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25/03/2020

Le gouvernement et le numérique : le point à mi-mandat

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Le gouvernement et le numérique : le point à mi-mandat
 Gilles Babinet
Auteur
Ancien conseiller sur les questions numériques

À mi-mandat de la présidence de la République, alors que la crise du Coronavirus met en lumière les limites des acteurs publics face à la gestion d'un événement sans précédent, l'Institut Montaigne a souhaité prendre le temps de passer en revue les différentes actions du gouvernement depuis mai 2017 sur le volet numérique. L'objectif de cette note est de pointer du doigt les forces et les faiblesses d'un pays indéniablement volontariste mais qui peine à se transformer, afin d'aider les pouvoirs publics à entrer pleinement dans l'ère numérique. Gilles Babinet, conseiller numérique de l'Institut Montaigne, nous offre son analyse.

Le 22 juin 2017, alors qu'il n'était président que depuis quelques semaines, Emmanuel Macron confessera que, s’il ne s’était pas lancé dans la politique, il serait probablement devenu entrepreneur et fondateur de startup. Cette inclinaison pour l’entrepreneuriat, et plus encore pour la technologie, s’est largement reflétée dans son programme de campagne, sensiblement plus précis que ceux des autres candidats sur ce thème. Élu, Emmanuel Macron a régulièrement renouvelé son intérêt pour le numérique lors de ses prises de parole, au point que les médias le décrivent souvent comme le "Président de la Startup-Nation", une référence au fameux livre éponyme décrivant la stratégie qu’a employé Israël pour se hisser dans le club très exclusif des pays qui ont acquis une forme de suprématie dans un ou plusieurs thèmes de l’univers digital.

À mi-mandat, si le volontarisme du gouvernement et du Président sont incontestables, il n'en reste pas moins que, sur plusieurs fronts, il y a toujours loin de la coupe aux lèvres.

À mi-mandat, si le volontarisme du gouvernement et du Président sont incontestables, il n'en reste pas moins que, sur plusieurs fronts, il y a toujours loin de la coupe aux lèvres. À l’heure où le Coronavirus (COVID-19) frappe le monde entier, ce drame ne fait que souligner plus encore le faible degré de numérisation de l'État français : attestations de circulation en papier (et donc imprimables à l’infini), supports scolaires en ligne perfectibles, absence de surveillance épidémiologique recourant aux technologies de big data, tel que le font de nombreux pays asiatiques, absence de dossiers médicaux partagés (DMP) utilisés à large échelle, etc.

Le départ fut pourtant prometteur : l'organisation du dispositif gouvernemental reflétait cette volonté, rattachant le secrétariat d’État chargé du Numérique à Matignon, et voyant le Président faire l’inauguration de la Station F, généralement évoquée comme le plus grand incubateur au monde. Mais est-ce l’activisme bouillonnant, médiatique et parfois décrié de Mounir Mahjoubi, premier tenant du poste, ou encore la polémique qui accompagna une tentative de remise sur pied du Conseil national du numérique, qui décontenança le Premier ministre, au point qu'il fut par la suite jugé préférable de rattacher le numérique au ministère de l'Économie dès octobre 2018 ? Reste que, si cette décision simplifiait le traitement d'un grand nombre de sujets, notamment en renforçant la proximité du secrétaire d’État avec la puissante direction générale des Entreprises, elle n'en reléguait pas moins le numérique au sein d’un thème par essence économique, limitant de facto la capacité de ce Secrétariat à agir de façon transversale et prompt sur l'ensemble du Gouvernement et de son action.
 
Les revers ne s’arrêtèrent pas là. À peine cinq mois plus tard, Cédric O, auparavant conseiller auprès du Président pour les sujets numériques et industriels, prendra le maroquin numérique, explicitant la frustration du président de la République de ne pas voir les choses aller au rythme souhaité. Ainsi, si le secrétariat d'État s'était éloigné du sommet du pouvoir du fait de son double rattachement à Bercy, la nomination de l’ancien trésorier de campagne de La REM et très proche compagnon d'armes d’Emmanuel Macron à ce poste a paru réaffirmer la priorité qu’accorde le Président au numérique.

