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17/09/2021

La France, l’Amérique et l’Indopacifique : après le choc

La France, l’Amérique et l’Indopacifique : après le choc
 Bruno Tertrais
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie

Un "coup de Trafalgar" de la part des alliés

Séisme. Le mot n’est pas trop fort pour décrire le sentiment français dans la journée du jeudi 15 septembre, lorsque le bruit courut que les États-Unis et l’Australie s’apprêtaient à annoncer un nouveau partenariat stratégique en lieu et place du lien patiemment tissé par Paris et Canberra depuis une dizaine d’années.

Certes, il était de notoriété publique que le contrat de vente des sous-marins français connaissait des difficultés. Mais personne ne semblait savoir que les États-Unis mettaient en place avec le gouvernement australien une option alternative. Et ce depuis plusieurs mois. Quand on lit le communiqué conjoint publié par Paris et Canberra à l’occasion de la première rencontre ministérielle affaires étrangères - défense du 30 août (!) dernier, célébrant la vigueur de la coopération bilatérale, aucun signe annonciateur n’existait. Les stratèges américains aiment parler de la stratégie "du choc et de la stupeur". Mais c’est généralement pour bombarder un adversaire.

Ceci étant posé, l’annonce du nouveau partenariat trilatéral de sécurité pour l’Indopacifique est né de considérations stratégiques mûrement réfléchies tout autant que de l’opportunisme politique américain et britannique. Sous le peu élégant nouvel acronyme AUKUS (Australia, United Kingdom, United States) se cache la volonté de monter considérablement en gamme dans la coopération militaire et technologique entre les trois pays, dans le but de contrer les ambitions chinoises dans l’Indopacifique. Ce n’est pas seulement une question de sous-marins : c’est aussi une question d’interopérabilité et d’intelligence artificielle. 

Un coup de canon dans l’Indopacifique

Mais c’est aussi une véritable remontée en puissance politique de l’anglosphère, ce monde que l’on nomme parfois en France, à tort, anglo-saxon. On en connaît l’importance, notamment dans le cadre discret des échanges de renseignement du club des Five Eyes (avec le Canada et la Nouvelle-Zélande). Et les pays concernés ont commémoré il y a à peine quelques jours le soixante-dixième anniversaire du traité ANZUS (Australia, New Zealand, United States). Quant à Londres, sa participation entre parfaitement dans le cadre de sa nouvelle stratégie post-Brexit Global Britain. Cela fait mal aux Français, mais il n’est pas totalement absurde pour un haut responsable américain de proclamer "que nous n’avons pas de meilleurs alliés que le Royaume-Uni et l’Australie".

Mais il y aura un prix à payer. Comment, désormais, la France peut-elle prendre au sérieux la volonté de l’administration Biden d’obtenir une plus grande implication des Européens dans l’Indopacifique, et d’avoir davantage de consultations et de coordination entre alliés face à la Chine ? M. Le Drian et Mme Parly ont beau jeu de dénoncer "l’absence de cohérence" de l’attitude. Rappelons que l’annonce américaine a été faite… le jour même où la stratégie européenne pour la région a été publiée. La classe. 

L'événement de jeudi "ne fait que renforcer la nécessité de porter haut et fort la question de l’autonomie stratégique européenne". 

Le choc pour Paris est d’une ampleur au moins égale à celui que la France avait ressenti lors de l’abandon américain d’août 2013 (renonciation de M. Obama à frapper la Syrie à la dernière minute), et peut rappeler - en mode inversé - ce qu’avaient ressenti les États-Unis en 2003 à propos de notre propre attitude. Cette fois, il faudra bien davantage qu’une visite d’État (celle de M. Hollande en février 2014) pour réparer les dommages. 

Il intervient de plus quelques semaines seulement après une autre crise de confiance, celle qui a eu lieu lors du retrait américain de Kaboul. À n’en pas douter, Emmanuel Macron se sent conforté dans son idée que l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN, même s’il parle en fait plutôt de l’Alliance atlantique) est dans un état critique. Le récit traditionnel français sur l’absence de fiabilité de l’Amérique est validé. C’est en tout cas ce que suggèrent les ministres : l’événement de jeudi "ne fait que renforcer la nécessité de porter haut et fort la question de l’autonomie stratégique européenne". Paris en tirera des conséquences pour la préparation de sa présidence de l’Union européenne (UE). 

Un coup de massue pour la coopération franco-australienne

Le "contrat du siècle" pour douze sous-marins Shortfin Barracuda - une adaptation aux besoins australiens du Barracuda français - représentait 35 milliards d’euros, dont 8 à 9 seraient revenus à Naval Group (dont le premier actionnaire est l’État, à 60 %). Ce contrat signé en 2016 était déjà bien engagé et déjà plusieurs centaines de personnes travaillaient sur le sujet, y compris nombre d’Australiens à Cherbourg. On savait que sa mise en œuvre était difficile. Mais personne en France n’imaginait que Washington puisse offrir à Canberra une véritable alternative - d’abord parce que le grand industriel Lockheed Martin était impliqué (systèmes de combat), ensuite parce que l’Amérique n’a pas pour tradition de vendre des sous-marins à propulsion nucléaire.

Or l’offre américaine va au-delà : il s’agit non seulement de proposer à l’Australie de tels bâtiments, mais de plus armés de missiles Tomahawk, et dans le cadre d’une grande coopération trilatérale sur les technologies de défense et de sécurité. On peut comprendre qu’elle puisse être attractive. Le contexte régional n’est plus celui du début des années 2010 : il s’est durci. C’est ce qui explique par exemple que le Parti travailliste puisse accepter la propulsion nucléaire… Or celle-ci procure un véritable avantage militaire (durée et discrétion des patrouilles). 

