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20/03/2020

La technologie pour lutter contre le coronavirus : le cas de Taiwan

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La technologie pour lutter contre le coronavirus : le cas de Taiwan
 Gilles Babinet
Auteur
Ancien conseiller sur les questions numériques

La crise du Coronavirus est une occasion dramatique de confronter les approches des nations dans les champs épidémiologique, sanitaire et médical. Et, on le constate chaque jour, les différences d’un pays à l’autre sont tragiquement surprenantes. L’un des facteurs d’étonnement est incontestablement la différence d’approche entre plusieurs pays du Sud-Est asiatique (Taiwan, Singapour et Corée du Sud) et  la majorité des pays occidentaux.
 
Ainsi, un pays comme Taiwan, avec 23 millions d’habitants (un peu plus du tiers de la France), et qui est la nation qui a les plus importants flux de population avec la Chine, avec un détroit de seulement 140 km de large, n’a connu à ce jour qu’une poignée de cas (une centaine) et un seul mort. Ramené à la population française (9 000 personnes contaminées, 250 morts au 19 mars), cela fait tout de même environ 30 fois moins pour ce qui concerne le nombre de personnes contaminées et détectées. Cela ne peut qu’interpeller à l’égard de notre pays, dont le système de santé est régulièrement cité comme l’un des plus performants de la planète.
 
Taiwan, largement en conséquences de douloureuses expériences d’épidémies passées - le SRAS (2002-2003), H5N1 (2007 et 2008), etc. -, comme plusieurs autres pays du Sud-Est asiatique, a en effet développé, au delà des gestes civiques qui caractérisent les populations de ces nations, des pratiques médicales qui sont originales et incontestablement d’une grande efficacité. Trois facteurs semblent ici communs à  ces pays :

  1. une gouvernance centralisée, à l’instar du KCDC (en Corée) ou du NHCC (à Taiwan), qui disposent d’une large autorité pour mettre en place des mesures parfois aussi hétéroclites que variées ;
  2. un vaste dispositif épidémiologique effectuant des prises de températures et des tests aussi bien dans les aéroports que sur les grands axes routiers ;
  3. un recours massif à la technologie, qui est aussi bien employée pour centraliser la donnée et disposer de données précises sur l’évolution, canton par canton, que pour effectuer le suivi efficace des patients suspects ou contaminés.

S’il est vrai que le cas de Taiwan est grandement simplifié par le fait que le flux de voyageurs allogènes transite de façon presque exclusive via les trois aéroports internationaux, l’efficacité du pays n’en est pas moins remarquable. De l’avis des observateurs, la capacité à trier très rapidement les personnes testées en trois catégories (immunes, suspectes et contaminées), à hospitaliser immédiatement les personnes infectées, ou à les mettre en quarantaine à domicile suivant la gravité des cas, ainsi qu'à suivre de façon extraordinairement précise les cas suspects en localisant des téléphones et en s’assurant fréquemment de l’évolution du patient, sont des facteurs essentiels de l’efficacité du dispositif. Les applications de supervision n’ont pas qu’une vocation de coercition ; elles permettent aussi largement de donner un retour d’information aux patients sur l’évolution de leurs symptômes et de diffuser les bonnes pratiques.

Si Taïwan et la Corée sont des démocraties, respectueuses des libertés individuelles, la prise en compte d’une forme d’intérêt collectif, supérieur aux contraintes individuelles momentanées, permet d’accepter de tels dispositifs.

Mais l’usage du big data ne s’arrête pas là. Si un patient avéré ou un cas suspect venait à ne pas suivre les consignes d’isolement et à rentrer en contact avec d’autres individus, les enregistrements de localisation détenus par les opérateurs de télécommunication permettraient d’essayer de retrouver ceux-ci et de les soumettre à un protocole approprié.
 
On conçoit que l’acceptation d’un tel système, particulièrement intrusif, est largement dépendante du contexte culturel. Si Taïwan et la Corée sont des démocraties, respectueuses des libertés individuelles, la prise en compte d’une forme d’intérêt collectif, supérieur aux contraintes individuelles momentanées, permet d’accepter de tels dispositifs.