Bilan des engagements de campagne

Un effort considérable sur l’accès à internet

Engagement de campagne : couvrir en très haut débit l’ensemble du territoire avant la fin du quinquennat et éliminer les zones sans réseau (aussi appelées "zones blanches").

Pour revenir aux engagements initiaux du candidat, on se souviendra donc que son programme insistait de façon légitime sur l'importance première qu'il y a à réduire la fracture numérique. Ainsi, concernant l’accès à Internet, le candidat a paru surtout recycler, en les précisant, les engagements annoncés par le précédent gouvernement en matière de connexion (des engagements néanmoins ambitieux : 100 % de Très Haut Débit dont 80 % via la fibre). Malgré l'arrêt de l'émission de nouveau financements d’infrastructures pour les zones à faibles rentabilité au travers des RIP, la promesse pourrait être à peu près tenue, notamment grâce au soutien à la 4G (fixe et mobile) et, dans une moindre mesure, à la 5G. S’il ne fait aucun doute qu’il restera des trous dans la raquette, l'effort réalisé est unique au sein des pays développés et l’objectif reste raisonnablement atteignable.

Concernant la mise en place de la 5G, plusieurs sujets restent l’objet de préoccupations :

  • Sensibilisation du grand public : les épisodes Linky et, d’une certaine manière, le paiement sans contact (ou NFC) - qui en leurs temps avaient fait l’objet d’intenses polémiques sur leur sécurité - montrent qu’il est nécessaire de faire la pédagogie de ce type de projet bien en amont des phases opérationnelles, au risque de voir une partie de la population les rejeter violemment. Or, à la différence de ce que l’on a pu observer dans différents pays européens, ce débat n’a pas été structuré.

Concernant la mise en place de la 5G, plusieurs sujets restent l’objet de préoccupations : sensibilisation du grand public et stratégie économique et industrielle

  • Stratégie économique et industrielle : de même, la concertation et la planification, avec les acteurs économiques de toutes sortes, n’a pas été faite. En conséquence, la montée en charge, la mise en œuvre de nouveaux modèles d’affaires et, d’une façon plus générale, l’opportunité économique que représente la 5G, pourraient être plus complexes à saisir qu’ailleurs. Faut-il rappeler que les cabinets d’analyse démontrent le fait que la croissance des objets connectés est incomparablement plus rapide que celle des smartphones, changeant largement les modèles d’affaires, ainsi que les processus d’enregistrement et d’administration ?

Concernant les zones blanches, ces territoires ruraux où l’accès au réseau est limité, voire inexistant, l’accord de mutualisation des infrastructures signé par les quatre opérateurs nationaux, doublé d'un investissement de 3 milliards d'euros, sont incontestablement à porter au crédit du gouvernement, sans omettre toutefois l'action du régulateur, qui a mis ce thème au cœur de son action.

Ainsi, même si, dans les faits, la France ne figure qu’à la vingtième position en matière d’accès dans le classement des pays membres de l’Union européenne, l’effort, ainsi que la cohérence d’ensemble de la politique d’accès, restent à saluer. Les critiques - chroniques - des élus territoriaux restent toutefois valables : des guichets complexes à utiliser, une bureaucratie importante, une distribution des compétences au niveau des différents échelons territoriaux difficilement lisible. Ces facteurs ne sont certainement pas étrangers au classement de la France sur ce sujet.

Des mesures timides face à l’exclusion numérique

Engagement de campagne : porter une stratégie d’inclusion à destination de ceux qui rencontrent des difficultés à utiliser le numérique en développant avec les associations et les collectivités, un réseau d’accompagnement sur le territoire qui proposera du temps de soutien et des formations aux outils et aux services numériques.

