Un peu plus d’un mois avant son élection à la tête du Labour, un titre du Financial Times le désignait encore comme "l’ennuyeux Starmer" ("Boring Starmer"), reprenant une formule répétée même par ses meilleurs amis. Trois mois après sa victoire en avril 2020, le chef du service politique du journal, Jim Pickard, salue la rapidité avec laquelle ce personnage si terne avait déjà imprimé sa marque sur le parti, et l’hebdomadaire The New European, proche du New Labour de Tony Blair, le décrit comme "The Coming Starm" - c’est-à-dire, en jouant sur les mots, la tempête capable de repositionner le parti à nouveau vers le centre.
Terne et ennuyeux, Keir Starmer ? On ne peut pas dire qu’il dégage le moindre charisme. Ses discours sages ne font pas vibrer les foules et aucun n’est mémorable. Il est paré d’une coiffure étrange, avec des cheveux drus et gominés séparés par une raie de côté bien nette, comme un acteur américain d’un feuilleton des années soixante. Ses yeux sans cils et son sourire peu naturel lui donnent d’ailleurs un faux air de Dick York, alias "Jean-Pierre", le mari de Samantha dans Ma sorcière bien aimée (My Beloved Witch) - lequel ne donne jamais l’impression de briller par son esprit. Keir Starmer a le même air éberlué que Jean-Pierre, ce même douloureux plissement d’inquiétude sur le front, quand, assis devant la table centrale de la Chambre des communes et les deux "despatchboxes" (malles) qui séparent le Premier ministre et le chef de l’opposition, il semble faire un effort de concentration surhumain pour trouver un sens aux réponses de Boris Johnson, aussi flamboyantes qu’emberlificotées et imprécises. Keir Starmer, donc, ne paie pas de mine. Et pourtant… "Quand on pense qu’il n’est député que depuis quelques années, il a vraiment réussi très, très, vite. Je ne sais pas jusqu’où il ira, mais en tout cas, ça veut dire qu’il a quelque chose", admet l’ancien conseiller en stratégie de Tony Blair, Alastair Campbell.
La Chambre des communes, justement. C’est là que Keir Starmer s’est révélé. Sa chance, si l’on peut dire, fut d’y débarquer en pleine crise du Covid-19, gérée de manière calamiteuse par le gouvernement en place. Face à une pandémie de cette complexité et à la dévastation humaine, économique et sociale qu’elle n’a pas fini de générer, le leadership exige plus que jamais travail, précision, rigueur, empathie, éthique, vision politique et cohérence stratégique : autrement dit tout ce qui manque à Boris Johnson, cette formidable machine à gagner, plus faite pour l’enthousiasme des promesses de campagne et des slogans et que pour l’exercice de l’État. La traduction dans les sondages n’a pas tardé à se manifester. À la question "Quel serait selon vous le meilleur Premier ministre ?", posée par YouGov au cours du mois d’août, Starmer est arrivé pour la première fois en tête (34 %), devant Johnson (32 %).
Keir Starmer savait bien qu’il partait avec un handicap : le fougueux Boris Johnson est plus charismatique, plus politique, plus cynique, plus rusé, plus instinctif et meilleur orateur que lui. Il a compris qu’il ne servait à rien de l’attaquer, comme le faisait Corbyn, en lui opposant un carcan idéologique ou moral – dont Johnson, qui n’en a aucun, se fiche éperdument. Modestement, Starmer s’est contenté de le viser au talon d’Achille, et Boris Johnson en a trois : l’arrogance, la paresse, l’ignorance.
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