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31/07/2020

Le monde au miroir des séries - Counterpart et The Last Ship : géopolitique et pandémies

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Le monde au miroir des séries - Counterpart et The Last Ship : géopolitique et pandémies
 Bruno Tertrais
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie

Attention, cet article peut dévoiler des éléments clés de l'intrigue.

Si les séries internationales dont le scénario comporte une pandémie massive ne sont pas rares, elles ont généralement peu de dimension géopolitique1. La quasi-totalité d’entre elles sont de type "post-apocalyptique". Dans The Stand (1994, inspirée d’un roman de Stephen King), un virus d’origine militaire tue 99 % de la population mondiale. Le thème de Jeremiah (2002-2004) est plus original : seuls les adultes sont morts. Survivors (2008) évoque, elle, un monde décimé par une grippe inconnue jusqu’alors. Z Nation (2014-2018) décrit un virus ayant transformé en zombies la plupart des habitants de la planète. Twelve Monkeys (2015-2018, d’après le film éponyme de 1995) voit les survivants d’une pandémie ayant causé la mort de sept milliards d’hommes remonter le temps pour tenter de prévenir la catastrophe.

Parmi les exceptions figurent deux séries relativement peu connues mais toutes deux intéressantes pour des raisons très différentes. La première, Counterpart, du fait de sa qualité scénaristique et cinématographique ; la seconde, The Last Ship, en ce qu’elle illustre parfaitement en quoi Hollywood peut être un miroir des obsessions géopolitiques américaines du moment.

Counterpart, la théorie du "What if?"

Une grippe d’un type nouveau a fait son apparition. Plus de 600 000 personnes en sont mortes. On porte désormais un masque pour sortir, on ne se serre plus la main, la distanciation sociale est respectée dans les cours de récréation, des distributeurs de gel hydro-alcoolique sont présents dans les lieux publics, des quarantaines sont obligatoires aux frontières, tout symptôme doit être rapporté aux autorités sanitaires.

Bienvenue dans le monde de Counterpart (2017-2019), sans doute l’une des plus magistrales séries jamais réalisées.

Ou plutôt dans l’un des deux mondes. Car cette série d’espionnage, qui relève de l’uchronie (histoire alternative), développe les thèmes de la gémellité et de la séparation. À la suite d’un accident dans un laboratoire de physique à Berlin-Est en 1987 – causé par la tentative de fuite d’un scientifique à l’Ouest – deux univers au départ identiques se sont lentement différenciés : Alpha et Prime. Un seul passage existe entre eux, strictement contrôlé.

Counterpart invite à méditer sur la causalité historique : celle de l’évolution des sociétés bien sûr, mais aussi celle des individus, puisque chaque personne a, lors de l’événement séparateur, un "double" dans l’autre univers. Quels sont les choix collectifs et individuels qui conduisent à tel ou tel destin ? Sur ce plan, Counterpart agit généralement sur un mode suggestif et par petites touches, même si son ressort narratif est fondé, on le découvre dans la deuxième saison, sur un micro-événement dont les conséquences indirectes vont transformer la vie de l’un des personnages principaux et, partant, le devenir de l’un des deux univers.2

On ne peut en vouloir aux auteurs de fiction de céder à ce que Marc Bloch appelait "la superstition de la cause unique". Ce type de ressort est d’ailleurs largement utilisé dans les récits de voyages temporels. Il correspond d’ailleurs à une interrogation ancienne, résumée par le poème For Want of À Nail3 ou encore par l’expression "effet papillon" empruntée à la physique du chaos. Elle forme la base de la démarche contrefactuelle incarnée par l’expression What if ?, "Et si" tel événement n’avait pas eu lieu : le cours du monde en aurait-il été changé ?

Il est impossible de ne pas voir immédiatement dans Counterpart une métaphore sur la division de l’Allemagne et plus largement sur la Guerre froide.

Counterpart n’a pas vraiment de prétention intellectuelle dans ce domaine : la série s’intéresse bien davantage à la psychologie des personnages, et il faut saluer le jeu de ceux des acteurs – au premier chef desquels J.K. Simmons – qui vont rencontrer leur double à l’occasion d’un passage dans l’autre monde et incarnent ainsi, parfois simultanément à l’écran, deux personnalités différentes. Il reste qu’il est impossible de ne pas voir immédiatement dans Counterpart une métaphore sur la division de l’Allemagne et plus largement sur la Guerre froide.