À l’égard de l’exclusion numérique, le candidat insistait dans son programme sur la nécessité de renforcer l’action de l’État de sorte à réduire la fracture numérique. Arrivé au pouvoir, un dispositif de chèque formation, le "Pass Numérique", a été mis en place. À hauteur de 40,5M€ (10,5M€ + 30M€), le dispositif a le potentiel de former près de 200 000 utilisateurs : un début à saluer, mais qui reste loin des 13 millions de Français estimés en difficulté face à la numérisation. Opéré par les collectivités locales, il est difficile à ce stade de connaître le succès de celui-ci. On ne pourra toutefois que critiquer la forte discontinuité des politiques gouvernementales. En effet, au cours des années 2000, la Caisse des dépôts avait orchestré le programme national des Cyberbases, qui vit des millions de Français accéder à un premier niveau de formation, pour un coût unitaire salué par de nombreux observateurs. Restructuré sous des formes diverses à plusieurs reprises au cours des mandats Sarkozy et Hollande, les dynamiques initiales de ce mécanisme efficace ont pour ainsi dire disparu, imposant de reconstruire tout depuis le début.

Une gouvernance mal adaptée à la transformation de l’action publique

Engagement de campagne : dématérialiser 100 % des démarches administratives à horizon 2022 (sauf première délivrance des documents d’identité officiels) et s’appuyer sur le numérique pour redéfinir l’action publique.

L’irruption tragique du phénomène des Gilets jaunes a rappelé à tous, et en particulier au gouvernement, qu’au-delà des enjeux d’accès à Internet et de compétences numériques, la numérisation des services publics, souvent effectuée de façon littérale, c’est-à-dire avec une expérience utilisateur limitée, est l’origine de profondes frustrations et suscite de réelles inquiétudes, en particulier pour ceux qui ne vivent pas à proximité immédiate d’une grande ville.

La numérisation des services publics est l’origine de profondes frustrations et suscite de réelles inquiétudes, en particulier pour ceux qui ne vivent pas à proximité immédiate d’une grande ville.

C’est l’un des enseignements du grand débat national, dont le site est une mine d’informations pour bien comprendre les attentes et frustrations des usagers à l’égard du numérique. Dans cette affaire, le gouvernement semble avoir appris dans la douleur, portant désormais une plus grande attention à la qualité de l’expérience utilisateur, en suivant et publiant par exemple le taux de satisfaction des usagers sur sa feuille de route de la dématérialisation. La gouvernance de ces développements reste néanmoins complexe : chaque initiative passe par de rugueux échanges interministériels et, structurellement, par l’autorité du Secrétariat au numérique. Cette gouvernance limitée fait que certains ministères sont clairement en retard dans leur transformation numérique.

Ceci met en relief certains engagement du candidat. Ainsi, l’une des autres grandes promesses qui attire particulièrement l’attention est :

Nous créerons un service public numérique de la justice, avec portail unique d’accès (sur le modèle d’impots.gouv.fr). Les citoyens et leurs avocats y trouveront toutes les informations pratiques et la jurisprudence applicable à leur cas. Ils pourront se pourvoir en justice depuis leur ordinateur, transmettre une requête, des pièces, ou suivre leur dossier depuis leur smartphone.
 
 
 
 

Or, le tableau de suivi de l’observatoire du numérique évoqué plus haut montre que le système judiciaire est presque totalement absent en ce qui concerne la numérisation de ses services. C’est évidemment un réel inconfort pour tous ceux qui ont affaire au système judiciaire, et au-delà est symptomatique des freins évoqués plus haut.

On regrettera donc qu’un gouvernement qui manie régulièrement le principe de la startup nation n’ait pas eu l’audace de créer un outil adapté, c’est-à-dire un ministère du Numérique et de la transformation de l’action publique de plein droit qui, outre les prérogatives dont il dispose, aurait eu, entre autres choses, la tutelle de la direction interministérielle de la transformation publique ainsi que le poids politique pour emporter les arbitrages nécessaires, tel que cela fut recommandé par le CNNum1.

Le choix a été fait d’utiliser, comme principal outil des grandes messes de la transformation de l’action de l’État, les Comités interministériels de la transformation publique, censés animer la transmission des bonnes pratiques de façon transversale. Or, de l’avis de nombreux observateurs et participants, ces outils ne sont ni adaptés dans leurs processus, ni considérés par l’ensemble des protagonistes pour répondre à l'impétueux enjeu de la transformation numérique de l’État.

On regrettera donc qu’un gouvernement qui manie régulièrement le principe de la startup nation n’ait pas eu l’audace de créer un outil adapté.

