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06/04/2020

Le Covid-19 est-il un game-changer pour la Russie ?

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Le Covid-19 est-il un game-changer pour la Russie ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

La pandémie commence seulement à frapper de plein fouet la Fédération de Russie. Il est difficile certes de se faire une idée exacte de la progression du virus dans un pays où la transparence n’est pas une vertu cardinale du système politique. Ainsi, le Dr Anastassia Vasilieva, dirigeante du seul syndicat indépendant de médecins, qui dénonce depuis plusieurs semaines le maquillage des chiffres officiels et le manque de moyens des hôpitaux face au coronavirus, a-t-elle été arrêtée dans la nuit du 2 au 3 avril.

Toutefois, le baromètre de la Washington Seattle University fournit une indication utile : ce n’est qu’à partir du 25 mars que le nombre des cas d’infection décolle vraiment ; depuis cette date, on observe un doublement tous les trois jours, donc une dynamique exponentielle similaire à ce que l’on a vu ailleurs (le 6 avril, le pays comptait 6 343 cas confirmés et 47 morts). C’est précisément le 25 mars que Vladimir Poutine a pris position sur la crise sanitaire pour la première fois par une allocution – d’ailleurs ambiguë – devant la nation. Par ailleurs, le calendrier de la pandémie interfère en Russie avec deux autres calendriers : celui de la "réforme constitutionnelle" lancée le 15 janvier par un discours de Vladimir Poutine devant la Douma, avec pour point d’orgue une nouvelle apparition du chef de l’État devant les députés le 10 mars pour accepter… de rester président jusqu’en 2036 ; celui de la bataille sur le prix du pétrole, enclenchée le 6 mars du fait du refus par la Russie des propositions de l’OPEP destinées à faire face à la baisse de la demande globale (notamment de la part de la Chine).

Dans quelle mesure la gestion russe de la crise sanitaire reflète-t-elle le paradigme néo-autoritaire du régime ? La crise a-t-elle constitué un facteur facilitateur pour ce que beaucoup appellent le "coup d’État constitutionnel" de Vladimir Poutine ? Comment les autorités russes peuvent-elles gérer l’effondrement du prix du baril et par conséquent du cours du rouble ? Quel peut être enfin l’impact de la crise sanitaire sur l’avenir du régime et la situation de la Russie dans le monde ?

Premières leçons de la gestion russe de la pandémie

Il serait inexact de dire que les autorités russes n’ont pas anticipé ou ont unanimement minimisé la vague de la pandémie. En fait, dès le 30 janvier, le gouvernement russe a fermé sa frontière avec la Chine (4 300 kms) – ce qui n’est pas allé sans susciter des protestations de la part de Pékin1. Il est évident que cette décision correspond bien à l’ADN néo-autoritaire, à connotations nationalo-populistes, du régime.

Dès le 30 janvier, le gouvernement russe a fermé sa frontière avec la Chine (4 300 kms) – ce qui n’est pas allé sans susciter des protestations de la part de Pékin.

Elle était en même temps justifiée puisque la Chine était à ce moment-là le foyer principal (presque unique) de l’infection. Toute autre attitude n’aurait d’ailleurs pas été comprise de l’opinion russe, pour laquelle le danger d’une invasion chinoise de l’Extrême-Orient russe fait figure de phobie nationale. Dans le courant de février puis début mars, d’autres mesures de restriction de l’accès des étrangers (d’abord chinois, puis iraniens, puis autres) ont été adoptées par le pouvoir, sans pourtant pouvoir fermer la porte au million de Russes revenant de vacances en Europe et ailleurs, parmi lesquels un certain nombre de porteurs du virus.

Ce qui est plus étonnant, c’est que le maire de Moscou, Serguei Sobianine, s’est rapidement distingué des autorités centrales – lentes à réagir – en édictant pour la capitale des mesures de protection. À la mi-mars, il institue une quatorzaine pour les personnes revenant de zones épidémiques, dissuadant de facto ses administrés de partir à l’étranger. Il ferme les établissements scolaires et suspend les loisirs extérieurs. Dans la foulée, le gouvernement central est amené lui aussi à prendre de premières mesures, principalement là encore pour rendre les frontières plus hermétiques. Finalement, le leadership du maire de Moscou est consacré puisqu’on lui confie la direction d’une "cellule de crise", installé au Conseil d’État pour assurer une liaison avec les provinces.

