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29/03/2021

L'inquiétant "ensauvagement" du langage diplomatique

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L'inquiétant
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Femmes au bord de la crise de nerfs : c'était le titre d'un film de Pedro Almodóvar, sorti en 1988. En cette année 2021, le monde de la diplomatie serait-il, lui aussi, "au bord de la crise de nerfs" ? La question mérite d'être posée. Le nouveau président des États-Unis acquiesce lorsque le journaliste de la chaîne ABC lui demande si "Poutine est un tueur". Vladimir Poutine n'est pas en reste, il répond à la sortie de Joe Biden en rappelant pour consultation son ambassadeur à Washington, et en ajoutant avec un humour grinçant, comme le ferait un enfant dans un préau d'école : "c'est celui qui le dit qui l'est".

Et que dire du nouveau ton diplomatique de la Chine, qualifiant, très officiellement, un sinologue français - dont l'expression il est vrai, avait été inutilement provocatrice - de "hyène folle" et de "petite frappe" ?

Il faudrait ajouter à ce court florilège de l'ensauvagement du langage diplomatique, la poursuite des tensions entre la Turquie d'Erdogan et la France de Macron. Même si de part et d'autre, de manière certes contradictoire, on semble rechercher l'apaisement. Le président Macron n'accusait-il pas la Turquie, dans un récent entretien télévisé, de se préparer à intervenir dans l'élection présidentielle française de 2022 ? Il s'agissait sans doute de dissuader les Turcs de se comporter comme les Russes l'avaient fait à l'égard de l'Amérique.

Un art feutré

Il fut un temps où la diplomatie était un art feutré qui présupposait la maîtrise des nuances du langage. 

Il fut un temps où la diplomatie était un art feutré qui présupposait la maîtrise des nuances du langage. Pour reprendre une expression ancienne : "Le diplomate était un honnête homme envoyé dans un royaume étranger pour y mentir dans l'intérêt de son pays". Défendre son point de vue ne signifie pas insulter systématiquement celui de l'autre.

Talleyrand pouvait être cynique, opportuniste, corrompu, il restera dans l'Histoire comme l'homme qui a su, lors du congrès de Vienne, au lendemain de la Révolution et de l'Empire, réintroduire la France dans le concert des nations, en trouvant un langage et un style commun avec les puissances victorieuses. On peut éprouver des réserves très sérieuses à l'égard des politiques menées par Henry Kissinger, en Asie ou en Amérique latine. Mais il savait trouver les mots qui convenaient pour mettre en confiance des personnalités aussi diverses que le Chinois Zhou Enlai ou le Syrien Hafez El Assad.

Climat de tension

Regretter les "grands diplomates d'hier" n'a pas de sens. Le monde a trop radicalement changé pour se laisser aller à une quelconque nostalgie. Et le cynisme absolu n'est pas la meilleure des boussoles. Il est par contre légitime d'essayer de comprendre comment on a pu arriver à une telle dérive de "l'art diplomatique".

S'agit-il bien de cela d'ailleurs ou les diplomates, comme les jeunes "loups combattants" chinois, ne font-ils que suivre à la lettre les instructions d'agressivité, sinon de brutalité de langage, données par leurs dirigeants ?

Pour comprendre "l'ensauvagement" du langage diplomatique, on peut mettre en avant l'impact de la révolution de la communication, et même le climat de tension exacerbée crée par la pandémie. Mais l'explication principale est ailleurs. La confrontation entre les "grands" est revenue sur le terrain des idées. Le monde post-idéologique est derrière nous.

En changeant de ton et plus encore de cap à l'égard de la Russie, Joe Biden ne marque pas seulement sa différence avec Donald Trump. Son message est simple et tient en une formule : Ce n'est pas uniquement l'Amérique qui est de retour, mais l'Amérique des valeurs. Ce qui lui permet, comme dans un jeu de billard, d'envoyer un message sans ambiguïté à la Chine : "Je n'oublie pas le sort de la minorité ouïgoure". Et plus globalement, un signal qui se veut fort à tous les régimes despotiques qui oppriment leurs peuples, au premier rang desquels aujourd'hui, les généraux birmans.

La confrontation entre les "grands" est revenue sur le terrain des idées. Le monde post-idéologique est derrière nous.

Ce réveil de "l'Amérique des valeurs" se produit précisément au moment où la Chine est le moins prête à l'accepter. Tel le prince de Metternich dans la pièce L'Aiglon, d'Edmond Rostand, Xi Jinping a tendance à vouloir dire à la face du monde : "Mais je suis tout, mais je peux tout. Je ne tolère pas que vous me fassiez la leçon sur les droits de l'homme ou pire encore que vous traitiez une "province de la Chine", Taïwan, comme s'il s'agissait d'un État indépendant. Le vent d'est l'emporte désormais sur le vent d'ouest. Ne croyiez pas que dans votre sensiblerie démocratique à l'occidentale vous soyez majoritaires. Comment le monde peut-il continuer à croire aux valeurs que vous portez, s'il ne respecte plus ce que vous êtes devenu ?".

Dans sa légitime résistance aux provocations chinoises, le monde occidental doit résister à la tentation de l'escalade verbale. Ce n'est pas celui qui parle le plus fort qui l'emporte. C'est celui dont les résultats et les progrès sont les plus convaincants. La meilleure façon pour l'Europe et les États-Unis de contrer les défis chinois et russes est de faire preuve d'unité face à eux : et de confiance en nous-mêmes.

Intégrer les leçons de l'Histoire

Mais le monde occidental doit aussi intégrer les leçons de l'Histoire. Il n'est peut-être pas opportun de dire aux Chinois que "ni l'Europe ni la France ne peuvent être utilisées comme des paillassons". Ne nous sommes-nous pas, nous Occidentaux, métaphoriquement, sinon réellement, essuyés les pieds sur des tapis chinois (que nous dérobions aussi) quand nous nous comportions comme les maîtres absolus de la Chine à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle ? Les Chinois nous traitent comme nous les avons traités, trop heureux de consolider la confiance de leurs citoyens en soulignant leur force, à partir de nos faiblesses.

Dans la phase de "mondialisation malheureuse" sinon de début de démondialisation que nous traversons, les nationalismes explosent. Dans un tel contexte, "l'autre" est le bouc émissaire idéal. Au risque, en s'insultant constamment, de favoriser la montée des réflexes anti-asiatiques et anti-blancs…

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (mise en ligne le 28/03/2021)

Copyright : JIM WATSON / AF

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