On regrettera également que la rénovation du statut de la fonction publique (Loi du 6 août 2019) n’ait pas été l’occasion d’aménager des statuts qui soient propres aux enjeux inhérents aux acteurs du numérique au sein de la fonction publique. Le mode projet peut ainsi prévoir des évolutions très rapides d’affectation et de conditions de travail, ainsi que des arbitrages entre ressources internes et externes (dont des prestataires relevant des achats). Au sein des organisations digitales, la rémunération et la progression ne tient pour ainsi dire aucun compte de l’ancienneté, ce qui aboutit à avoir des managers parfois très jeunes, encadrant régulièrement des subordonnés deux fois plus âgés qu’eux. Le volet numérique issu des travaux du Comité action publique 2022 (CAP22), publié en juin 2018, n’aura pas non plus permis la mise en œuvre de ses recommandations pour la transformation publique, dont l'assouplissement des modalités de recrutement et de rémunération.

Enfin, au niveau des collectivités locales, le développement des maisons de services publics a été confié au ministère de la Cohésion des territoires, qui en a lui-même transmis la mise en œuvre des préfets. Ceux-ci, bien qu’engagés, se semblent pas avoir été choisis en fonction de leurs compétences numériques, ni de leur culture du design.

Des efforts pour accompagner la transformation numérique des entreprises

Engagement de campagne : aider les TPE et les PME à réussir leur transformation numérique en s’appuyant notamment sur la formation professionnelle.

C’est sans doute dans le champ économique et productif que les initiatives ont été les plus nombreuses. Ainsi, dans les grands engagements de campagne figure l’aide à la transformation numérique des entreprises, et particulièrement des PME. Pour répondre à cela, le gouvernement a lancé en octobre 2018 l’initiative France Num, comprenant des parcours en ligne didactiques pour les entrepreneurs et chefs d’entreprises, ainsi que des accès à des ressources de formation, soutenus par un volant d’aides annoncé de 1 milliard d’euros - qui ne semble toutefois pas inscrit au PLF 2019, ni à celui de 2020.

C’est dans le champ économique et productif que les initiatives ont été les plus nombreuses. Ainsi, dans les grands engagements de campagne figure l’aide à la transformation numérique des entreprises.

Si l’initiative est louable et même indispensable, là encore on ne peut que déplorer une très grande dispersion de moyens ; un état de fait dont le gouvernement est loin d’être l’unique coupable. Si la volonté affichée était de recentrer la gouvernance du dispositif auprès de la Direction générale des entreprises (DGE), force est de constater que les acteurs restent pléthoriques et l’offre particulièrement hétérogène : Chambres de commerce, CPME, MEDEF, Banque publique d’investissement, régions et départements ont développé à tout va des offres hétéroclites, renforçant ainsi le désarroi des entrepreneurs.

Or, à l’égard de l’accès au capital, Bpifrance a démontré que la rationalisation est largement possible sous réserve d’accepter de parler à de nombreux acteurs, de trouver des référentiels communs, et surtout d’avoir un soutien sans faille du gouvernement lors de discussions parfois houleuses avec les autorités territoriales. Ce travail reste à entreprendre et, même si l’autonomie de gouvernance des acteurs territoriaux est un principe intangible, il est important de susciter ces référentiels et de convaincre les parties prenantes de la nécessité de rationaliser les offres, faute de quoi le retard de la France dans la transformation numérique de ses entreprises, en particulier de ses PME et TPE, ne pourrait que perdurer.

Bilan des engagements du gouvernement

Mais, au-delà des engagements de campagne, Emmanuel Macron a été amené à prendre position sur de très nombreux sujets liés au numérique. En réalité, l'accélération de la révolution numérique soulève des enjeux qu’aucun autre gouvernement n’a eu à traiter. Les questions de souveraineté, de fiscalité, de cybersécurité, d’ingérence dans les processus électoraux, et plus largement de désinformation, sont désormais presque quotidiens. Quelques-uns d’entre eux méritent d’être soulignés.