Dans le même temps, une autre structure, interministérielle, est mise en place sous l’autorité du Premier ministre, M. Michoustine. Le 24 mars, le Maire de la capitale accompagne Poutine, engoncé dans une curieuse combinaison qui le fait ressembler à un cosmonaute, dans une visite que celui-ci effectue dans un grand hôpital moscovite (Kommounarka) où les malades atteints du virus sont traités. Jusqu’alors, Poutine n’avait pas paru marquer un intérêt particulier à l’égard du drame qui se préparait ("tout est sous contrôle" affirmait-il volontiers). On dit que c’est Sobianine, ancien chef de l’administration présidentielle, qui aurait convaincu le Président que la crise exigeait qu’il prenne lui-même les choses en main.

Or l’allocution à la nation du 25 mars apparaît à cet égard étrangement ambiguë. Le Président se montre assez décontracté, comme décalé par rapport à la situation. Il annonce une semaine chômée payée (jusqu’au 5 avril). Il préconise des mesures de distanciation sociale, mais non obligatoires. Une grande latitude est laissée aux autorités locales (gouverneurs ou autres). Surtout, le Président centre son propos sur les mesures d’accompagnement économiques (soutien aux PME notamment) et sociales (renouvellement automatique des allocations sociales, suspension du remboursement des prêts, etc.) atténuant les effets de l’arrêt partiel de l’économie. Une mesure frappe en particulier les esprits, manifestement destinée à caresser le peuple dans le sens du poil : une sur-taxation des transferts financiers à l’étranger et des dépôts bancaires en Russie dépassant un million de roubles (12 000 euros).

De façon apparemment non prévue par les autorités, la semaine chômée est interprétée par les citoyens comme une semaine de vacances. Dans les grandes villes en particulier, les habitants sortent en masse pendant le week-end des 28 et 29 mars pour profiter du beau temps. Moscou et Saint-Pétersbourg prennent des allures de Londres ou Paris deux ou trois week-ends plus tôt. Les autorités doivent réagir : les 29 et 30 mars, les consignes de confinement se font plus pressantes. Le 2 avril, Poutine s’adresse de nouveau à la nation, cette fois sur un ton plus insistant. Il annonce une prolongation des "journées chômées" jusqu’à la fin d’avril.

Toutefois, de nouveau le chef de l’État évite de parler de quarantaine et assigne nettement la responsabilité de mesures effectives de confinement aux échelons locaux du pouvoir et aux entreprises2. Le 30 mars, par ailleurs, la Douma autorise le gouvernement à décréter l’État d’urgence. Chez les observateurs russes, on suspecte que les "siloviki" (les responsables des "structures de force") souhaitent l’État d’urgence pour reprendre la main par rapport aux "technocrates" (Sobianine, Michoutsine). On subodore aussi que Vladimir Poutine lui-même préférerait éviter d’en arriver là puisque qu’il a passé son temps à essayer de ne pas dramatiser la situation.

La marque du pouvoir "néo-autoritaire" russe n’a donc pas été la rigueur des mesures prises, elle se situe plutôt dans la volonté du président Poutine de ne pas être le porteur des mauvaises nouvelles.

Dans cette première phase de la gestion de la crise, la marque du pouvoir "néo-autoritaire" russe n’a donc pas été la rigueur des mesures prises (comme en Chine après la période de déni) ; elle se situe plutôt dans la volonté du président Poutine de ne pas être le porteur des mauvaises nouvelles, et au fond une certaine réticence de sa part à assumer ses responsabilités (comment ne pas penser à Trump dans les premiers temps de la crise ? À Bolsonaro ?).

Le coup de force constitutionnel

Comment expliquer cette attitude du "dirigeant fort" iconique qu’est M. Poutine ? Depuis un certain temps, la politique intérieure et la gestion de l’économie ne sont plus le centre d’intérêt principal du Président russe. C’est le grand jeu international qui retient surtout son attention. De surcroît, dans la période considérée, l’objectif principal qui dominait son agenda portait sur la manœuvre constitutionnelle destinée à proroger son pouvoir au-delà de 2024 ; rappelons que 2024 constitue l’échéance normale de son actuel mandat, non renouvelable, selon la constitution jusqu’ici en vigueur.

