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24/04/2020

Les quartiers à l’épreuve du Covid-19

Les quartiers à l’épreuve du Covid-19
 Caroline Bray
Auteur

Philosophe sur l'immigration, l'intégration et la laïcité
 Naïma M’Faddel

Auteur
Essayiste et conseillère en politique de la ville

Depuis l’annonce du confinement par le président de la République le 16 mars dernier, de lourdes et fréquentes suspicions ont pesé quant à son respect par ce qu’il est convenu d’appeler dorénavant les populations des "quartiers populaires". Cette interrogation pouvait paraître légitime et pertinente, ces quartiers étant confrontés depuis des décennies aux violences urbaines. Nous avons donc pu lire dès les débuts du confinement des articles pointant la difficulté des "banlieusards" à rester confinés chez eux, face à des forces de l’ordre parfois dépassées, suspectées elles aussi de ne pas y relever et dresser de contraventions comme partout ailleurs sur le territoire national. 

D’autres osaient mettre même en avant le discours de certains prédicateurs radicaux qui faisaient de l’épidémie de Covid-19 le juste châtiment d’une maladie divine qui frapperait les infidèles et les impies. Le nombre de malades plus élevé dans certains départements comme la Seine-Saint-Denis ou des villes comme Marseille ou Perpignan venait consolider les craintes alarmistes émises par les défenseurs ou les détracteurs des quartiers populaires. On pouvait spéculer objectivement sur la réponse "des quartiers" à cette situation nouvelle de confinement et remettre en cause le degré de civisme, de discipline et finalement de citoyenneté de ces Français de banlieue face à la brutale et virulente crise sanitaire. 

Au-delà des fantasmes et des a priori sur ces territoires, qu’en est-il donc du respect du confinement et des gestes barrières par leurs habitants ? Y aurait-il une "exception banlieue" à observer dans la crise du Covid-19 ? Quelles leçons peut-on en tirer pour l’avenir ? 

De la réalité du confinement dans les banlieues 

La semaine précédant l’annonce du confinement, lors de la mise en avant des gestes barrières, il y eut effectivement comme une "défiance" par rapport à ceux-ci. On pouvait relever une certaine nonchalance marquée par la persistance des embrassades, serrages de mains et autres accolades. Les habitants de banlieues souhaitaient montrer ainsi qu’ils n’étaient pas concernés par cette maladie invisibles... Ils la conjuraient en quelque sorte par un certain fatalisme.

Face à la brutalité et la violence de la crise sanitaire et sa propagation généralisée à l’ensemble des Françaises et des Français, quels que soient leur statut social, leur religion et leurs origines, la réaction des habitants des quartiers populaires face aux mesures de confinement a été, il convient de le souligner, globalement responsable, citoyenne et disciplinée. À ce titre, Il faut saluer le rôle joué par les autorités religieuses et, à leur tête, par le président du CFCM, Mohamed Moussaoui, qui, dès l’annonce du confinement par le président de la République, a eu un discours républicain et pédagogique. Les différents communiqués du président du CFCM ont été massivement relayés par les responsables et imams des mosquées ainsi que tous les aumôniers mobilisés : l’appel à la prière "venez prier dans la mosquée" a été remplacé par "priez chez-vous"

Il est fort à parier que ces actions de solidarité continueront et se multiplieront pendant le mois de ramadan, période propice à l’entraide et à la charité.

Les mesures sanitaires ont pris le pas sur les traditions cultuelles. Les mosquées ont été fermées, la toilette mortuaire du défunt ne se fait plus, les enterrements se tiennent sans présence des proches, l’impossibilité de rapatriement dans les pays d’origine du fait de la crise sanitaire est accepté et respecté par les familles. Le jeûne du mois de ramadan se fera cette année dans un contexte de fermeture globale et totale des mosquées de France. 