Si, en France, il ne fait que peu de doute qu’une telle pratique ferait immédiatement scandale, l’efficacité évidente de ce type de procédés est telle qu’aux Etats-Unis, un pays pourtant très sourcilleux à l’égard des initiatives touchant aux libertés individuelles, un collectif d’une cinquantaine de scientifiques a appelé ouvertement le monde de la Silicon Valley à lutter contre le Coronavirus. Parmi les 13 mesures fortes qu’ils proposent, beaucoup sont directement inspirées des exemples coréens, taiwanais - et il est vrai chinois -, dont celle d’intégrer directement des fonctionnalités de tracking dans les téléphones mobiles. 
 
Il n’en reste pas moins que la technologie représente, au sein du système de santé de Taiwan, de la Corée, de Singapour et dans une moindre mesure du Japon, un fil conducteur qui relie aussi bien épidémiologie, médecine préventive, médecine d’urgence, etc., et qui permet de créer des dynamiques particulièrement efficaces.

D’une façon générale, on observe une approche d’une nature très différente à ce qui existe en Europe ou aux Etats-Unis ; des systèmes de santé publics où la prévention et l’importance des processus épidémiologiques sont plus développés, permettant de réduire la part de la médecine post-traumatique. Cela passe largement par un usage intégré de la technologie où médecines de ville, clinicienne, d’hôpital sont intégrées et connectées au système épidémiologique ; un système où le recours au big data est généralisé et où l’analyse est rapprochée autant que possible des mesures prises sur le terrain.

Si, en France, le gouvernement a initié un projet ambitieux avec le Health Data Hub et la relance du fameux dossier médical partagé (DMP), la gouvernance de ces initiatives, et plus généralement du système de santé, reste pour le moins éparse, répartie entre des acteurs de nature très différente (CNAM, HAS, ARS, Ministère, etc.). En revanche, la présence des scientifiques est, relativement à d’autres pays, remarquablement réduite ; on a pu le constater avec l’apparition, au coeur de la crise du Covid-19, d’un comité scientifique nommé dans l’urgence aux côtés du ministre de la Santé. Si les scientifiques n’ont pas le rôle qui devrait être le leur, il est également frappant, par rapport aux autres pays, que le système de santé paraît largement imperméable aux initiatives de la société civile.

Si les scientifiques n’ont pas le rôle qui devrait être le leur, il est également frappant, par rapport aux autres pays, que le système de santé paraît largement imperméable aux initiatives de la société civil.

Ainsi des plateformes d’innovation et de santé numérique privées ou associatives qui n’ont qu’une reconnaissance marginale de la part du système de soin ; tout comme des codeurs et des datascientists, qui ne sont pour l’instant que peu considérés sauf lors d’évènements médiatiques visant à valoriser l’importance soi-disant accordée à l’innovation.  

D’une manière générale, les pays asiatiques, plus encore que les Etats-Unis, semblent à même de reconsidérer deux enjeux à l’aune des opportunités et risques de la révolution numérique. Le premier est le modèle de gouvernance. Si les données permettent une plus grande réactivité, il est important de réduire la chaîne de commandement et tout à la fois de la centraliser, et d’introduire de l’autonomie et de la subsidiarité. La très grande complexité du dispositif français, où la gestion paritaire est très présente, et où historiquement les cliniciens ont pris une importante part, ne permet pas d’être optimiste à cet égard. 

Le deuxième est l’importance accordée à la technologie. Le modèle orwellien du crédit social chinois suscite évidemment de nombreuses réserves, mais relevons que des démocraties comme Taïwan et la Corée du Sud, dont les sociétés civiles sont particulièrement vigoureuses, ont fait un choix différent de celui de l’Occident en matière de renoncement momentané à certaines libertés individuelles au profit du bien commun. Un débat qu’il est difficile de tenir en France, tant la défiance à l’égard des institutions est généralisée, mais qui devrait nous pousser à reconsidérer la nature de celles-ci et leur capacité à être plus proches des citoyens et, en un mot, plus inclusives. Un débat qui devrait nécessairement avoir lieu si la France, et plus encore l’Europe, souhaitent adopter les dynamiques d’un État moderne, sans pour autant verser dans les travers totalitaires de l'État plateforme.

 


COPYRIGHT : STR / AFP

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