En résumé, la principale menace pour les fournisseurs taïwanais, eu égard aux activités qu’ils déploient pour Huawei, réside dans le risque que le géant chinois perde son accès au système d'exploitation Android. Si l'alternative que pouvait offrir Hongmeng, le système d’exploitation dévoilé par Huawei en août dernier, s’avère peu crédible, Huawei perdra des parts dans le marché des smartphones au profit de Samsung, groupe qui ne dépend pas, lui, du matériel taïwanais. De manière assez ironique, alors même que Taïwan s’aligne sur les États-Unis sur le plan géopolitique, la concurrence entre Huawei et Samsung fait que Taïwan a beaucoup à perdre des restrictions américaines contre Huawei - même si ces dernières ne restreignent pas directement les entreprises taïwanaises -, et beaucoup à perdre à s’aligner avec la Chine dans la concurrence mondiale des smartphones.

Pour les stations de base et les smartphones 5G, la dépendance de Huawei à l'égard de Taïwan va augmenter - cela, en totale contradiction avec les tensions que l’on note aujourd’hui dans les relations entre les deux rives du détroit de Taïwan.

Si elle parvient à surmonter cette rivalité sino-américaine, TSMC, qui est aussi la société la plus valorisée sur le marché boursier taïwanais, bénéficie d’une position clé pour tirer profit du déploiement de la 5G. TSMC est aujourd'hui la seule société, avec Samsung, à fabriquer la technologie de production de puces de 7 nanomètres destinée aux circuits intégrés alimentant les smartphones les plus avancés. Cette offre de TSMC est sur le marché depuis 2018. Intégrée au sein des smartphones les plus pointus, elle est achetée par les principaux acteurs du déploiement de la 5G, parmi lesquels HiSilicon, Broadcom ou encore MediaTek. Le processeur Kirin 980 de Huawei l’utilise par exemple. TSMC a récemment annoncé que sa production de semi-conducteurs de 7 nanomètres serait insuffisante pour répondre à la demande au quatrième trimestre 2019, et peut-être même en 2020, du fait de la commercialisation de la 5G.

La position de TSMC paraît solide : l’avance technologique qu’elle a sur ses concurrents se consolide, voire s'accroît. TSMC est déjà en piste pour se lancer dans la production de puces électroniques de 5 nanomètres dès 2020. L’entreprise prévoit un investissement de 10 milliards de dollars à Tainan, au sud de Taïwan, pour la prochaine génération de puces, celle de 3 nanomètres. Ces différentes étapes augmenteront encore la vitesse des microprocesseurs et autoriseront l'ajout de nouvelles fonctions aux smartphones - en d'autres termes, la R&D déployée par TSMC en matière de hardware agit comme un facilitateur de la révolution permise par la 5G et l’intelligence artificielle. Cela est rendu possible par le fait que le ticket d'entrée pour construire des usines de nouvelle génération exige un tel investissement en capital et en ressources humaines que la plupart des fonderies ne peuvent tout simplement pas suivre. La société taïwanaise UMC et la fonderie américaine Global Foundries ont d’ores et déjà annoncé qu'elles n'iraient pas, dans leurs investissements, au-delà des puces électroniques de 14 nanomètres.

À Taïwan, beaucoup sont confiants sur le fait que la technologie des semi-conducteurs de pointe restera à Taïwan. L'usine de fabrication de TSMC à Nanjing, estimée à 3 milliards de dollars, ne produit que des puces de 16 nanomètres. Selon l'ancien PDG d'UMC, Jackson Hu, il est économiquement judicieux pour HiSilicon de se concentrer sur la conception de puces électroniques, et le rattrapage est extrêmement difficile car "le degré de spécialisation propre à la maîtrise de la technologie des processus est si élevé que Huawei aurait besoin d'équipes entières" - ainsi, selon lui, des recrutements individuels ne résoudront pas le problème de Huawei.

L’équipe dirigeante de TSMC présente un “ADN américain”. La plupart des dirigeants ont été formés aux États-Unis et certains ont un passeport américain. TSMC vit une histoire difficile avec la Chine, face à la constante nécessité de protéger sa technologie contre le vol ou contre les transferts de technologie intangibles qui passent par les recrutements. En 2009, TSMC a même obtenu réparation de la part de SMIC, la société de semi-conducteurs basée à Shanghai, qui avait détourné sa propriété intellectuelle. Si TSMC devait choisir entre les États-Unis et la Chine, il ne fait aucun doute que l'entreprise choisirait aujourd'hui les États-Unis.

L'implication de Taïwan dans la chaîne d'approvisionnement de Huawei démontre qu'il s'agit d'un aspect important du projet 5G chinois. Les débats européens en la matière se concentrent, à juste titre, sur les notions de risques en matière de sécurité et des avantages excessifs qui seraient laissés à la Chine. La Chine a récemment annoncé un plan visant à accélérer le déploiement de l'infrastructure domestique 5G "non-standalone", autrement dit la 5G s’appuyant sur un cœur de réseau 4G. L'un des effets escomptés est un coup de pouce considérable aux fabricants chinois de smartphones 5G, afin qu’ils réalisent des économies d’échelle, réduisent considérablement leurs coûts par rapport à leurs concurrents et conquièrent une position dominante à l’échelle mondiale. Les fabricants taïwanais cherchent à gagner cette bataille aux côtés des entreprises chinoises, en particulier en tirant parti des efforts menés par Huawei pour réduire sa dépendance à l’égard des composants américains. 

Huawei a déjà plus de 50 contrats commerciaux internationaux assurés avec des opérateurs de télécommunications pour la construction de leurs réseaux 5G. Pour les stations de base et les smartphones 5G, la dépendance de Huawei à l'égard de Taïwan va augmenter - cela, en totale contradiction avec les tensions que l’on note aujourd’hui dans les relations entre les deux rives du détroit de Taïwan. Tout ceci invite à conclure que le régime américain de contrôle des exportations tel qu’il est conçu aujourd’hui, et affaibli par son régime d'exemptions, ne parviendra guère à affaiblir l'offre d’équipement 5G de Huawei.

 

Copyright : SAM YEH / AFP

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