Le projet de Loi Avia contre la haine en ligne : une occasion ratée

Comme souvent lorsque les lois sont écrites dans un contexte assez émotionnel (la loi trouve son origine dans un engagement pris par le Président lors du dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France, à l’issue de différents actes antisémites), ce dispositif de régulation, qui transfère d’importants pouvoirs quasi-judiciaires aux plateformes numériques, a fait l’objet de très nombreuses critiques et d’un important revisitage de la part du Sénat. Il est dommage que le gouvernement n’ait pas, dès le premier texte, cherché à suivre les recommandations de la mission Loutrel. Ainsi du principe de mettre en place des systèmes d’audits des plateformes, comme cela existe dans le monde de la finance ; un système évolutif et potentiellement très coercitif, aurait de surcroît eu l’avantage de muscler progressivement le régulateur (en l'occurrence le Conseil supérieur de l’audiovisuel - CSA).

Les transformations en santé : un bilan mitigé

La loi Ma Santé 2022 est d’une autre nature. Il s’agit ici avant tout de sortir de décennies d’inaction et de permettre enfin l’émergence d’un système de santé bénéficiant des dynamiques numériques. La loi couvre des sujets variés, tels que les enjeux de régulation liés au Health Data Hub, la plateforme de mise à disposition de l’ensemble des données de santé créée fin 2018, ou à l’Espace numérique de santé, contenant notamment le dossier médical partagé ainsi que des outils au service du patient (applications, messagerie sécurisée, etc.). Elle précise aussi certains sujets, tels que l'évaluation des dispositifs thérapeutiques numériques, et autorise les actes de téléconsultation par le personnel infirmier.

Les questions de souveraineté, de fiscalité, de cybersécurité, d’ingérence dans les processus électoraux, et plus largement de désinformation, sont désormais presque quotidiens.

Si les dynamiques d’ensemble sont à saluer, l'inquiétude vient ici d’une trop faible gouvernance dont la complexité et le nombre de parties prenantes ne rendent pas simple la création de consensus. Ainsi, il existe, d’un côté, un organe qui génère l’architecture et, de l’autre, deux qui sont en charge de l'exécution. Alors que l’agence du numérique en santé (ANS) est responsable du développement de la majorité des référentiels et des services socles nécessaires au développement de la e-santé, la délégation ministérielle du numérique en santé (DNS) est responsable de la mise en œuvre de la feuille de route aux côtés de la CNAM. S’il faut prendre acte d’un important travail de synthèse et de coordination fait par l’équipe de l’ANS, il est néanmoins nécessaire de se prémunir des travers qu’introduit une gouvernance au sein de laquelle les cycles en V sont précisément ce que l’on cherche à éviter, particulièrement au sein des organisations numériques, dans la mesure où il s’agit de l’un des importants facteurs de dysfonctionnement. La double compétence opérationnelle (CNAM + DNS) est encore plus regrettable, démontrant que des arbitrages indispensables n’ont pas été faits, risquant ainsi de fragiliser l’ensemble du projet.
 
S’il est important que la CNAM, détenteur d’une grande partie des données de santé avec le Sniiram et le SNDS, soit impliquée, il semble nécessaire de co-construire le projet avec une seule équipe commune, qui aurait progressivement créé un préalable de confiance et aurait effectué les arbitrages essentiels avant de lancer les développements effectifs. Ensuite, cette équipe devrait voir son autonomie préservée, de sorte à la mettre (dans la mesure du possible) en protection de la hiérarchie administrative et politique. On rappellera que les entreprises digitales n’agissent pas autrement, le product-owner ayant souvent une autonomie équivalente à celle que peut avoir un acteur de rang managérial très élevé.

D’une façon générale, les projets de transformation numérique sont trop souvent entravés par des questions de gouvernance, pour lesquels des compromis visant à préserver les velléités de contrôle des uns et des autres sont acceptés.

Des initiatives émergentes en faveur de la diversité

Concernant la diversité, différentes initiatives ont été annoncées, comme SISTA, qui vise à inciter fortement les fonds d’investissements à faire en sorte qu’au moins 25 % de leurs investissements soient dédiés à des femmes. Si l’initiative s’est concrétisée dans le cadre d’une charte co-signée par le Conseil national du numérique, l’association SISTA et les principaux fonds de la place, elle n’en a pas moins été largement soutenue par le secrétariat d’État au numérique, dont le rôle dans la concrétisation de cet engagement a été déterminant.