Cette crise de Covid-19 a vu s’initier et se développer des élans formidables de solidarité et de créativité à l’initiative de jeunes des quartiers populaires. Des actions de solidarités envers le personnel soignant, les personnes les plus vulnérables et les personnes frappées par la crise ont été lancées partout en France. Il est fort à parier que ces actions de solidarité continueront et se multiplieront pendant le mois de ramadan, période propice à l’entraide et à la charité.

Dès la deuxième semaine de confinement, les banlieues se sont mises en branle. Comme tous les Français, leurs habitants ont compris qu’il fallait s’isoler pour rompre la chaîne des contaminations. Évidemment, certains, minoritaires n’ont pas respecté le confinement ... comme dans le reste de la population d’ailleurs, en témoigne le nombre de contraventions et leur répartition géographique : il est évident que l’image de jeunes au bas de leurs immeubles de dix étages n’est pas la même que celle donné par l’organisation d’un barbecue entre amis dans une cité pavillonnaire ou en milieu rural. Quant aux "émeutes" du fait du rejet du confinement, elles n’auront pas eu lieu. En réalité, les violences urbaines qui secouent encore les quartiers ne peuvent être imputées au confinement. Elles relèvent malheureusement d’une habitude de confrontation avec les policiers et les pompiers, d’une détestation de l’autorité liée à un marquage de territoire. Le confinement perturbe le trafic de stupéfiants qui ne s’est pas arrêté, comme par magie, du fait de la crise sanitaire, et qui fait vivre en temps normal, ou améliore à tout le moins le quotidien, ne le cachons pas, d’un certain nombre de familles. Pour le gouvernement se posait la question de faire respecter le confinement au sein de secteurs dans lesquels policiers et pompiers sont régulièrement pris pour cible, dans un contexte "ordinaire". On demande aux policiers du "discernement"… et de "quitter très vite le terrain" pour éviter l’émeute. Mais comment peuvent-ils faire quand, depuis des décennies, leur présence est requise pour protéger les pompiers dans leurs interventions ? 

On peut comprendre que la priorité n’est pas d’aller "se battre" contre ces délinquants qui veulent en découdre avec la police dans un contexte de crise exceptionnelle dont la priorité est ailleurs : sauver et épargner le maximum de personnes. À chaque temps sa priorité. En réalité, dans ces quartiers, nous sommes face à un problème récurrent de délinquance qui se joue depuis des décennies et qu’aucune politique publique n’a réussi à relever. 

Cette délinquance inquiète d’autant plus qu’elle a vu ces dernières années la montée en puissance de très jeunes mineurs de moins de 15 ans. 

De la surmortalité dans les banlieues ? 

Si les règles de confinement sont globalement respectées dans les quartiers, comment y expliquer alors la surreprésentation dans les admissions à l’hôpital de Covid-19 ? Pourquoi tant de malades sont décomptés à Marseille, à Perpignan et en Seine-Saint-Denis ? La précarité est souvent mise en avant comme explication. Et c’est un fait : 40 % de la population des quartiers vit sous le seuil de pauvreté et ce taux peut même grimper jusqu’à 80 % dans certaines villes. Les quartiers constituent donc des poches territoriales de pauvreté sur le territoire français. Ils massifient les problèmes de précarité car rappelons également que les "pauvres" n’habitent pas uniquement dans les quartiers prioritaires (ces derniers n’en regroupent qu’un quart en France).

Mais cela ne peut suffire à expliquer cette sur-représentation. Il faut y ajouter que la sociologie des habitants des quartiers est particulière par rapport aux villes qui les abritent : c’est la France des travailleurs. N’oublions pas que dans les banlieues, 51 % des hommes sont ouvriers (contre 26 % en moyenne en France) et que 59 % des femmes sont employées (contre 42 %).

Contrairement au cliché si répandu d’hommes et de femmes vivant au crochet de la société, les habitants des quartiers sont contraints de se rendre au travail et ne vivent donc pas confinés comme un certain nombre de cadres supérieurs positionnés en télétravail. Les aides à domicile, les caissières, les aides-soignants, les infirmières, les livreurs, les chauffeurs, les agents d’entretien, les agents de sécurité sont ceux qui sont indispensables à la continuité de la vie quotidienne. Ils prennent les transports en commun, travaillent aux côtés d’autres personnes, ce qui accroît ainsi le risque d’attraper le coronavirus.