Tout le monde en Russie savait que Poutine ne se retirerait pas complètement des affaires à la fin de son actuel mandat. Dans ce type de régime, c’est un luxe que les dirigeants suprêmes peuvent difficilement se permettre. Lui-même, cependant, avait dit et répété qu’il respecterait la règle de non-cumul dans le temps des mandats de président de la Fédération. Les spéculations allaient bon train sur le "point de chute" qu’il serait conduit à aménager dans le système institutionnel pour lui permettre de rester le véritable parrain du régime tout en laissant un autre occuper le poste de Président. Pourquoi avoir lancé l’opération en janvier de cette année alors que l’on s’attendait plutôt à une initiative de ce type en fin de mandat ? L’entourage du Président n’ignore pas le climat de mécontentement dans le pays, qu’illustrent les manifestations récurrentes à Moscou et dans d’autres villes ; il surveille de près la lente érosion de la popularité de Poutine depuis l’apothéose de l’annexion de la Crimée ; il est sans doute lucide sur les perspectives économiques médiocres du pays. Il a peut-être songé que le temps jouait contre le Président. De plus, 2020 devait être l’année du 75e anniversaire de la victoire de la Seconde Guerre mondiale. Les cérémonies planifiées sur la place rouge pour le 9 mai, en présence de nombreux dignitaires étrangers, devaient consacrer Poutine comme restaurateur de la grandeur de la Russie. N’était-ce pas le bon moment pour mettre en place, et faire avaliser par le peuple, les modalités de la "transition" comme l’on dit en Russie ?Les changements constitutionnels proposés par M. Poutine le 15 janvier ouvraient différentes pistes pour son "point de chute" après 2024. Les attributions du Conseil d’État étaient étendues, laissant penser que le poste de Président de ce conseil pourrait convenir à un Poutine "retraité". Une autre option aurait pu être que le chef du Kremlin se réincarne après 2024 en Président du Conseil national de Sécurité, dont Medvedev, débarqué de son poste de Premier ministre, prenait la vice-présidence. La sagesse conventionnelle voulait en tout cas que Vladimir Vladimirovitch ne se déciderait qu’au dernier moment et laisserait les options ouvertes jusqu’au bout. Comme on le sait, il n’en a rien été.

Le Président et ses partisans utilisent évidemment la crise pour renforcer l’argumentation en faveur de la prorogation du pouvoir poutinien au nom de la "stabilité".

Le 10 mars, lors de la troisième lecture du texte des réformes constitutionnelles devant la Douma, la valeureuse députée Valentina Terechkova, première femme cosmonaute aux bons temps de l’URSS, déclare que le peuple veut le maintien au pouvoir de Poutine comme Président de la Fédération. On fait venir en hâte le Président, dans une scénographie digne d’un vaudeville, et – coup de théâtre – Vladimir Poutine accepte que la règle limitant à deux les mandats présidentiels pour un seul homme ne s’applique qu’à partir de la mise en œuvre de la nouvelle constitution, a priori 2024 (autrement dit, il resterait président jusqu’en 2036).

Peut-on voir dans ce tour de passe-passe le résultat d’un "effet d’aubaine" provoqué par la crise sanitaire ? Limitons pour l’instant nos observations au plan intérieur russe. Le Président et ses partisans utilisent évidemment la crise pour renforcer l’argumentation en faveur de la prorogation du pouvoir poutinien au nom de la "stabilité". Il est peu probable pour autant que la situation actuelle ait déterminé le choix de Poutine de rester président de la Fédération et de l’annoncer à ce moment-là : comme on l’avait vu en septembre 2011 ("roque" entre Medvedev, président sortant, et lui-même), Poutine est familier de ce genre de décision coupant court aux spéculations qu’il avait lui-même encouragées.

En revanche, la crise dessert clairement la manœuvre institutionnelle du Kremlin sur un autre plan : les réformes constitutionnelles auraient dû être ratifiées par un vote populaire le 22 avril, elles comportent d’ailleurs divers amendements destinés à appâter différents secteurs de l’opinion russe (constitutionnalisation de certains droits sociaux, mariage exclusivement hétérosexuel, foi en Dieu du peuple russe, etc.). L’enjeu pour les autorités russes était de mobiliser un nombre suffisant de votants. Or les circonstances ont obligé M. Poutine, le 25 mars, à repousser ce scrutin. S’il a lieu plus tard, au mieux dans la seconde partie de l’année, ce sera désormais, nécessairement dans des conditions plus difficiles sur le plan économique et social en raison des effets de la pandémie et donc, peut-on penser, probablement dans un climat encore moins favorable pour le pouvoir. La cérémonie triomphale du 9 mai est aussi compromise.

