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26/01/2022

L'inflation, quel régime ?

L'inflation, quel régime ?
 Eric Chaney
Auteur
Expert Associé - Économie

Après une période de relative accalmie, le retour de l’inflation fait planer une menace sur l’économie mondiale. La hausse des prix ouvre une période d’incertitude qui pourrait avoir différents retentissements à travers le monde. Éric Chaney, conseiller économique de l'Institut Montaigne, envisage les scénarios de l’après. 

La montée de l’inflation continue de déjouer les pronostics. Aux États-Unis où elle a atteint 7 % en décembre, elle est généralisée, au point que le président de la Réserve fédérale Jay Powell a déclaré à la sortie de la réunion du comité monétaire du 26 février : "nous avons une bonne marge de remontée des taux d’intérêt sans risque pour l’emploi". Dans la zone euro, ce sont les prix de l’énergie qui l’ont poussée à 5 %, mais les autres secteurs suivront du fait de l’augmentation des coûts et des salaires. L’inflation des prix immobiliers est déjà proche de 9 %.

Les facteurs inflationnistes sont conjoncturels et structurels

On ne peut plus soutenir qu’une fois les goulots d’étranglement de la reprise mondiale résorbés, tout reviendra dans le meilleur des mondes, car, au-delà des circonstances de la reprise, les facteurs d’inflation sont à la fois conjoncturels et structurels.

Tout d’abord, les politiques économiques restent fortement expansionnistes. L’effet des politiques de soutien au revenu durant la phase dure des politiques sanitaires va se prolonger à mesure que l’excès d’épargne accumulé par les ménages est dépensé. Côté monétaire, les taux d’intérêt réels sont toujours négatifs aux États-Unis et dans la zone euro, alors que les économies tournent à plein régime.

Des facteurs structurels sont également à l’œuvre : fin de la phase ascendante de la mondialisation, voire retour en arrière du fait de sérieuses tensions internationales, épuisement du réservoir de main d’œuvre à bon marché que fournissait la Chine, relocalisation d’activités industrielles pour se prémunir contre les risques de rupture d’approvisionnement et, enfin, hausse des prix de l’énergie liée aux efforts de décarbonation.

Deux régimes possibles pour l’inflation future

Il reste probable qu’après avoir atteint un pic, l’inflation reflue. Mais pour la suite, le débat est ouvert.
Je distinguerai deux scénarios polaires. Dans chacun, la trajectoire des prix (une courbe dont la pente est l’inflation) monte d’un cran, du fait des facteurs structurels dont je viens de parler.

Dans le scénario bénin, l’inflation accélère puis décélère lorsque le niveau des prix se stabilise autour de sa nouvelle trajectoire. Cela suppose que le rattrapage des salaires soit progressif et ne déclenche pas à son tour une nouvelle augmentation des prix.

S’il devait se produire, ce dernier enchaînement conduirait au second scénario, le mauvais, où le choc initial serait entretenu par la course entre prix et salaires comme dans les années 70.

Il reste probable qu’après avoir atteint un pic, l’inflation reflue. Mais pour la suite, le débat est ouvert.

La différence essentielle entre ces deux pôles est la réaction de la politique monétaire. Dans le cas bénin, la banque centrale annonce la couleur, agit tôt et sans excès. En tempérant la demande dans une économie en surchauffe et en signalant clairement qu’elle ne tolérerait pas un régime d’inflation élevé, la politique monétaire facilite la transition sans récession.

Dans le cas où l’inflation deviendrait pérenne et excessive, la banque centrale devrait un jour ou l’autre casser la dynamique de la demande pour enrayer celle de l’inflation, enchaînement que les États-Unis et à leur suite l’Europe ont connu au début des années 1980, lorsque le consensus politique se fit pour éliminer une inflation devenue endémique.

L’inflation n’est pas qu’un sujet monétaire !

Milton Friedman disait que l’inflation est avant tout un phénomène monétaire. C’est vrai si on se limite aux enchaînements économiques, mais c’est en réalité une question éminemment politique. 

Aux États-Unis, le camp démocrate s’en prend aux "profiteurs", s’attirant une réplique cinglante de l’ancien conseiller économique du Président Obama, Jason Furman  : "L’appétit du gain des entreprises est une bien mauvaise théorie de l’inflation".

