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30/10/2018

La difficile naissance de la Macédoine du Nord

Échanges avec Pierre Mirel

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La difficile naissance de la Macédoine du Nord
 Pierre Mirel
Ancien Directeur général à la Commission européenne

Vendredi 19 octobre dernier, le Parlement de Macédoine a validé le changement de nom du pays pour celui de "République de Macédoine du Nord". Cette décision fait suite à un accord historique trouvé en juin dernier entre le pays et la Grèce. Pierre Mirel, directeur à la Commission européenne de 2011 à 2013 (DG Elargissement), décrypte pour nous la situation géopolitique de ce pays et de la région.

Après 27 ans d’un litige sur le nom, comment la Grèce et la Macédoine sont-elles parvenues à un accord pour changer le nom de cette dernière ?

N’oublions pas, tout d’abord, que la Macédoine, république la plus pauvre de l’ancienne Fédération Yougoslave, fut longtemps disputée par la Bulgarie, la Serbie et la Grèce. À son indépendance en 1991, son nom lui fut contesté par cette dernière qui estimait qu’elle s’appropriait un héritage dont seule sa province du nord pouvait se prévaloir. Il s’ensuivit un litige que les Nations Unies ne purent résoudre, l’Union européenne (UE) s’abritant derrière cette négociation pour ne pas intervenir avec l’un de ses membres parti au litige.

La Commission européenne proposa de lui ouvrir les négociations d’adhésion en 2005 – reconnaissant ainsi les mérites de l’accord d’Ohrid qui mettait fin au conflit entre Slaves et Albanais macédoniens, et les réformes accomplies. Le Conseil se heurta au refus grec, incontournable puisque toute adhésion à l’Union repose sur l’unanimité de ses membres. Et les tentatives ultérieures de la Commission n’eurent pas plus de succès. Il est vrai que la politique du Premier ministre Nikola Gruevski, leader du parti conservateur VMRO, ne facilitait guère un consensus, tant sa recherche d’une identité nationale s’accompagnait d’une réécriture de l’histoire, y compris par une débauche de statues de héros "nationaux" à Skopje, contestés par Athènes – comme Alexandre le Grand ou son père Philippe – aussi dispendieuse que pathétique. Mais son attitude ultra-nationaliste lui permettait de garder le pouvoir.

Les dérives de son gouvernement – écoutes d’opposants et grande corruption – ont conduit à une grave crise politique qui s’est soldée, après pression de l’UE et des Etats Unis, par l’accord de Przno le 2 juin 2015 pour une lutte contre la corruption et de nouvelles élections. C’est la victoire électorale de l’Union sociale-démocrate (SDSM) en 2016 qui a ouvert la voie à une autre politique et au Premier ministre Zoran Zaev de trouver un accord avec son homologue grec le 12 juin et signé le 17 juin 2018 au lac Prespes.

Sans solution sur le nom de la Macédoine, pas d’adhésion à l'OTAN et à l'UE

C’est le constat d’une impasse diplomatique totale avec la lassitude d’un litige vieux de 27 ans, préjudiciable à l’avenir du pays, qui a poussé le gouvernement Zaev à cet accord. Il a pris acte du fait que l’Union européenne n’allait pas imposer une solution à l’un de ses membres.

C’est aussi la crainte que la minorité albanaise, très attachée au rôle de l’OTAN, ne se lasse de cette "querelle slave" sur le nom et n’écoute un jour les sirènes d’un rattachement au Kosovo, voire le rêve de la "Grande Albanie" caressé par certains. C’est surtout la volonté ardente d’ouvrir au pays la double perspective d’intégration à l’OTAN et de négociations d’adhésion à l’UE qui l’ont poussé à cette décision historique, gage de stabilité régionale. Car sans solution sur le nom, pas d’adhésion aux deux organisations, ce qu’elles ont confirmé à plusieurs reprises depuis 2005.