Au sein du ministère de l’Éducation nationale, l'initiative A2RNE vise à traiter des enjeux de handicap en mettant en place des solutions numériques. Ce projet en cours de lancement fait l’objet d’un intérêt soutenu des associations spécialisées. De même, le projet Tremplin, financé à hauteur de 15 millions d’euros, vise à augmenter l’employabilité des jeunes diplômés de baccalauréats professionnels et de CAP.

D’ici à la fin du mandat présidentiel, le gouvernement souhaite par ailleurs renforcer les initiatives pour adapter les services numériques de l’État aux personnes en situation de handicap, ainsi que mettre en avant une ou plusieurs chartes de bonne conduite destinées aux acteurs associatifs et privés. Ainsi de la publication du 4ème RGAA (référentiel général d'accessibilité des administrations), un référentiel d’accessibilité souhaité contraignant, même si toujours indicatif à ce jour.

L’innovation et la recherche : des efforts qui ne sont pas à la hauteur des enjeux

Dans le champ de la recherche, la loi Pacte s’est attachée à rénover profondément le statut du chercheur-entrepreneur, à faciliter les transferts de technologies du laboratoire vers la startup ainsi qu’à susciter la création de startups dans des environnements universitaires et de recherche.

Reste que l’absence de réformes de fonds dans le domaine universitaire représente l’un des plus grands manquements de ce gouvernement à l’égard de l’innovation.

Reste que l’absence de réformes de fonds dans le domaine universitaire représente l’un des plus grands manquements de ce gouvernement à l’égard de l’innovation. L’observation des écosystèmes étrangers les plus vertueux montre clairement que l’enseignement supérieur et le milieu universitaire jouent un rôle déterminant dans la dynamique de création de startups : le Royaume-Uni (11 Mds d’euros investis en capital en 2019, là où la France est à 5 Mds) et Israël le démontrent amplement. L’absence d’enthousiasme du gouvernement à vouloir réformer la gouvernance du système universitaire, à modifier le statut de son personnel universitaire et à créer une agence de financement qui soit stabilisée et réellement méritocratique, pourrait se révéler être un manquement historique.

Enfin, l’incapacité du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, ou même du secrétariat général pour l’investissement, à répondre au déficit de compétences numériques désormais chronique depuis de longues années, interpelle. Il en dit long sur les pesanteurs qui règnent au sein de ces institutions. On estime généralement que, dans les sciences des données, le rapport entre offre et demande est de 1 à 5. Des ratios presque aussi importants se retrouvent chez les product owners, les spécialistes de l’intelligence artificielle, les ingénieurs full-stack et, dans une moindre mesure, dans de nombreuses autres compétences numériques. L’argument, régulièrement opposé, selon lequel la Grande école du numérique pourvoit à ce déficit ne tient pas. On rappellera que cette organisation est dotée d’un budget de l’ordre d’une quinzaine de millions d’euros par an. Ce dispositif est notoirement insuffisant en considération de l’enjeu.

Sur le plan de l’investissement dans l’innovation, le gouvernement a d’abord cherché à créer un grand fond de 10 Mds d’euros dédié à l’innovation, afin d’honorer l’une des promesses de campagne du candidat. Au fil du temps, il est apparu que ce fond, probablement pour ne pas risquer d’enfreindre la règle des 3 % de déficit public imposé par Bruxelles, s’est transformé en fond d’endowment, c’est-à-dire pour lequel seuls les produits financiers seraient mobilisables, soit environ 300 millions d’euros par an. C’est louable, mais loin des montants qui permettraient de créer une dynamique différente à l’échelle du pays. De surcroît, il est issu d’une usine à gaz technocratique si complexe que la Cour des comptes elle-même a suggéré sa disparition. En l’état, il est difficile de n’y voir autre chose qu’un enjeu d’affichage, surtout dans la mesure où ce mandat aurait aisément pu être structuré autour de l’Agence des participations de l’État.

En revanche, l’action du gouvernement en faveur d’un cadre fiscal encourageant l'investissement dans des entreprises innovantes est plus louable, et l’on note un fort volontarisme de la part de l’État pour développer l’écosystème de startups français. À la suite des premières réformes sur la fiscalité qui ont été positivement accueillies par l’écosystème des startups, la loi de finances 2020 propose des dispositions que réclamait cet écosystème depuis un certain temps, concernant notamment les bons de souscription de parts de créateur d'entreprise (BSPCE).

