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08/12/2021

Les États-Unis sont-ils toujours le modèle des démocraties ?

Les États-Unis sont-ils toujours le modèle des démocraties ?
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

À l'occasion du sommet virtuel pour la démocratie organisé par Joe Biden les 8 et 9 décembre, le géopolitologue Dominique Moïsi s'interroge sur le choix des invités et le rôle des valeurs dans l'action extérieure des États. 

"Je dis ce que je fais, je fais ce que je dis". Joe Biden l'avait promis dans un article intitulé "Why America must lead again" publié en mars-avril 2020 dans la revue Foreign Affairs. Un sommet - virtuel, Covid oblige - pour la démocratie, se tiendra bien les 8 et 9 décembre prochain.

Sommes-nous revenus un peu plus de vingt ans en arrière ? Le sommet du président Biden évoque "l'Alliance des démocraties" le sommet organisé par le président Clinton et sa secrétaire d'État, Madeleine Albright, en 2000. La philosophie des deux sommets est la même, mais le contexte a radicalement changé.

Une alliance des démocraties

En 2000, la démocratie était "à l'offensive". L'Amérique, puissance devenue unipolaire depuis la désagrégation de l'URSS, entendait conforter son avantage et inscrire dans le temps long de l'Histoire la supériorité de son modèle démocratique. Consolider ses avantages en Europe de l'Est et du Centre, se préparer - c'était déjà le cas - à la montée en puissance jugée inéluctable de la Chine, et constituer autour d'elle en Asie, une alliance des démocraties : le projet était ambitieux et séduisant. Il l'était d'autant plus qu'il s'accompagnait à l'époque d'un rapprochement spectaculaire entre la réalité de la force, les États-Unis, et l'incarnation du Droit, les Nations unies.

Des aventures militaires douteuses au Moyen-Orient affaiblirent les États-Unis et la cause de la démocratie dans le monde.

J'en ai fait l'expérience en étant le témoin d'échanges plus que chaleureux et confiants entre le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, et l'ambassadeur des États-Unis à l'ONU, Richard Holbrooke. L'accent mis sur la démocratie et les valeurs - n'en déplaise au ministre des Affaires étrangères français d'alors, Hubert Védrine - était parfaitement réaliste. Ce qui le fut moins, après les attentats du 11 Septembre 2001, ce fut la passion dévorante et irresponsable pour la démocratie de l'entourage néo-conservateur du président George W. Bush.

"Les bolcheviques de la Démocratie" pour reprendre l'expression heureuse de Daniel Cohn-Bendit, étaient persuadés que "la démocratie à Bagdad serait la clé de la paix à Jérusalem". On ne sait que trop où cette logique entraîna l'Amérique. Des aventures militaires douteuses au Moyen-Orient affaiblirent les États-Unis et la cause de la démocratie dans le monde.

Qui inviter ? qui exclure ?

En 2021, par opposition à 2000, la démocratie est sur la défensive, même si l'invitation de Taïwan au sommet constitue une provocation délibérée contre la Chine. Pour Washington, Taïwan est perçue - à juste titre - comme un modèle de démocratie asiatique. Pour Pékin, le régime de Taipei, partie intégrante de la Chine, n'a aucune légitimité internationale. Mais au lendemain d'une présidence Trump, dominée par un anti-multilatéralisme militant et un cynisme vulgaire, l'Amérique redécouvre presque naturellement l'idée de faire de la démocratie le socle d'une alliance régénérée contre les autoritarismes. L'intention est noble, l'intuition juste, mais la réalisation difficile. D'abord parce qu'il est toujours difficile de prêcher ce que l'on pratique si mal soi-même. Les démocraties en crise, à commencer par les États-Unis, sont moins légitimes qu'il y a vingt ans à tenir un sommet pour la démocratie. Ensuite parce que la liste des participants est toujours discutable. Qui inviter, qui exclure ?

Mais surtout, s'agit-il d'une "Alliance des démocraties" ou d'une "Alliance pour la démocratie" ? La France connaît bien cette problématique, elle qui était passée, en 2007, de l'Union "de" la Méditerranée à l'Union "pour" la Méditerranée, après les protestations d'une Allemagne exclue. La liste des invités au sommet virtuel des 8 et 9 décembre, 110 pays en tout, regroupe trois catégories d'acteurs : des démocraties libérales incontestables, des démocraties faibles et corrompues, enfin des pays qui flirtent - c'est une litote - avec l'autoritarisme. La realpolitik affaiblit l'architecture d'ensemble du projet.

Les démocraties en crise, à commencer par les États-Unis, sont moins légitimes qu'il y a vingt ans à tenir un sommet pour la démocratie. 

Ni la Hongrie ni la Turquie

Mais comment équilibrer l'influence chinoise dans la zone indo-pacifique en excluant les Philippines, comment résister aux ambitions grandissantes de la Russie à l'est de l'Europe sans inviter l'Ukraine, comment lutter contre le terrorisme islamiste, en laissant de côté le Pakistan et ses services de contre-terrorisme ? Il n'était pas non plus possible de ne pas inviter le géant de l'Amérique latine, le Brésil, en dépit des orientations "Trumpistes" de son président Jair Bolsonaro. À Washington on fait sans doute le pari que dans un an, il ne sera plus au pouvoir.

En revanche, ni la Hongrie de Viktor Orbán, ni la Turquie d'Erdogan ne figurent sur la liste des invités. Trop, c'est trop. Il existe d'autres choix contestables. Alors que les alliés arabes traditionnels de l'Amérique comme l'Égypte, l'Arabie saoudite, la Jordanie, le Qatar ou les Émirats arabes unis n'ont pas été invités, la présence de l'Irak s'explique pour partie au moins par le fait qu'Israël ne pouvait pas être le seul pays à représenter le Moyen-Orient.

Au-delà de la question des invités se pose un problème plus difficile encore : celui du rôle des valeurs dans la définition de l'action extérieure des États. Une diplomatie fondée exclusivement sur les valeurs ne résisterait pas longtemps à l'épreuve du réel. Certains compromis sont inéluctables. À l'inverse, une politique étrangère qui ferait abstraction de toute considération éthique serait non seulement purement cynique, mais simpliste sinon naïve. Pour les nations démocratiques, le combat pour les valeurs est un atout et non un handicap. L'Union européenne vient de présenter le plan très ambitieux d'une aide au développement guidée par la démocratie : "Global Gateway" .

Un sommet virtuel c'est bien, une alternative démocratique aux routes de la soie chinoise, c'est mieux… pour peu que le plan européen devienne réalité.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 05/12/2021).

 

Copyright : ALEX WONG / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

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