La bataille du pétrole

C’est nous semble-t-il dans ce contexte qu’il convient d’examiner le bras de fer entre la Russie et l’Arabie saoudite sur les prix du pétrole.Il est vraisemblable que la décision du 6 mars – inspirée dit-on par un autre baron du système, proche entre tous de Poutine, Igor Setchine, président de Rosneft – n’a pas été prise du côté russe en fonction de la pandémie. En choisissant de rompre son accord avec l’OPEP, Vladimir Poutine a peut-être surestimé la possibilité d’abattre l’industrie du gaz de schiste américaine ; il a en tout cas sous-estimé la détermination saoudienne et surévalué la capacité de la Russie à "tenir" dans les circonstances actuelles à un prix du baril du pétrole "sacrifié".

Dans les jours qui ont suivi la rupture de l’accord avec l’OPEP, le rouble a perdu 14 % de sa valeur face à l’euro et l’indice boursier RTS a chuté de 16 %. Il en est résulté une perte importante du pouvoir d’achat des ménages et une baisse drastique des prévisions de croissance du PIB russe. Rappelons que Vladimir Poutine s’était engagé vis-à-vis de l’opinion russe à diminuer de moitié la pauvreté dans son pays lors de son actuel mandat et à obtenir un taux de croissance supérieur à la moyenne internationale. Les prévisionnistes tablaient sur un taux de 1,5 % de croissance du PIB russe en 2020 ; de telles perspectives, pas tellement brillantes en elles-mêmes, ne tiennent évidemment plus. Le pouvoir d’achat des Russes, il faut le rappeler, a été amputé de 10 % depuis 2014.

La manœuvre constitutionnelle de M. Poutine comme les effets de la pandémie rendent très difficile pour le pouvoir russe une prolongation du désaccord avec l’Arabie saoudite et donc un prix très bas du pétrole.

La manœuvre constitutionnelle de M. Poutine (supposant de ménager un minimum l’opinion) comme les effets de la pandémie rendent très difficile pour le pouvoir russe une prolongation du désaccord avec l’Arabie saoudite et donc un prix très bas du pétrole.

Un horizon assombri pour la Russie ?

Comme l’indique Dmitri Trenin dans une analyse pour la Carnegie, les dirigeants russes voient certainement dans le vaste drame qui assombrit l’horizon de la plupart des pays, une confirmation de la vision poutinienne des affaires du monde : importance en dernier ressort de la souveraineté nationale, nécessité d’un gouvernement fort, scepticisme sur la coopération internationale et, au passage, constat renforcé de l’inefficacité de l’Union européenne. Il n’est pas impossible que les mêmes dirigeants estiment la Russie mieux armée que d’autres pour affronter l’épreuve, notamment les conséquences économiques de la crise sanitaire, en raison notamment d’une moindre dépendance à l’égard de la globalisation ("grâce en partie aux sanctions").

En rappelant que le choc de la pandémie ne fait que commencer en Russie, livrons pour notre part trois observations préliminaires :

  • ce qui va se jouer dans les prochaines semaines, c’est d’abord une épreuve pour le modèle social russe. Force est de constater que le pays aborde la crise sanitaire avec de graves handicaps : les médecins et les infirmières manquent dramatiquement ; à la suite d’une réforme, le nombre de structures médicales a été divisé par deux entre 2000 et 2015 ; selon certaines indications, 30,5 % des structures médicales n’ont pas l’eau courante, 52,1 % ne disposent pas de l’eau chaude, 35 % n’ont pas de tout-à- l’égout. La télévision d’ État s’est gardé de donner trop d’écho à l’aide apportée à l’Italie, car les citoyens ordinaires savent que le personnel soignant est laissé sans protection dans les hôpitaux russes, que même des instruments aussi élémentaires que les thermomètres font défaut.

    Au-delà de cet aspect, la "verticale du pouvoir" rétablie par Poutine n’a jamais réussi à mettre en place sur le plan local une gouvernance inspirant confiance à la population. Le "filet social" protégeant les travailleurs russes reste par ailleurs minimal. On estime ainsi que 25 % des travailleurs préfèrent continuer de travailler malgré le confinement par crainte de perdre leur emploi.
     
  • l’idée d’un "effet d’aubaine" que constituerait la crise sur le plan extérieur pour le pouvoir russe ne résiste pas vraiment à l’examen. On voit certes la Russie saisir l’occasion de multiplier de spectaculaires opérations de diplomatie humanitaire, vis-à-vis de l’Italie et même des  États-Unis. C’est le ministère de la Défense – dirigé par un autre proche de Poutine, Serguei Shoigu, que l’on citait jusqu’au 10 mars comme un successeur possible du Président – qui est en charge de ces opérations. Le service d’action extérieure de l’Union européenne accuse les organes spécialisés russes de redoubler d’efforts en matière de manipulation de l’information. Avouons-le : nous verrions plutôt dans tout cela une politique russe qui court sur son aire, accentuant l’impression de décalage avec les difficultés immenses qui attendent le pays sur le plan intérieur. Là où il faudrait être imaginatif pour sauver la planète, au G20 par exemple, la diplomatie russe n’a rien d’autre à offrir qu’un plaidoyer pour la levée des sanctions.