En France, le gouvernement a tout simplement bloqué les prix du gaz et de l’électricité, faisant financer la différence entre prix de marché et prix aux consommateurs par le déficit budgétaire et une ponction considérable sur les profits d’EDF. Les sondages indiquent d’ailleurs que le pouvoir d’achat sera le sujet le plus sensible des débats électoraux, ceci expliquant probablement cela.

Le caractère politique du contrôle de l’inflation est en réalité plus profond qu’un débat électoral sur le pouvoir d’achat. À long terme, le régime d’inflation est le résultat d’un consensus social et politique. J’en prendrai deux exemples. La stricte stabilité des prix au Japon, où le niveau des prix de détail est pratiquement inchangé depuis juin 1997, n’est pas un objet de débat politique national, preuve indirecte que ce régime d’absence d’inflation est consensuel.

À long terme, le régime d’inflation est le résultat d’un consensus social et politique. 

La forte inflation française de 1968 à 1985, constamment supérieure à 5 %, avec des pointes à 15 %, était critiquée à l’extérieur, mais n’était guère débattue dans le pays, où, par-delà leur affrontement récurrent, syndicats et patronat considéraient que les pertes de compétitivité causées par l’inflation seraient absorbées par une future dévaluation.

Paradoxalement, ce sont les dévaluations en chaîne qui suivirent l’élection de François Mitterrand en 1981 qui contribuèrent à faire évoluer le consensus vers la nécessité "d’arrêter la machine infernale" de l’inflation, selon les mots même du président en mars 1983 après la troisième dévaluation, ce qui fut réalisé par Pierre Bérégovoy et Jean-Claude Trichet.

Forger un consensus anti-inflation sera plus facile aux États-Unis que dans la zone euro

Il est remarquable que le virage opéré en décembre par la Fed ait été aussi consensuel. Naturellement, le plein emploi et une inflation à 7 % ont bien aidé, mais je crois que le souvenir des réactions politiques hostiles à l’indépendance de la Fed que la politique Volcker des années 80 suscita, a également joué. Un durcissement monétaire dès le mois de mars est apparu comme un moindre mal en comparaison d’une action plus tardive mais plus brutale.

Sans mobilité du travail, la zone euro peine à parvenir au plein emploi.

La situation est différente dans la zone euro. Tout d’abord, certaines économies sont au plein emploi (Allemagne, Pays-Bas, Slovénie, Estonie, Autriche) ou en sont proches (Belgique, Irlande, Portugal) tandis que d’autres en sont encore loin (Grèce, Espagne, Italie, France, Finlande). Sans mobilité du travail, la zone euro peine à parvenir au plein emploi.

Mais même si nous y étions, la BCE se heurterait à un obstacle de taille. Elle est devenue le gendarme des spreads entre dettes des différents États, et un gendarme craint par les marchés. Or elle ne pourrait pas adopter une politique même modérément restrictive sans avoir dans un premier temps cessé ses achats de titres, ce qui pourrait déstabiliser certains pays comme l’Italie.

Le contraste avec le régime de basse inflation précédent est saisissant. Dans un monde où l’inflation est trop basse, il est possible de faire d’une pierre deux coups en achetant la dette des états de la zone : stimuler l’économie en contraignant les taux d’intérêt à long terme à rester bas et en même temps prévenir toute tentative de spéculation contre les états les plus fragiles. Dans le mauvais scénario d’une inflation croissante, les deux objectifs deviendraient contradictoires.

Au vu des niveaux de dettes publiques atteints dans les pays les plus fragiles, 207 % du PIB pour la Grèce, 156 % pour l’Italie, 135 % pour le Portugal, il me semble probable que la BCE privilégierait la stabilité de la zone euro plutôt qu’une action déterminée contre l’inflation.

L’inflation forcera la zone euro à repenser son fonctionnement

Comment sortir de ce cercle vicieux pour la zone euro, si par malheur l’inflation devenait endémique ? Francesco Giavazzi et Charles Weymuller, respectivement conseillers économiques de Mario Draghi et d’Emmanuel Macron, ont proposé la création d’une agence de gestion des dettes publiques de la zone euro ce qui permettrait à la BCE de s’en alléger. Mais, comme ses auteurs le reconnaissent, cela pourrait encourager une forme implicite de mutualisation des dettes.

Lutter contre l’inflation dans ce contexte ramènerait rapidement au premier plan la question politique essentielle de la zone euro : comment avancer de façon démocratique vers une forme de fédéralisme rejetée lors de la négociation du Traité de Maastricht et qui n’a pas le soutien des populations ? Un sacré défi.

 

Copyright : TIMOTHY A. CLARY / AFP

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