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21/05/2021

Le Pakistan et les périls du blasphème : le contexte de la campagne contre la France

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Le Pakistan et les périls du blasphème : le contexte de la campagne contre la France
 Jean-Luc Racine
Auteur
Directeur de recherche au CNRS et chercheur senior au think tank Asia Centre

Le gouvernement du Pakistan se trouve de nouveau confronté à la montée en puissance d’islamistes radicaux. Cette fois, le principal défi ne provient pas du Tehreek-e Taliban Pakistan (TTP), qui a été presque complètement écrasé par l’armée après une attaque terroriste contre un lycée militaire en décembre 2014 à Peshawar, mais qui semble résurgent aujourd’hui. Le mouvement qui est désormais en première ligne, le Tehreek-e Labbaik Pakistan (TLP) est un acteur très différent. Tandis que les groupes radicaux traditionnels étaient proche de l’école Deobandi de l’Islam, encouragée par le président, le général Zia-ul Haq (1978-1988), le TLP trouve sa source dans l’école Barelvi. Supposément plus accommodants et proches des congrégations soufies, les Barelvis ont parfois été vus comme des remparts face à la rigidité et au militantisme des Deobandis. À ceci près que les mouvements proches de l’école Barelvi sont extrêmement sensibles quant à un élément qu’ils jugent comme décisif : la finalité du prophète Mahomet, le dernier messager d’Allah, ainsi que le respect et l’amour qu’il doit inspirer. Cette extrême sensibilité met donc en exergue un débat que le TLP a placé ces dernières années au centre des préoccupations : la lutte contre le blasphème, un délit que le régime de Zia a rendu passible de mort. Des douzaines des personnes ont été condamnées et emprisonnées, d’autres étant tuées par des fanatiques dès les premiers soupçons ou accusations. 

Les campagnes anti-blasphème et la montée du TLP

Il est vite devenu évident, pour les esprits libéraux, que les accusations de blasphème étaient trop souvent des outils maniés afin de régler des rivalités personnelles, ou comme moyen de viser des membres de minorités religieuses, qu’ils soient Ahmadis, exclus de l’Islam sous Zia pour ne pas croire en la finalité de Mahomet, chrétiens, ou hindous. C’est dans ce contexte que Salman Taseer, le puissant gouverneur du Pendjab, région la plus prospère et peuplée du Pakistan, a suggéré en se référant au cas emblématique d’Asia Bibi, une villageoise chrétienne accusée de blasphème et condamnée à mort en novembre 2010, que certains excès pourraient être évités en amendant la loi sur le blasphème. Cette remarque a provoqué l’ire du garde du corps de gouverneur, Mumtaz Qadri, membre d’un commando de police, qui a tué Taseer par balle en janvier 2011. Qadri, qui s’est rendu, a été emprisonné et condamné à mort par la Haute Cour d’Islamabad en octobre de la même année. Après le rejet de son appel en 2015, il a été pendu le 29 février 2016. Ses funérailles, le lendemain, rassemblèrent 100 000 personnes endeuillées, et sa tombe est depuis devenue un lieu de pèlerinage pour ceux convaincus que Qadri est mort en shaheed, un martyr, témoin de la foi. 

C’est dans ce contexte qu’un nouveau mouvement contestataire s’est consolidé en 2015-2016, emmené par un Barelvi radical, Khadim Hussain Rizvi. Ce mouvement a pris pour nom Tehreek Labbaik Ya Rassol Allah (TLYR), en référence au slogan des supporters de Qadri, « Labbaik, labbaik, labbaik ya Rasool Allah! » (Nous sommes, nous sommes, nous sommes avec toi, Ô Prophète d’Allah !). Il a ensuite été reconnu comme parti politique en 2017 sous le nom de Tehreek-e Labbaik Pakistan (TLP). Le gouvernement pakistanais, dirigé par le leader de la Ligue musulmane Nawaz Sharif, avait à l’époque pour stratégie de neutraliser les groupes radicaux, y compris les groupes djihadistes, via la politique électorale. En 2017, le candidat soutenu par le TLP est arrivé avec près de 6 % des voix en troisième position dans une élection partielle à Lahore, fief du parti. L’année suivante, lors des élections qui ont porté Imran Khan au pouvoir, le TLP n’a gagné aucun siège à la chambre basse du Parlement, mais a obtenu plus de deux millions de voix.

Ce à quoi nous avons récemment assisté au Pakistan n’est que la répétition d’une stratégie consistant à organiser des manifestations géantes quand la question du blasphème est posée.