Le décor est d’ailleurs planté dès le premier épisode : le spectateur averti reconnaîtra le principal bâtiment utilisé pour le tournage, celui de l’aéroport désaffecté de Tempelhof, symbole du blocus de Berlin. "Gardes-frontière" entre les deux mondes, tampons sur des "passeports", "ambassades" et relations "diplomatiques", échanges de prisonniers, le tout dans une ambiance sinistre : tout rappelle la séparation entre les deux républiques allemandes.Counterpart est lent, sombre et sobre : il n’y a quasiment aucun effet numérique, on est dans une ambiance low-tech dont l’esthétique décalée rappelle parfois celle du film Brazil (1985). La photographie et la musique – essentiellement des cordes – sont particulièrement soignées.

On apprend, au fil des épisodes, que la "Grippe de Munich" est une création humaine : elle est le fruit du choix des scientifiques à la tête de la mystérieuse administration (Management, qui reste invisible jusqu’aux trois-quarts de la série) qui gouverne le passage entre les deux mondes. Ceux-ci ont décidé, très tôt, de créer une arme biologique de dissuasion mutuelle, craignant que l’un des deux mondes ne cherche à anéantir l’autre.4 Le communisme est mort, dit l’un d’entre eux. Justement, la nature animale de l’homme risque désormais de reprendre le dessus, rétorque l’autre : l’un des deux mondes cherchera toujours à anéantir l’autre. Et si nous avons cette conversation, ajoute-t-il, nos doubles ont certainement eu, ou auront, la même…

En 1995, la Grippe de Munich a causé une pandémie globale dans le monde alternatif (Prime). Est-ce par accident ? Délibérément ? Au-delà de son bilan humain, elle a accéléré la divergence des deux univers : elle a retardé le développement de Prime, puis l’a conduit à une sorte de Renaissance. Mais qui dit pandémie dit recherche d’un coupable – que l’on songe à la manière dont l’administration Trump évoque le "virus chinois" – voire d’un bouc émissaire – hier les Juifs (la Peste noire…), aujourd’hui Bill Gates. Il "faut" donc se venger. Des orphelins de parents morts de la Grippe sont embrigadés dans une organisation qui va ensuite les infiltrer dans le monde Alpha – si nécessaire en tuant leur double.

Les habitants d’Alpha "doivent-ils" connaître le même sort que Prime ? Cette interrogation éthique ancienne a des échos qui ne sont pas étrangers, dans la sphère géopolitique, à qui veut bien réfléchir sur les conséquences de la dissuasion : si celle-ci en venait à échouer, faudrait-il déclencher le feu nucléaire alors que tout est déjà perdu ? Ceux qui apportent une réponse positive ne parlent pas de vengeance – les représailles pures et simples sont interdites par le droit international – et se justifient en disant que le crime ne doit jamais rester impuni afin que d’autres puissent être dissuadés ; mais ce principe peut-il être conciliable avec la destruction massive causée par les armes nucléaires (ou biologiques) ? Ceux qui répondent par la négative sont sur un terrain éthique plus solide, mais cette réponse crée alors une difficulté majeure qui confine à l’aporie : comment le défenseur peut-il convaincre l’attaquant que sa détermination à riposter est totale pour que, justement, l’événement ne puisse pas se produire ? Être prêt au suicide pour éviter la mort : c’est le dilemme central de la dissuasion.

Le dernier épisode de la deuxième saison se conclut comme il se doit sur un cliffhanger qui, heureusement, la série n’ayant pas été poursuivie, n’appelle pas nécessairement de suite. Sa morale, s’il y en avait une, pourrait être : on risque toujours d’être puni par où on a péché.

The Last Ship, tentation autoritaire et égoïsmes nationaux

The Last Ship (2014-2018), adaptation d’un roman de William Brinkley, fait de ce point de vue exception. Elle est centrée sur la geste d’un navire de guerre américain envoyé en mission en Arctique pour rechercher l’origine d’une pandémie massive qui ravage l’humanité.