Pour la France, le contrat pour la vente de sous-marins s’inscrivait dans une logique plus large : il s’agissait de construire une relation stratégique de long terme.

Pour la France, le contrat pour la vente de sous-marins s’inscrivait dans une logique plus large : il s’agissait de construire une relation stratégique de long terme, un mariage pour cinquante ans, comme l’on disait à Paris. Et le terrain avait été préparé par plusieurs années de dialogue informel entre responsables gouvernementaux et experts. Mais cette union est annulée avant d’être consommée : d’où la réaction officielle, qualifiant la décision de Canberra comme étant "contraire à la lettre et à l’esprit de la coopération qui prévalait entre la France et l’Australie". Et cette relation devait être l’un des piliers de sa stratégie dans l’Indopacifique, qui marchait sur deux jambes, l’une australienne et l’autre indienne (notamment via le contrat Rafale). Le seul avantage pour Paris est qu’il y aura moins de risques pour elle que sa stratégie dans la région soit - à tort - perçue comme relevant d’un alignement sur les États-Unis.

Un coup de canif dans le régime de non-prolifération 

La propulsion nucléaire a des avantages, mais c’est une technologie sensible. C’est pour cela que jusqu’à présent, aucun État nucléaire ne l’avait vendue à un État non-nucléaire : seuls six pays en disposent, les cinq puissances nucléaires officielles et l’Inde. La France ne l’a jamais fait malgré des sollicitations (ex. : Brésil), alors même qu’il est toujours plus simple d’exporter directement le modèle dont on dispose pour ses forces nationales. Et l’Australie, à l’époque, ne le demandait pas… Les États-Unis viennent de briser ce tabou. (Que n’auraient-ils pas dit si cela avait été la France !) 

Ceci veut-il dire que l’Australie aura accès à cette technologie de souveraineté, qu’elle pourrait alors reproduire ? Sûrement pas : ce sera à n’en pas douter une "boîte noire" à laquelle elle n’aura pas accès. 

Il faut maintenant aller de l’avant : régler rapidement le contentieux commercial et surtout le séparer de la refonte inévitable de notre stratégie dans et pour l’Indopacifique. 

Cela veut dire également qu’il n’y a pas de risque de prolifération nucléaire. Certes, les réacteurs seront probablement des réacteurs fonctionnant à l’uranium hautement enrichi (UHE), une technologie employée par les Américains (et les Britanniques), à l’inverse des Français qui ont choisi la voie plus raisonnable de l’uranium faiblement enrichi (UFE) qui, lui, ne peut pas servir directement à la fabrication de la Bombe. Mais cela pourrait faire renaître en Australie le débat sur l’opportunité d’un programme nucléaire civil, voire dual (civil et militaire). Car l’offre française de 2016 n’empêchait techniquement pas, à long terme, le développement d’une solution de propulsion nucléaire nationale

C’est surtout un signal politique, et il n’est pas bon dans la perspective de la prochaine conférence quinquennale d’examen du Traité de non-prolifération, qui se tiendra en janvier 2022. Car l’UHE échappe aux contrôles internationaux dès lors qu’il est utilisé pour la seule propulsion - au nom du réalisme, car il est difficile d’imaginer des inspecteurs étrangers contrôlant la partie arrière de sous-marins nationaux. On peut donc retirer de l’UHE d’installations contrôlées pour, officiellement, faire de la propulsion nucléaire… C’est ce que pourrait par exemple faire l’Iran. Par ailleurs, certains autres États pourraient désormais vendre de tels réacteurs de propulsion à des pays non-nucléaires en arguant du précédent américain.

 Aller de l’avant

Pour la France, il faut maintenant aller de l’avant : régler rapidement le contentieux commercial et surtout le séparer de la refonte inévitable de notre stratégie dans et pour l’Indopacifique. Car notre pays est et restera une puissance présente dans la région. L’Australie, de son côté, aura encore besoin de son "voisin du Pacifique". Et personne ne voudra que Pékin puisse exploiter les dissensions entre pays occidentaux. D’où l’intérêt, par exemple, de poursuivre les conversations non seulement officielles mais aussi en "Track 2"(experts) et "Track 1.5" (responsables et experts).

Des questions vont se poser dans les dix-huit mois de discussions qui sont prévues entre les trois pays concernés. Sera-t-il envisageable pour la France de se joindre, ponctuellement - pour certains projets ou opérations - au format AUKUS ? Sera-t-elle contrainte, à l’inverse, de se tourner bien davantage, dans sa stratégie Indopacifique, vers l’Allemagne (pour l’Europe) et le Japon (pour l’Asie) ? Ironie de l’histoire : ces deux pays étaient ses concurrents pour le contrat des sous-marins australiens… 

Il y aura aussi, pour la France, un indispensable exercice d’introspection. Avons-nous fait preuve de trop de confiance, voire d’aveuglement dans cette affaire aux ramifications industrielles et stratégiques majeures ? 

Enfin, il faudra se garder des conclusions politiques hâtives : non, l’administration Biden n’est pas l’administration Trump. Cette dernière se moquait de ses alliés. L’actuelle les soigne bien. Mais pas tous. 

 

Copyright : Andrew Harnik / POOL / AFP

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