Au-delà de ses positions religieuses radicales, le programme du TLP a également une dimension sociale, mêlant la promesse d’un État-providence, la dénonciation de la corruption, et la dévotion au prophète d’Allah, mobilisant massivement des manifestants venant en grande partie de "cette partie de la jeunesse qui, même si elle a des possibilité d’ascension sociale, est gagnée par une rage quasi-existentielle contre ‘le système’". Ce à quoi nous avons récemment assisté au Pakistan n’est que la répétition d’une stratégie consistant à organiser des manifestations géantes quand la question du blasphème est posée.

Des milliers de personnes prennent la rue, bloquent les avenues, les autoroutes et les transports en commun pour plusieurs jours de suite, devenant au fur et à mesure violents jusqu’à ce que le gouvernement accepte de négocier.

En 2017, le TLP fut ainsi à l’origine d’un sit-in de trois semaines sur la route principale menant d’Islamabad à Rawalpindi, manifestation dirigée contre le ministre du Droit et de la Justice après que le serment traditionnel faisant référence à la finalité du prophète, "Je jure solennellement…" prêté par les nouveaux parlementaires ait été changé en faveur de l’affirmation moins catégorique "Je crois…". Les manifestations prirent une tournure nationale, le serment original fut restauré, et le ministre dut démissionner après d’âpres négociations entre l’armée et les meneurs des manifestations. 

Les manifestations du TLP ont repris en 2018, après l’acquittement par la Cour suprême d’Asia Bibi. Un des fondateurs du TLP a appelé à renverser le chef de l’armée, le général Bajwa, et a affirmé que les juges impliqués dans l’acquittement de Bibi méritaient la mort. Le gouvernement a accepté d’inscrire Asia Bibi sur une liste de ressortissants interdits de vols afin de l’empêcher de quitter le pays, avant de revenir sur sa décision. Alors que le TLP renouvelait ses appels à manifester contre le départ de Bibi, le gouvernement a arrêté Rizvi et d’autres dirigeants du TLP, les accusant de terrorisme et de sédition, avant d’affirmer qu’ils étaient simplement placés "en détention provisoire", puis de les relâcher sous caution six mois plus tard. 

La campagne contre la France 

La campagne récente du TLP contre le blasphème a connu un regain quand Charlie Hebdo a republié des caricatures du Prophète dans un numéro spécial publié à l’occasion du procès des suspects impliqués dans l’attaque mortelle de 2015 contre le magazine, qui a débuté le 2 septembre 2020. Six semaines plus tard, Samuel Paty, enseignant ayant montré certaines des caricatures au cours d’un débat en classe sur la liberté d’expression, a été décapité par un jeune musulman d’origine tchétchène après le lancement d’une campagne contre Paty par des membres des familles des enfants. Le président français Emmanuel Macron a rendu un hommage national à Paty dans les murs de la Sorbonne, où il a loué l’action du défunt professeur, qui "fut tué parce que les islamistes veulent notre futur et qu’ils savent qu’avec des héros tranquilles tels que lui, ils ne l’auront jamais." Il a confirmé qu’au titre de la loi française régissant la liberté d’expression, "Nous ne renoncerons pas aux caricatures, aux dessins, même si d’autres reculent."

Ces déclarations ont provoqué des réactions critiques des dirigeants de pays musulmans, et des manifestations de rue dans nombre d’entre eux. Le Premier ministre pakistanais Imran Khan a déploré des remarques "encourageant l’islamophobie", et a tweeté : "C’est un moment où le Président Macron aurait pu avoir une parole d’apaisement et ainsi contrer les extrémistes, plutôt que de créer plus de polarisation et de marginalisation, qui mènent inévitablement à la radicalisation," [...] "En attaquant l’Islam, sans de toute évidence le connaître, le Président Macron a attaqué et blessé des millions de musulmans à travers l’Europe et dans le monde entier." [...] "La dernière chose dont le monde a besoin est davantage de polarisation.

Ni les mots de Khan, ni ceux de Macron, n’ont eu d’effet apaisant sur le TLP, qui a saisi cette opportunité de relancer sa campagne contre le blasphème.

Macron a par la suite, et afin de limiter les dégâts, accordé un long entretien à Al Jazeera, expliquant que bien qu’il comprenne l’émotion des musulmans furieux des caricatures, défendre le droit à publier ces caricatures ne revient pas à les approuver. 