    Sans doute ce constat ne devrait-il pas dispenser les dirigeants européens d’être vigilants : s’agissant de l’Ukraine par exemple, les pressions russes pour faire céder Kiev sur le Donbass se sont considérablement accrues ces dernières semaines ; or M. Zelenski va se trouver lui aussi très fragilisé face au coronavirus ; d’ores et déjà, il semble contraint de s’appuyer sur des oligarques ukrainiens souvent favorables au Kremlin.
     
  • le tour de passe-passe du 10 mars prorogeant le pouvoir de M. Poutine jusqu’en 2036 est passé pratiquement inaperçu dans l’atmosphère de crise générale dans le monde. À vrai dire, quelles qu’eussent été les circonstances, les dirigeants occidentaux n’imaginaient sans doute pas que le Président russe allait se plier avec grâce à une alternance démocratique de bon aloi.

De récents sondages de l’Institut Levada montrent que l’image de l’Occident et notamment de l’Europe remonte dans l’opinion russe, en dépit de toute la propagande du régime.

Pourtant, l’épisode mérite que l’on s’y arrête pour deux raisons qui se combinent. Les amendements à la constitution actuelle n’annulent pas seulement en pratique la limitation du nombre des mandats présidentiels, ils comportent une extension dans les textes des pouvoirs du Président (nomination des magistrats, contrôle du "bloc réglementaire", relations avec le parlement par exemple). On peut difficilement échapper à l’impression que M. Poutine suit le chemin tracé par son grand ami, M. Xi.

Dans le même temps, l’indiscipline dont la société russe, au moins dans les villes, a fait preuve à l’égard des premières consignes de confinement paraît très éloignée des "valeurs asiatiques". On serait tenté de paraphraser une formule de François Mitterrand en notant : "Poutine regarde vers l’Est, la société civile russe se tourne vers l’Ouest". De récents sondages de l’Institut Levada montrent que l’image de l’Occident et notamment de l’Europe remonte dans l’opinion russe, en dépit de toute la propagande du régime.

Ce chiasme rendu en quelque sorte palpable par les récents événements entre le pouvoir et une partie de la population ne va-t-il pas nécessairement s’aggraver au fur et à mesure que l’onde de choc de la pandémie va se propager dans le pays sur le plan sanitaire, économique et social ? On a rappelé le contexte de mécontentement de la population à l’égard du pouvoir depuis des mois et la crise probable à venir du modèle social russe. Dès lors, le coronavirus en Russie constitue un test sans précédent du contrat social "renonciation aux libertés contre stabilité et amélioration du niveau de vie". Il est possible qu’une bonne gestion de la crise permette de "relégitimer" le régime en place, ou plus simplement, comme on l’a vu souvent au cours de l’histoire de la Russie (du prince Rurik à Staline, en passant par Ivan le Terrible ou Pierre le Grand), on peut imaginer qu’une période sombre provoque un ralliement autour de la personne du maître du Kremlin. Encore faudrait-il que celui-ci assume son rôle de "pôle de stabilité", ce qui n’est pas le cas pour l’instant du président Poutine.

Avançons un autre scénario : les difficultés internes vont au contraire isoler davantage le pouvoir, les élites urbaines se montrant choquées par une prolongation sans fard de la dictature de Vladimir Poutine, une grande partie de la population souffrant d’un effondrement de ses conditions de vie. Dans une telle hypothèse, la voie de sortie pour le système risque d’être un durcissement du modèle autoritaire russe et non l’assouplissement que les libéraux espéraient encore lors de la réélection de Poutine en 2018. Sur le plan extérieur, la Russie ne serait-elle pas alors vouée à s’éloigner encore davantage de l’Europe ?

 

1En revanche, les autorités russes n’ont pas lésiné dans l’écho donné aux explications complotistes de l’origine américaine du coronavirus

2Dans cette allocution, on trouve cette formule, qui n’est pas sans en rappeler d’autres du même genre chez Trump, Johnson et Bolsonaro, avant qu’ils ne fassent machine arrière : "il est important de maintenir les emplois et l’activité économique"

 

Copyright : Alexey DRUZHININ / AFP

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