Il faut pourtant mesurer à quel point l’accord divise les sociétés des deux pays. Dès la signature de l’accord, de violentes manifestations ont éclaté à Skopje, ainsi qu’à Athènes et à Thessalonique, révélant combien l’identité reste un sujet brûlant dans les Balkans. Le Président Ivanov, du parti VMRO, tout en appuyant la double adhésion du pays à l’OTAN et à l’UE, refusa qu’elle se fît sous un nom tronqué, exprimant par là une position largement partagée dans l’opinion. Il alla jusqu’à parler d’un "acte criminel, un suicide historique". Côté grec aussi, le Premier ministre Alexis Tsipras a pris un risque, alors que les forces nationalistes, et au-delà, s’opposent obstinément à ce que "Macédoine" figurât dans le nom. La Nouvelle Démocratie, parti conservateur grec, y voit aussi un calcul électoral visant à la diviser pour mieux s’imposer aux prochaines échéances, ce qui l’a poussée à s’opposer à l’accord. Les deux gouvernements ont en tout cas pris une décision courageuse, à laquelle les Balkans ne nous ont guère habitués.

Cet accord aura-t-il un impact sur la géopolitique régionale, alors que de nombreux commentateurs mettent en avant l’influence russe grandissante en Macédoine et dans les Balkans ?

Cette influence s’est assurément exercée lors du référendum consultatif du 30 septembre. Il a été largement boycotté, la participation n’ayant atteint que 36,87 % de la population. C’est toutefois moins grâce aux efforts de Moscou qu’en raison de listes électorales obsolètes, basées sur le recensement de 2002 alors que plusieurs centaines de milliers de macédoniens ont émigré depuis lors. Des listes actualisées auraient vraisemblablement permis d’atteindre le quorum et donc de conforter le "oui" que 91,48 % des votants ont exprimé.

La question demandait d’ailleurs si l’on était pour l’adhésion à l’UE et à l’OTAN en acceptant l’accord avec la Grèce ! L’enjeu était de taille. Il a donné lieu à une activité diplomatique très intense. De la chancelière Merkel au Secrétaire général de l’OTAN, du Commissaire Hahn aux très nombreux ministres d’Etats membres, rares sont ceux, "à l’Ouest", qui n’ont pas apporté leur soutien public et de façon manifeste.

Quant "à l’Est", si la Russie ne s’oppose pas à l’adhésion des Balkans occidentaux à l’UE, comme le ministre Sergueï Lavrov l’a souvent déclaré, elle lutte par contre par tous les moyens possibles, contre leur adhésion à l’OTAN. Or,le 12 juillet 2018, la Macédoine a été formellement invitée par l’OTAN à adhérer, sous réserve que l’accord sur le nom soit ratifié. Son adhésion conforterait le "front OTAN", alors que la Méditerranée du Nord est devenue une zone OTAN du Portugal à la Turquie depuis l’adhésion du Monténégro le 5 juin 2017 – à l’exception des 20 kilomètres de la côte de Bosnie Herzégovine. Moscou est donc vent debout pour éviter que la Bosnie Herzégovine et la Serbie – qui s’est jusqu’alors déclarée neutre – ne changent de camp.

Moscou est donc vent debout pour éviter que la Bosnie Herzégovine et la Serbie ne changent de camp

D’ailleurs, au plus fort de la crise politique macédonienne, l’ambassadeur russe à Skopje avait déclaré que "la perspective euro-atlantique n’est pas la seule disponible. Il y a toujours une alternative". Et les critiques de Gruevski contre l’influence des "forces étrangères" étaient largement relayées par Moscou. La Russie n’a donc pas ménagé ses efforts avec l’opposition macédonienne pour lui faire boycotter le référendum.  

