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09/04/2018

L'histoire a besoin de grands duos

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L'histoire a besoin de grands duos
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

"J'ai immédiatement compris, à son regard, que je pourrais m'entendre avec lui. Il en fut, je crois, de même pour lui." C'est en des termes très proches de ceux utilisés par Michel de Montaigne pour expliquer son amitié avec La Boétie - "parce que c'était lui, parce que c'était moi" - que  Frederik De Klerk m'évoque sa première rencontre avec Nelson Mandela. Il l'avait fait sortir secrètement de prison, pour le rencontrer à la présidence.

J'ai eu le privilège il y a quelques jours, de pouvoir m'entretenir longuement avec l'ancien prix Nobel de la paix. A quatre-vingt-deux ans, l'homme est toujours majestueux. Il émane de sa personne la sérénité d'un homme en paix avec lui-même. Il a su saisir l'occasion que l'histoire lui offrait.

A la fin des années 1980, le président Ronald Reagan avait su, lui aussi, voir en Mikhaïl Gorbatchev, un homme "différent" des précédents dirigeants soviétiques, un homme en qui il avait confiance contre l'avis même des diplomates chevronnés qui l'entouraient.

On ne saurait bien sûr établir un parallèle entre la fin de la guerre froide et la fin de l'apartheid. Près de trente ans après la chute du mur de Berlin, la tension est de retour entre l'Est et l'Ouest. Tout n'a pas été facile, loin de là, mais l'Afrique du Sud a su, elle, surmonter les années de l'apartheid. Le processus de réconciliation est toujours à l'oeuvre. Le nouveau président, Cyril Ramaphosa - contrairement à son prédécesseur, Jacob Zuma -, donne le sentiment qu'il pourrait être un digne héritier de Mandela.

La confiance ne se décrète pas

Il existe pourtant des leçons à tirer de ces deux accélérations décisives de l'histoire. La première est que la confiance ne se décrète pas. Elle se donne après s'être éprouvée. La deuxième est que le rôle des hommes est décisif. Les circonstances sont importantes, bien sûr. Sans la fin de la guerre froide et du soutien que l'URSS accordait à l'ANC (African National Congress), Mandela et De Klerk ne seraient peut-être pas parvenus à un accord. Mais, à la fin, ce sont leurs personnalités qui ont fait la différence : leur humanité, leur vision, leur charisme.

Ces rappels historiques ne sont pas neutres. Ils constituent comme un avertissement et nous incitent à la plus grande prudence, sinon à la nostalgie. Et si, aujourd'hui, face à une nouvelle et globale accélération de l'histoire, c'était les hommes de qualité qui faisaient défaut ? On parle, de Pyongyang à Washington - sans oublier Moscou, Ankara ou Jérusalem -, de rencontres et d'ouvertures spectaculaires. Mais qu'en est-il réellement ?

Calculs tactiques

La confiance est partout absente et les petits calculs tactiques l'emportent sur les visions stratégiques. Donald Trump peut vouloir inviter Vladimir Poutine à Washington ou se préparer à rencontrer directement le leader nord-coréen Kim Jong-un. Mais nous sommes beaucoup plus dans la communication que dans la véritable négociation. Les dirigeants nord-coréens ne veulent à aucun prix renoncer à l'arme de dissuasion ultime. Ils souhaitent gagner du temps et profiter de la compétition qu'ils contribuent à approfondir entre les Etats-Unis et la Chine. Xi Jinping a ainsi reçu Kim, avant même que, peut-être, Donald Trump le rencontre. Nord-Coréens et Chinois entendent, les uns comme les autres, s'appuyer sur le mélange de vanité et d'incompétence qui caractérise désormais le pouvoir à la Maison-Blanche.

A Jérusalem, comme à Ramallah ou à Gaza, il s'agit de bien autre chose. Yitzhak Rabin n'a pas vu hier en Yasser Arafat le Mandela palestinien - ce qu'il n'était d'ailleurs pas. Cela ne l'a pas empêché de chercher les voies de la paix avec lui. En Afrique du Sud, il s'agissait de créer un nouvel équilibre des pouvoirs entre majorité noire et minorité blanche, et d'aboutir ainsi à la réconciliation entre "Africains". Au Moyen-Orient, l'objectif, plus modeste, est celui de la cohabitation pacifique entre deux peuples qui ne se sentent pas comme des cousins, même distants.

Aujourd'hui, les Palestiniens, en essayant de concilier une stratégie de non-violence à la Gandhi - on en est encore très loin - et des revendications maximalistes, aux yeux des Israéliens du moins, le droit au retour de tous les Palestiniens, entendent tirer les leçons de leurs échecs précédents. L'ultraviolence de la seconde Intifada avec sa stratégie de "bombes humaines" n'a fait que durcir la résilience des Israéliens. La quête d'un compromis territorial entre deux Etats s'est heurtée à la poursuite par Israël de l'établissement de nouvelles colonies de peuplement, alors même que les négociations de paix étaient en cours.

Encouragés par les développements intervenus à leurs frontières, en particulier en Syrie, les dirigeants israéliens actuels ne croient plus qu'en la loi du plus fort. A l'heure du changement spectaculaire de la politique saoudienne et de la poursuite de la menace du fondamentalisme islamique, ils sentent que le temps, au moins à court terme, peut jouer en leur faveur. Si même les Arabes ne font plus semblant de s'intéresser au sort des Palestiniens, qui, en dehors des Iraniens et, accessoirement, des Turcs, prendra leur défense ? Les Palestiniens font, eux, le calcul exactement inverse. Ils savent que "le temps long de la démographie" leur appartient. Avec ou sans "droit universel au retour", ils deviendront toujours plus nombreux.

Alliances artificielles

Les alliances contemporaines entre l'Arabie saoudite, les Etats-Unis et Israël, d'un côté, l'Iran, la Turquie et la Russie, de l'autre, sont artificielles. Elles ne sont pas basées sur des valeurs communes, mais sur des calculs qui peuvent changer. Les renversements d'alliance sont toujours possibles, sinon probables. Ils dépendent avant tout des circonstances d'un monde fluctuant, sans règles et désormais sans arbitre.

C'est pour toutes ces raisons que Mandela et De Klerk nous font rêver d'un monde où la confiance et l'espoir ne seraient pas absents, un monde où le médium ne l'emporterait pas systématiquement sur le message.

Quand Reagan faisait rire Gorbatchev

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 09/04/18)

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