Ni les mots de Khan, ni ceux de Macron, n’ont eu d’effet apaisant sur le TLP, qui a saisi cette opportunité de relancer sa campagne contre le blasphème après avoir conféré à l’assassin de Paty, tué par la police, le statut de shaheed. Des manifestations massives ont été organisées, appelant au boycott des produits français, et à l’expulsion de l’ambassadeur français au Pakistan. Le gouvernement a finalement accepté le 16 novembre de soumettre la question de l’expulsion à l’Assemblée nationale dans les trois mois. Trois mois plus tard, le TLP, désormais mené par Saad Hussain Rizvi, qui a succédé à son défunt père, a accepté la suggestion du gouvernement de reporter la consultation au 20 avril 2021. Sans aucune confirmation, il a appelé le 12 avril à de nouvelles manifestations, menant à son arrestation immédiate. Cette arrestation a conduit à de massives agitations à travers le pays, qui ont tourné à la violence. Quatre policiers ont été tués et des centaines blessés. Trois jours plus tard, le ministère de l’Intérieur annonçait que le TLP était interdit au titre de la loi anti-terrorisme. 

Le gouvernement pris entre le marteau et l’enclume

Le Pakistan a une longue tradition de gestion de mouvements islamistes qui deviennent incontrôlables, et les récents évènements illustrent à quel point cet exercice de funambulisme est délicat. Le lendemain de l’interdiction du mouvement, le gouvernement a ouvert des négociations avec les dirigeants du TLP, proposant que les militants soient relâchés et les poursuites pénales à leur encontre abandonnées, acceptant que l’interdiction du parti puisse être soumise à la Cour suprême, et assurant que le débat à l’Assemblée nationale au sujet de l’expulsion de l’ambassadeur français serait maintenu. Le TLP a cessé les manifestations et un parlementaire du parti d’Imran Khan a été chargé de soumettre une résolution individuelle au sujet de l’expulsion de l’ambassadeur français le 20 avril. Etonnamment cette résolution devait être traitée par une commission spéciale, et non par l’assemblée plénière.

Au-delà des jeux politiques et des ambigüités idéologiques, ces évènements reflètent la tension entre la conception de la "laïcité" qui prévaut en France et l’idéologie du Pakistan,

Dans un nouveau retournement de situation, l’Assemblée a été suspendue jusqu’à mai, provoquant la colère de l’opposition (et de certains membres du parti au pouvoir). Dans un discours à la nation le 19 avril, Imran Khan a réitéré que le blasphème était inacceptable : "Je vous assure que ce qui pousse le TLP à appeler à manifester nous anime aussi, moi et le gouvernement ; [...] seules nos méthodes diffèrent". Il a appelé l’Occident à comprendre pourquoi le blasphème "nous blesse quand ils insultent l’honneur de notre prophète au nom de la liberté d’expression." Il a également demandé à l’Occident de le criminaliser, et a évoqué le besoin d’une campagne unifiée des pays musulmans.

Mais il a également mentionné que l’expulsion de l’ambassadeur français serait problématique, demandant au fond si l’ambassadeur de tout pays dans lequel les caricatures seraient publiées devrait également être expulsé. Si c’était le cas, les relations entre le Pakistan et l’Union européenne, un importateur clé de textiles pakistanais, seraient négativement affectées, "mettant la roupie sous pression et menant à une augmentation de l’inflation et de la pauvreté. Nous y perdrions donc, pas la France." L’inquiétude du Premier ministre s’est vite trouvée justifiée, quand le Parlement européen a voté massivement, le 29 avril, une résolution dénonçant les dérives de la loi sur le blasphème, condamnant les attaques contre la France, et proposant à la Commission de suspendre l’accord commercial (le GST+) facilitant les exportations pakistanaises dans l’Union. 

Pendant plusieurs semaines, l’opposition a attaqué le gouvernement pour sa mauvaise gestion de la crise, et pour le manque de transparence sur les termes de l’accord avec le TLP. Mais au-delà des jeux politiques et des ambigüités idéologiques, ces évènements reflètent la tension entre la conception de la "laïcité" qui prévaut en France et l’idéologie du Pakistan, "le seul pays fondé au nom de l’Islam", comme l’a répété Imran Khan. La question dépasse en réalité Islamabad et Paris. Les interventions occidentales dans le monde musulman sont également invoquées, et l’Occident est accusé d’islamophobie. La stratégie diplomatique pakistanaise repose désormais sur un appel à une démarche internationale contre l’islamophobie soutenue par l’ONU, calquée sur les mesures existant contre l’antisémitisme ou le négationnisme. Au vu de la situation dans le monde musulman, les espoirs d’Imran Khan de recueillir le soutien des chefs d’État musulmans semblent plutôt ambitieux. Même s’ils lui accordaient ce soutien, la tâche d’"éteindre les flammes du fanatisme", comme l’écrit un éditorialiste pakistanais, demeurerait, elle. Une tâche qui dépasse les troupes du TLP, et à bien des égards le Pakistan lui-même… 

 

 

Copyright : Asif HASSAN / AFP

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