Ce dernier n’était pourtant qu’une étape, la plus importante reposant sur le Parlement dont la ratification de l’accord à la majorité des deux tiers – soit 80 députés – se fait en deux temps, sur le texte lui-même puis sur le changement à la constitution. Or, le gouvernement de Zoran Zaev ne disposait que de 72 députés pour le premier vote prévu le 19 octobre. De nouvelles manœuvres diplomatiques furent alors lancées pour rendre tangible la double perspective du pays : réunion à l’OTAN le 18 octobre pour préparer les modalités de l’adhésion et ouverture à Bruxelles de l’étape préparatoire aux négociations d’adhésion à l’UE. Et le Premier ministre réussit à "convaincre" huit députés de l’opposition de voter avec sa coalition, de sorte que la majorité fut atteinte.

La Russie n’a donc pas ménagé ses efforts avec l’opposition macédonienne pour lui faire boycotter le référendum

On a beaucoup glosé sur le ralliement des huit députés. Pour le ministère russe des Affaires étrangères, il s’est agi de "sales manipulations, chantage, menaces et achat de votes". C’est aussi ce qu’a suggéré le ministre grec de la Défense dont le petit parti des Grecs Indépendants, en coalition avec Syriza, s’oppose à l’accord, provoquant la démission du ministre des Affaires étrangères qui l’avait négocié.

Pour le premier ministre Tsipras, la ratification de l’accord ne serait pourtant pas en danger. Athènes a d’ailleurs expulsé deux diplomates russes pour ingérence dans les affaires intérieures, fait exceptionnel alors qu’Alexis Tsipras et Vladimir Poutine entretiennent des relations étroites. Côté macédonien, il reste l’étape finale pour la ratification durant laquelle le scénario du 19 octobre devrait se répéter, sauf retournement de députés.

La Russie essuierait alors un nouvel échec. Elle continuera à resserrer ses liens avec la majorité slave. Mais elle reportera plutôt ses efforts sur la Republika Serbska et la Serbie pour éviter que ces deux pays n’adhérent à l’OTAN, avec une stratégie sur plusieurs fronts : influence médiatique et culturelle, ainsi que religieuse entre les Patriarcats de Moscou et de Belgrade ; "diplomatie Gazprom" ; appui au président Dodik en Bosnie ; soutien à la Serbie sur le Kosovo ; rappel du "péché originel" de l’OTAN, c’est-à-dire les bombardements de la Serbie par l’Alliance atlantique sans mandat de l’ONU, même s’il s’agissait de mettre fin à l’épuration ethnique de Milosevic au Kosovo.

Les Balkans sont coutumiers du "jeu des grandes puissances". Il s’agit aujourd’hui de l’héritage des empires, russe d’une part, mais aussi ottoman à travers le régime Erdogan au Kosovo, et à Sarajevo où le leader du parti musulman SDA, Bakir Izetbegovic, l’accueillit comme "notre président à tous, envoyé d’Allah" ! Plus inquiétant encore, l’influence de l’Islam radical, avec quelque 60 communautés "sous charia" en Bosnie et un nombre élevé de combattants avec Daesh par rapport à la population, estimé à 314 pour la Bosnie et à 250 pour le Kosovo.

La ratification de cet accord devrait donc engager le processus d’adhésion de la Macédoine à l’UE et à l’OTAN ?

Avec l’OTAN, le processus sera engagé dès la ratification de l’accord à Skopje et Athènes. La Macédoine devrait donc devenir le 30ème membre de l’Alliance atlantique en 2019.

Quant à l’UE, le Conseil européen des 28-29 juin 2018 ne réussit pas à décider l’ouverture des négociations d’adhésion en raison de l’opposition des Pays-Bas et de la France. Décision qui a pu influer sur le référendum et a suscité une grande amertume à Skopje à l’endroit de Paris. Les conclusions du Conseil sont toutefois claires : les négociations s’ouvriraient en juin 2019 sous réserve de la poursuite des réformes et la première conférence intergouvernementale aurait lieu avant la fin de l’année. L’ouverture du processus mettra enfin un terme à treize années de blocage et d’incertitude durant lesquelles la crédibilité de l’Union a été mise à rude épreuve. C’est la stabilité des Balkans qui en sera renforcée.

 

Crédit photo : Robert ATANASOVSKI / AFP

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