Ainsi, les salariés de startups bénéficient désormais d’une décote sur le prix d’exercice de leurs bons et les start-ups étrangères installées en France ont également la possibilité de proposer des BSPCE à leurs salariés. Deux mesures permettant de renforcer l’attractivité de startups sur les marché compétitifs des talents aux échelles nationale et internationale. La mobilisation récente (janvier 2020) de 6 Mds d’euros de "growth equity" par les investisseurs institutionnels, c’est-à-dire mobilisés par les grandes institutions financières, est également à signaler. Même si l’État a surtout joué là un rôle d’initiateur et de coordinateur, aucun argent public n’ayant été investi, il s’agit là d’un signal encourageant à l’égard de l’innovation.

La réelle affectation de ce fond apparaît être plus en défense des entreprises traditionnelles, dont le capital serait attaqué ou qui seraient en difficulté, qu’au soutien réel de l’innovation.

Une présence marquée en Europe et à l’international

Le dernier champ sur lequel l’action du gouvernement a été notable concerne l’international. Chacun a à l’esprit les échanges acrimonieux entre la France et les États-Unis au sujet de la taxe GAFA. Le sujet n’est pas nouveau et il hante les travaux de l’OCDE depuis de longues années. La France a ici fait état d’une constance qui l’honore, défendant les principes étendus de l’initiative Base Erosion and Profit Shifting. Lorsque le constat a été fait, dès 2016, que les difficultés rencontrées n’arrivaient pas à être dépassées au sein de l’OCDE, la France a poussé cette initiative au Conseil de l’Europe, où il faut admettre qu’elle n’a pas rencontré le soutien qu’elle méritait, notamment venant de l’Allemagne. C’est dans ce contexte que la France s’est résolue à créer une taxe provisoire de 3 % du chiffre d’affaires, afin de pousser à la résurrection des travaux de BEPS. Récemment, les menaces de rétorsion de la part du président américain ont été considérées si concrètes que la France a choisi de repousser de six mois la mise en œuvre de cette taxe.

Le président de la République a également souhaité positionner la France comme leader de la régulation des grands enjeux numériques du XXIe siècle. Il l’a fait de manière tellement régulière qu’il est légitime de se demander si suffisamment de temps, de ressources et de compétences seront disponibles au gouvernement pour mener à bien chacun des projets lancés. Ainsi, la France et le Canada ont signé en juin 2018 la Déclaration franco-canadienne sur l’intelligence artificielle, qui vise à "créer une capacité collective à appréhender et anticiper ces impacts en constituant une expertise mondiale de très haut niveau". Jordan Zed, directeur général de la Direction générale des politiques externes et commerciales du ministère en charge de la politique économique canadienne, a dévoilé l’organisation de ce groupe lors du Global Forum on Artificial Intelligence for Humanity en octobre 2019. Cette initiative est à mettre en parallèle de la stratégie française en intelligence artificielle, AI for humanity, qui vise à développer l’écosystème IA en France afin de répondre pleinement aux enjeux de compétitivité et, indirectement, de souveraineté que pose la technologie.

Tech for Good mobilise chaque année depuis 2018 les grandes entreprises nationales et internationales pour s’engager sur des sujets de bien commun.

Le 12 novembre 2018, lors du Forum de Paris sur la Paix, Emmanuel Macron avait lancé l’Appel de Paris pour la confiance et la cybersécurité dans le cyberespace, afin de prendre la pleine conscience des enjeux géopolitiques du cyberespace et de proposer des pistes de régulation adaptées. Si nombreux sont les États, organismes publics, entreprises, organisations et membres de la société civile qui ont soutenu le projet, les aboutissements concrets du projet restent encore à être démontrés.

L’initiative Tech for Good, en amont du grand salon de l’innovation français Viva Technology, auquel Emmanuel Macron participe régulièrement, est peut-être le projet qui, de par sa structure, a le plus abouti à la création d’actions concrètes. Tech for Good mobilise en effet chaque année depuis 2018 les grandes entreprises nationales et internationales pour s’engager sur des sujets de bien commun. Cinq thématiques sont retenues : l’éducation, le numérique inclusif, la diversité, l’environnement et le futur du travail.

