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04/03/2021

La France, cible d’opérations étatiques de manipulation ?

La France, cible d’opérations étatiques de manipulation ?
 Alexandra Pavliuc
Auteur
Visiting fellow réseaux de manipulation d’information

Les opérations de manipulation d'informations en ligne - c’est-à-dire la transmission de messages trompeurs servant un but de l’émetteur - constituent une menace grandissante pour nos démocraties. Une idée préconçue est que tous les États sont visés par des opérations de manipulation de l'information. Mais, est-ce vraiment le cas ? Dans ce billet, Alexandra Pavliuc, Visiting Fellow à l’Institut Montaigne de mai 2020 à février 2021 et doctorante à l’Oxford Internet Institute, présente les résultats de sa note, State-backed Information Manipulation: The French Node

Le public a tendance à découvrir l'existence d'opérations de manipulation de l'information lors de pics d'activité ayant lieu à l’occasion de manifestations, de crises ou encore d’élections. Pourtant, les recherches démontrent que certaines de ces opérations se sont développées pendant une dizaine d'années avant d'être formellement identifiées et retirées des réseaux sociaux. Ce travail, sur le temps long, peut avoir des effets très nocifs pour les démocraties. Dans certains cas, les tentatives de manipulation d'informations par des comptes inauthentiques opérés par des États ont été corrélées à une forte polarisation des conversations en ligne, avec des opinions, des attitudes et des positions de plus en plus extrêmes. 

C’est pourquoi nous avons souhaité établir un état des lieux du positionnement de la France dans les stratégies des réseaux étatiques de manipulation d’informations identifiés et supprimés par Twitter depuis octobre 2018. Nous avons analysé 211 millions de tweets partagés par Twitter dans le cadre de leurs rapports sur les opérations d’information (OI), prenant en compte 19 pays et groupes liés à des États. Si les contenus mentionnant la France représentent une petite partie des opérations - le pourcentage le plus élevé étant de 8,6 % (pour un total de 96,839 tweets) d'une opération iranienne, et pas plus de 1,2 % (pour un total de 120,706 tweets) de la totalité d'une opération - les comportements auxquels ils sont associés sont révélateurs des stratégies déployées par les réseaux étatiques de manipulation d’informations.

Notre analyse démontre que les opérations ont utilisé des thèmes français pour renforcer leurs liens avec les communautés qu’ils ciblaient avant de disséminer des contenus plus politiques.

Nous nous sommes concentrés sur cinq opérations, menées par l'Iran, l'Internet Research Agency - ou l’IRA, en Russie - le Venezuela, la Serbie, et la Turquie. Notre analyse démontre que les opérations ont utilisé des thèmes français (les attentats terroristes, les élections, les événements et actualités bilatérales, et les manifestations) pour renforcer leurs liens avec les communautés qu’ils ciblaient avant de disséminer des contenus plus politiques. Elles ont également publié des messages sous la forme d'actualités concernant la France, pour renforcer la visibilité et la fiabilité de leurs contenus.

La France a été utilisée comme un thème pour renforcer les liens avec les communautés ciblées

La France a été mentionnée de deux manières. La première, dans le cadre de tweets présentés comme des titres d'actualité pour renforcer la crédibilité des comptes frauduleux (cette méthode a été utilisée par l'Iran, l'IRA, et le Venezuela). La deuxième, dans le cadre de tweets non controversés et positifs (cette méthode a été utilisée par la Serbie et l'IRA).  

La création de comptes pour partager des désinformations sous la forme de titres d'actualités est une méthode précédemment attribuée à l'IRA, et identifiée lors de ses multiples tentatives d'infiltration dans les conversations politiques aux États-Unis. Néanmoins, notre étude montre que l'Iran et le Venezuela utilisent également cette stratégie. Notons toutefois qu’ils le font avec des objectifs différents de ceux de l’IRA. Par exemple, l'Iran sert ses intérêts directs en commentant des événements liés aux relations bilatérales entre l’Iran et la France - ainsi que d’autres pays (par exemple, l'Arabie Saoudite et Israël). De son côté, l'IRA s’appuie sur des faits d'actualité internationale, parmi lesquels les attentats terroristes et les élections en France, dans le but de construire une crédibilité au sein des conversations américaines par le biais de faux médias locaux. 

Entre les pics d'activité liés aux principales thématiques françaises identifiées, des faux comptes de Serbie et de l'IRA ont tweeté continuellement à propos de sujets non-controversés, par exemple le sport ou le tourisme français. Ces contenus incluent, par exemple, des images de nature et de villes françaises, ou encore de l'Open de France en 2015. Cette observation est cohérente avec d’autres études démontrant que des opérations étatiques publient des contenus bénins dans le but de construire leurs communautés en ligne. 

Ces exemples soulignent l'importance de la phase de construction des communautés dans les stratégies étatiques de manipulation d’informations. Notre étude montre que cette période de développement est une partie intégrante des opérations de manipulation d’informations, durant laquelle la France a été instrumentalisée

Les contenus mentionnant la France ciblaient principalement des populations domestiques

Les opérations d'informations lancées par les pays étudiés visaient en grande partie leurs propres populations - même si une part réduite ciblait tout de même les populations étrangères. Si les thématiques françaises étaient parfois les sujets de discussion en français et en anglais - ciblant donc potentiellement les populations françaises, la plus grande proportion des discussions mentionnant la France a eu lieu en langues étrangères (russe, espagnol, serbe, turc). La proportion réduite des contenus français (22,6 % des tweets dans les cas étudiés) pourrait indiquer que les Français n’étaient pas les cibles de ces opérations, mais aussi que la langue française reste une barrière pour l'accès des opérations étrangères aux populations françaises.

Les opérations d'informations lancées par les pays étudiés visaient en grande partie leurs propres populations - même si une part réduite ciblait tout de même les populations étrangères.

Étudier la manière dont les opérations infiltrent des communautés en ligne à partir de contenus apolitiques est indispensable afin d’anticiper les maux qu’elles peuvent causer. Afin de faciliter de futures recherches, les tweets identifiés dans les cas étudiés ont été rassemblés et peuvent être téléchargés ici.

Ce travail poursuit des travaux de l’Institut Montaigne sur l’espace informationnel français, notamment le rapport Media Polarization "à la française"? Comparing the French and American Ecosystems, et la note Information Manipulations Around Covid-19: France Under Attack

 

Photo by Akshar Dave on Unsplash

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