La crise sanitaire aggrave en réalité les inégalités sociales. En effet, si deux tiers des cadres et des professions intellectuelles travaillent depuis chez eux et 17 % seulement se rendent sur site, 39 % des ouvriers dès les premières semaines étaient contraints d’aller travailler, multipliant ainsi les risques de contamination. 

La crise sanitaire aggrave en réalité les inégalités sociales.

Enfin, les quartiers populaires accueillent une population très jeune, un quart de leurs habitants ont moins de 15 ans, dans des familles plus nombreuses qu’ailleurs, et l’on sait bien que la jeunesse, d’où qu’elle vienne, obéit plus difficilement aux règles. Cependant, ce constat cache aussi le vieillissement des banlieues dont on ne parle pas assez. Un habitant sur six y est aujourd’hui âgé de plus de 60 ans. Ils sont souvent dépendants de leurs enfants pour ce qui est des démarches administratives et le maintien à domicile. Très peu vont en EHPAD ou en maisons de retraite. Le confinement pose donc problème pour eux car ils ne peuvent couper les contacts avec l’extérieur. Le tissu de solidarité familiale et amicale qui leur permet habituellement de se maintenir à domicile constitue une menace en période de crise sanitaire. Ce sont donc eux qui les premiers pâtissent du non-respect du confinement par les plus jeunes. 

Notons enfin, par rapport à la surreprésentation des habitants des quartiers face au Covid-19, que la morbidité y est particulièrement développée (obésité, diabète). Par ailleurs, comme dans les territoires ruraux, les quartiers ont un moindre accès aux soins, du fait d’un déficit de médecins et de spécialistes. Sur les quartiers populaires, le sentiment d’insécurité incite, malheureusement, de moins en moins les médecins et les infirmiers à s’y installer.

Sur les quartiers populaires, le sentiment d’insécurité incite, malheureusement, de moins en moins les médecins et les infirmiers à s’y installer.

Cependant, ces caractéristiques générales, qui peuvent être rapprochées du reste de la population française, masquent des disparités fortes quant à certains problèmes spécifiques et structurels des banlieues françaises. Car la précarité entendue seulement sous l’angle des ressources ne permet pas de comprendre la surmortalité et les contaminations plus nombreuses dans ces territoires, tout comme elle ne permet pas habituellement de définir les spécificités qui les minent et auxquelles se heurte ce dispositif spécifique qu’est la "politique de la ville" depuis plus de 30 ans. 

En quoi les quartiers sont-ils différents de certains territoires ruraux ou de villes moyennes frappés tout autant par la pauvreté ?

Les quartiers de "la politique de la ville" ont été redéfinis par la loi Lamy de 2014 selon deux critères : le revenu de ses habitants et la densification du quartier.C’est donc la massification de la précarité qui a conduit à la définition des quartiers : autrement dit, ceux-ci sont des territoires qui présentent la particularité de regrouper un maximum de personnes aux revenus modestes. Un quart des pauvres de France y habitent.Ce qui veut dire également que trois quarts des pauvres habitent en dehors des quartiers. Pour autant, ces quartiers bénéficient du concours d’une puissante politique publique qui y déploie des moyens considérables et y organise un renouvellement urbain depuis des décennies.

Pour autant, ne nous cachons pas, les difficultés n’ont pas cessé, voire se sont aggravées, dans les territoires où la politique de la ville a été mise en œuvre. 

Elle s’exerce dans un contexte de "quartiers" sur une population fragilisée à tous points de vue. L'absence de mixité sociale et culturelle y est un état de fait. Beaucoup de quartiers jouent un rôle d'accueil des primo-arrivants sur le territoire pour des immigrés qui rejoignent les générations précédentes de l’immigration qui connaissent déjà des difficultés sociales et économiques fortes. 