Avec Michael Bay, expert en blockbusters tonitruants (Armageddon, Pearl Harbor, Transformers) et producteur exécutif de la série, on sait à quoi s’attendre : "No cure. No country. No surrender". Écrite au marteau-piqueur, jouée à la truelle, réalisée au rouleau compresseur, cette ode à la gloire de la Navy et des Marines ne mérite pas d’entrer au panthéon des séries contemporaines, même si on y trouve quelques épisodes spectaculaires et que les personnages militaires féminins y sont plutôt valorisés, ce qui est encore assez rare dans la production hollywoodienne. Le jeu d’Eric Dane, qui incarne Tom Chandler, le commandant héroïque du Nathan James, ne mérite guère la récurrence des plans serrés sur ses mâchoires qui le sont tout autant. Par comparaison, celui de John Wayne est un modèle d’expressivité et de sensibilité.

Mais The Last Ship comporte bel et bien une dimension géopolitique significative, quoique assez peu surprenante dans la mesure où elle coche la plupart des cases attendues dans ce type de production.5Dans les deux premières saisons, les États-Unis, déchirés par les effets de la pandémie, sont menacés d’éclatement, certains États fédérés glissent vers le fascisme, et le Président est démis de ses fonctions.

Le seul point commun entre ces deux séries est au fond le thème, banal, de l’héroïsme ordinaire dans des circonstances extraordinaires

La Russie est présente dans la première saison, sous les traits d’un certain amiral Rouskov, que l’on croirait tout droit sorti d’À la Poursuite d’Octobre Rouge, qui commande un navire sécessionniste et cherche à s’emparer du traitement contre la pandémie. Les Talibans font un retour remarqué : dans un Guantanamo abandonné, l’un d’entre eux – qui fait penser au soldat japonais isolé sur une île du Pacifique après la Seconde Guerre mondiale – trouve son destin sur la réplique "There is one thing from the old world that still applies today, something that will never change : we don’t negotiate with terrorists". Mais la Chine prend place dans la troisième saison : Chandler devra affronter le redoutable Président Peng, auquel les Américains ont offert le remède contre la "Grippe rouge" (!) mais qui s’en sert pour asseoir son contrôle sur l’Asie. Bref, tout comme les Russes sont retors, les Chinois sont fourbes (et haïssent les Japonais), ce qui donne l’occasion d’assister à une bien belle bataille navale. De fait, The Last Ship, même si elle n’a rien de mémorable, décrit assez bien les travers d’un monde en proie à la pandémie : la tentation autoritaire, les égoïsmes nationaux, et la radicalisation des tensions internationales.

Le seul point commun entre ces deux séries est au fond le thème, banal, de l’héroïsme ordinaire dans des circonstances extraordinaires : celui des soldats qui vont risquer leur vie non pas tant pour sauver le monde que pour sauver leurs frères ou sœurs d’armes ; celui des Berlinois qui cachaient leurs semblables à la Staatssicherheit ou les aidaient à s’enfuir, au risque d’entendre les balles siffler au-dessus de leur tête à l’image des amants de Heroes, chanté par David Bowie devant le Reichstag le 6 juin 1987, quelques jours avant le célèbre discours de Ronald Reagan exhortant Mikhaïl Gorbatchev à abattre le Mur. Deux événements crédités pour avoir galvanisé la jeunesse allemande – et l’année choisie par Justin Marks, le créateur de Counterpart, pour dater l’ouverture de la brèche entre ses mondes.

 

 

1Il en est de même pour les films. La plupart des productions s’emparent du thème de la pandémie pour décrire un monde de zombies. On peut citer 28 Days Later (2002), I Am Legend (2007) mais aussi World War Z (2013, le seul à comporter une dimension géopolitique intéressante). Rien n’égale Contagion (2011) dans sa capacité troublante à prévoir les réactions des sociétés occidentales à une pandémie majeure, mais le film de Steven Soderbergh ne comporte aucun aspect géopolitique notable.
2La clé du nom du "premier monde" se trouve sans doute à ce moment : dans l’événement fondateur dont il est question, un jeune activiste écoute une cassette d’Alphaville, groupe pop allemand ayant connu une certaine notoriété dans les années 1980.

3"For want of a nail the shoe was lost. For want of a shoe the horse was lost. For want of a horse the rider was lost. For want of a rider the battle was lost. For want of a battle the kingdom was lost. And all for the want of a horseshoe nail."
4Il est difficile ici ne pas se souvenir que, pour des raisons différentes, le virus de la variole, éradiqué de la planète, reste conservé dans deux laboratoires agréés par l’Organisation mondiale de la santé, l’un aux États-Unis, l’autre en Russie.
5On y trouve également mention d’une explosion nucléaire en France, sans plus de précision.

 

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