Au-delà de ces initiatives que l’on pourrait qualifier d’outils de communication, la nomination de la nouvelle Commission a été également l’occasion pour la France d’exprimer sa voix sur le sujet numérique dans la mesure où il a été convenu qu’elle nommerait la ou le super-Commissaire (Vice-Président(e) Executive) en charge d’un mandat étendu sur le numérique et la compétitivité. Force est de constater que ce moment, qui aurait pu être une "séquence" illustrant le renouveau européen en matière d’innovation, a été gâché par l’humiliation du rejet de la candidate Sylvie Goulard, d’autant plus justifiable qu’elle fut mise en examen quelques jours plus tard. Si la nomination de Thierry Breton en remplacement est incontestable en termes de compétences institutionnelles et technologiques, ces errements ont néanmoins abouti à une réduction du champ de compétences de l’intéressé, au gâchis du momentum médiatique, et on ne peut que regretter qu’une femme ait là encore dû céder la place à un homme, emblématique de ce que le sérail français sait produire.

D’une façon générale, l’Europe, qui devrait être le terrain d’expression logique des politiques publiques numériques, reste un sujet laborieux. Qu’il s’agisse de politiques industrielles, d’intégration normative, de développement de compétences, de mise en place d’une cyber-défense européenne, le volontarisme présidentiel sur ces sujets n’a pas créé la dynamique que l’on aurait pu espérer, sans évidemment que la France n’en porte nécessairement toute la responsabilité, une nécessité pourtant si l’Europe veut rebondir.

Sur de nombreux autres sujets traités dans le cadre d’échanges multilatéraux, la France n’a pas été en reste. Qu’il s’agisse par exemple de sonner l’alarme à l’égard des dangers de la crypto-monnaie Libra de Facebook, ou encore de la tentative de création d’un standard de régulation des contenus des réseaux sociaux avec le même Facebook, la France a surpris, et parfois agacé, par sa capacité à formaliser des concepts élaborés.

Quelles pistes pour l’avenir ?

Quelle synthèse pourrait-on énoncer à l’égard de ces nombreux sujets et initiatives ? Si la critique est facile, il convient de reconnaître que sans doute jamais la France n’aura eu, au sommet de l’État, un niveau de compétences à l’égard de l’innovation et de la technologie aussi élevé. Ainsi, rares sont les startupers qui ne s’avouent pas conquis et même impressionnés à l’issue d’une rencontre ou d’un évènement où le Président était amené à s’exprimer. Cet élément de soft power est bienvenu, mais il est loin de tout faire.

Ainsi, deux facteurs particulièrement bloquants, exprimés dans cette note, nous semblent à lever de sorte à libérer le potentiel de ce pays. D’une part, s’atteler à la réforme de fond de l’enseignement supérieur, pour lequel rien d’ampleur n’a été effectué depuis la LRU de 2007. D’autre part, créer une réelle dynamique de réforme de l’action publique par le numérique.

 Deux facteurs particulièrement bloquants, exprimés dans cette note, nous semblent à lever de sorte à libérer le potentiel de ce pays.

Il y a une dichotomie évidente dans le fait d’exprimer sans cesse le pouvoir et la force de la révolution numérique d’une part, et de n’avoir pour bras armé qu’un secrétariat d’État aux moyens par essence limités. Les Comités interministériels de la transformation publique (CITP) ne peuvent être non plus le principal mode de synchronisation de l’action gouvernementale en matières de transformation de l’action de l’État et de développement des services numériques.
 
Le Président, aussi volontariste qu’il puisse être, ne peut pas être partout. Aussi passionné qu’il soit par le sujet, des arbitrages doivent être sans cesse effectués et, plus qu’ailleurs, l’efficacité vient de la cohérence transverse à de nombreuses fonctions. C’est aussi des injonctions contradictoires venues, d’une part, de la fascination pour les verticales du pouvoir et, d’autre part, de la nature profondément transverse de la révolution numérique, que découlent nos difficultés à nous transformer.

 

Copyright : Thomas SAMSON / AFP

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