Les familles nombreuses qui s’y concentrent en majorité sont aussi des familles monoparentales. Les taux d’activité et d’emploi des femmes y sont faibles et cette absence de participation au marché du travail des femmes aggrave la situation financière précaire des familles. La monoparentalité est un puissant facteur d’appauvrissement des familles dans les classes populaires, malgré de nombreux dispositifs mis en place pour tenter de leur venir en aide.

"La politique de la ville" a en effet eu cet effet pervers, qu’elle a pourtant mené avec la volonté de bien faire, d’enfermer ses habitants dans un territoire qu’elle a construit et défini précisément, avec tout un écosystème permettant de ne pas en sortir. C’est ainsi qu’il fallait construire et placer à l’intérieur des quartiers les écoles, les commerces, les services publics et les associations chargées de mettre en œuvre les actions de la politique de la ville. En somme, la politique de la ville a confiné ses habitants avant même toute mesure de confinement due à la crise sanitaire. On a beau jeu ensuite de dénoncer le manque de mobilité des habitants des quartiers !

Les milliards dépensés pour la politique de la ville ne permettent pas aux quartiers qui y sont inscrits d’en sortir, bien au contraire ! Par une politique publique différenciée, la France a "séparé ses pauvres" entre ceux qui sont dans le fameux zonage et qui peuvent prétendre à une prise en charge spécifique, à des parcours de discrimination positive et ceux qui en sont exclus, alimentant ainsi des ressentiments et des tensions fortes entre les citoyens.

La politique de la ville a confiné ses habitants avant même toute mesure de confinement due à la crise sanitaire.

Cette politique publique a nourri la non-appartenance et le communautarisme dans les quartiers, en les enfermant sur eux-mêmes, créant ainsi en France un "eux" et un "nous" pour ceux qui vivent à l’intérieur mais aussi pour ceux qui sont extérieurs aux quartiers.

Une crise sanitaire inédite salutaire ? 

Pour autant, cette crise sanitaire inédite a quelque chose de salutaire. Loin de tous les clichés et discours sur les banlieues, elle nous révèle que comme partout ailleurs, ses habitants ont respecté le confinement, et qu’ils y ont fait preuve d’élans de solidarités envers le personnel soignant, les personnes âgées et les familles en difficulté. Concernant l’Islam, sujet hautement controversé aujourd’hui quant à la possibilité pour cette religion d’être soluble dans la République, les autorités religieuses musulmanes ont fait preuve d’un esprit républicain et citoyen en faisant primer les consignes gouvernementales sanitaires sur les pratiques cultuelles. La crise révèle ainsi un Islam de France bien plus puissant que ce que d’aucuns n’osaient imaginer. Mais ce que la crise révèle aussi avec force, qui a été rappelé dans le dernier discours du président de la République, c’est l’importance de tous ces métiers "populaires" si peu gratifiants, que ce soit par rapport à l’image qu’ils renvoient ou aux salaires qu’ils reçoivent, et qui sont pourtant indispensables à la vie de la Nation. C’est toute cette force de travail qui habite pourtant en dehors des grandes métropoles, en banlieue, dans les zones péri-urbaines ou dans les zones rurales, qui permet au pays de faire face à cette crise. Tous ensemble, ils ont permis à la vie de continuer en France, et d’assurer le confinement. Il est temps de revenir à l’article premier de la déclaration des droits de l’homme : "Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune". Principe trop souvent oublié, dans une Nation qui n’offre même plus à ses enfants l’égalité des chances dans les trajectoires scolaires. Le déterminisme social, accompagné du mépris, risque d’alimenter un dangereux vent de révolte de la France d’en bas. 

Cette crise sanitaire nous démontre qu’il est urgent d’en finir avec ces politiques de zonages et d’ériger une véritable "France pour tous", fondée sur les individus, offrant à chacun sa chance, à chacun une place. 

 

 

Copyright : Anne-Christine POUJOULAT / AFP

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