Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
06/09/2021

L'héritage surprenant de Ben Laden

Imprimer
PARTAGER
L'héritage surprenant de Ben Laden
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

"Les hommes font l'histoire, mais ne savent pas l'histoire qu'ils font." Vingt ans après les attentats du 11 septembre 2001, la formule de Karl Marx pourrait-elle nous aider à comprendre les bouleversements intervenus dans le monde au cours des deux dernières décennies ?

Avec le retour des talibans au pouvoir à Kaboul, la tentation serait grande de considérer qu'il ne s'est rien passé en vingt ans, au-delà du bruit, de la fureur et des souffrances inutiles. Le monde - au moins à Kaboul - n'est-il pas redevenu ce qu'il était en 2001 ? Rien ne serait plus éloigné de la réalité. Derrière l'apparence trompeuse de la continuité, le monde a très profondément changé. Mais pas nécessairement dans la direction souhaitée par ses principaux protagonistes en 2001. Des manuscrits de la main de Ben Laden récemment déclassifiés – trouvés dans son refuge pakistanais en 2011 – nous éclairent sur ses intentions.

L'homme derrière les attentats du 11 septembre ne voulait pas seulement humilier et blesser l'Amérique et rallier les musulmans derrière la création d'un nouveau califat. Il était persuadé qu'une fois atteints dans leur chair et sur leur propre territoire, les citoyens américains descendraient dans la rue pour exiger – comme ils l'avaient fait pendant la guerre du Vietnam – le retrait de leur pays, non plus d'Asie mais du Moyen-Orient. Avec la fin de la présence américaine, tout devenait possible : du renversement des régimes arabes en place à la disparition à terme de ce corps étranger en terre d'islam, Israël. Le conflit entre les "croyants" et les "infidèles", se conclurait par la défaite totale des seconds, transformant ainsi l'histoire du monde.

Projet romantique et sanglant

De fait, c'est exactement l'inverse qui se produisit, au moins – et c'est une précision essentielle – à court terme. Animée par une volonté d'autodéfense tout autant que de revanche, l'Amérique envahit l'Afghanistan pour en chasser les talibans, qui avaient fourni un sanctuaire aux terroristes d'Al Qaida. Les attaques menées sur le territoire des États-Unis allaient se traduire par plus, et pas moins d'Amérique au Moyen-Orient. Et les principaux bénéficiaires de l'entreprise de déstabilisation, menée par Ben Laden, furent les puissances non arabes de la région : la Turquie, l'Iran et plus encore Israël.

Tout s'est passé de fait comme si Ben Laden avait eu pour intention principale de renforcer l'État hébreu. Les sondages réalisés dans le monde arabe dès 2011 montraient (et continuent de montrer) que seule une infime minorité de musulmans (1 pour 100 000) se reconnaissent dans le projet radical porté par Ben Laden. De plus, comme le note Fareed Zakaria dans le Washington Post, la grande majorité des groupes islamistes, de Boko Haram au Nigéria à Al Shabab dans la Corne de l'Afrique – sans oublier bien sûr les talibans en Afghanistan – sont locaux, et non globaux. Leurs capacités destructrices n'ont pas été éliminées, mais très sérieusement réduites.

Ben Laden a affaibli le monde musulman radical et fragilisé le monde occidental libéral. 

Ben Laden a complètement échoué à unifier les musulmans derrière son projet romantique et sanglant. Il n'a réussi – succès posthume – que sur un point, certes décisif : il a affaibli l'Amérique et accéléré son départ du Moyen-Orient. Mais les bénéficiaires de ce processus ne sont ni musulmans ni même arabes : au niveau mondial, ce sont les Chinois et les Russes.

En résumé, Ben Laden a affaibli le monde musulman radical et fragilisé le monde occidental libéral. Et il l'a fait essentiellement au profit du "despotisme oriental", pour reprendre l'expression du philosophe américain d'origine allemande, Karl Wittfogel. Il reste à savoir – les historiens le diront – si ce n'est pas avant tout l'Amérique qui s'est affaiblie elle-même, en se fixant avec légèreté des objectifs qui n'étaient tout simplement pas atteignables : transformer l'Afghanistan puis l'Irak en des démocraties sur le modèle occidental. Les invasions étrangères ne produisent jamais des régimes démocratiques dans des sociétés pauvres et profondément divisées.

Une nouvelle "assurance-vie"

La "doctrine Biden" - qui vient d'être précisée par son auteur au lendemain de la chute de Kaboul - serait-elle aujourd'hui sur le fond, aussi peu réaliste que ne pouvait l'être le projet de Ben Laden hier ? Pour Biden, l'Amérique, une fois mis l'Afghanistan et plus globalement le Moyen-Orient derrière elle, va pouvoir enfin se recentrer sur des défis plus importants comme le réchauffement climatique ou la rivalité avec la Chine. Elle le fera en adoptant des méthodes de lutte contre le terrorisme ou contre ses rivaux autoritaires, qui seront plus indirectes, plus adaptées et infiniment moins coûteuses en argent comme en vies humaines.

Hélas, le postulat selon lequel l'Amérique – et avec elle ses alliés – sont depuis le retrait d'Afghanistan dans une position bien meilleure pour faire face aux défis de 2021 (qui ne sont pas ceux de 2001), n'est que très partiellement fondé. Il présuppose d'abord que l'Afghanistan ne redevienne pas un sanctuaire pour les terroristes. Ce qui est loin d'être garanti.

Et en géopolitique, les perceptions constituent une part essentielle des réalités. Or la perception de l'Amérique – par ses adversaires comme par ses alliés – a profondément changé depuis le 11 septembre 2001 et plus encore depuis la chute de Kaboul le 15 août 2021. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, les Européens avaient spontanément offert leur aide à leur grand-frère américain blessé : une offre dédaigneusement déclinée. En cet été 2021, l'Europe ne se demande plus ce qu'elle peut faire pour l'Amérique, mais comment elle peut, comment elle va vivre sans elle.

Le "retour de l'Amérique" n'est pas celui d'un Occident, pas plus réunifié en profondeur face au défi climatique que face à la Chine.

À la recherche d'une nouvelle "assurance-vie", elle se tourne vers elle-même. Mais peut-elle – en dépit de ses déclarations d'un volontarisme louable – se présenter comme une alternative à l'Amérique, un recours crédible, sinon pour le monde, au moins pour elle-même ? De fait, elle n'a pas le choix. Le "retour de l'Amérique" n'est pas celui d'un Occident, pas plus réunifié en profondeur face au défi climatique que face à la Chine.

Ben Laden a affaibli le monde arabo-musulman et le monde occidental, renforcé Israël et accéléré la montée en puissance de l'Asie. Il s'agit d'une première lecture qui évoluera nécessairement avec le temps.

Avec l'aimable autorisation des Échos(publié le 06/09/2021)

 

Copyright : SHAH MARAI / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne