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29/06/2020

La crise libyenne – le triangle Russie-Turquie-France

La crise libyenne – le triangle Russie-Turquie-France
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Pendant des années, la crise libyenne a évolué dans une certaine indifférence des opinions. Il est vrai que ses soubresauts mettaient aux prises une distribution d’acteurs si complexe qu’ils n’étaient guère compréhensibles que par les spécialistes. Puis les enjeux se sont simplifiés, autour de la consolidation de deux camps, soutenus par deux constellations d’alliance : à l’Ouest, le gouvernement officiel, dirigé à Tripoli par Faïez Sarraj, théoriquement appuyé par la communauté internationale, et en pratique de plus en plus isolé ; à l’Est, en Cyrénaïque, le mouvement du maréchal Khalifa Haftar, commandant une "Armée nationale libyenne" auto-désignée et bénéficiant de l’appui de l’Égypte, de l’Arabie saoudite, des Émirats Arabes Unis et de la Russie.

Il y a quelques semaines encore, les troupes d’Haftar n’étaient pas loin d’investir Tripoli, grâce en particulier aux mercenaires et à l’équipement fournis par la Russie. C’est alors que la Turquie a décidé de mettre son poids dans la balance en soutenant, là aussi par des mercenaires (syriens) et un appui militaire direct, le camp gouvernemental. Comme dans le Nord-Ouest syrien (Idlib), les drones turcs entre autres ont fait la différence. Début juin, les forces d’Haftar ont dû se replier sur leurs positions de départ, le maréchal lui-même s’est réfugié en Égypte et paraît hors-jeu, le camp de Tripoli envisage de passer à l’offensive contre Syrte, qui est le verrou de la ligne de démarcation entre l’Est et l’Ouest. Les Turcs paraissent dominer le terrain, où ils retrouvent des réflexes ottomans.Vus d’Europe, ils sont en mesure d’exercer un chantage à la pression migratoire (de migrants venus cette fois principalement d’Afrique sub-saharienne), comme ils l’avaient fait précédemment avec les réfugiés syriens. Cependant, des Mig-29 et des Soukhoï-24 russes veillent au grain sur la base de Djoufra.

Un revers important pour la France

En France même, une curieuse unanimité s’est établie entre les commentateurs autour d’un double constat. D’abord celui d’une forme de "syrianisation" de la Libye, pour reprendre une formule du ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian : ce qui rapproche aujourd’hui la Libye de la Syrie, c’est l’intervention ouverte de puissances extérieures, la division territoriale du pays, l’impuissance des médiations internationales et le caractère de plus en plus sanglant d’une guerre qui, jusqu’il y a quelques mois, était restée un conflit de basse intensité.

Le second constat est celui d’un revers important pour la France. Cette dernière est considérée comme ayant apporté un appui majeur au Maréchal Haftar, et cela en deux temps. Jusqu’en 2017, elle a aidé militairement l’ancien militaire kadhafiste, passé ensuite par la CIA, lui permettant de consolider un fief en Cyrénaïque dans lequel il n’avait pas au départ de base solide.

Rappelons qu’une conférence à Paris sur la Libye a été l’un des premiers gestes en politique étrangère du quinquennat actuel.

La raison de cette aide résidait dans les opérations menées par Khalifa Haftar pour éliminer des groupes jihadistes, réussissant notamment en 2016 à les chasser de Benghazi. Dans un second temps, sans rompre tout lien sécuritaire, le gouvernement français a cherché à intégrer Haftar dans un règlement politique d’ensemble pour lequel Paris prenait diverses initiatives, apportant ainsi au maréchal un gage de légitimité politique.

Rappelons qu’une conférence à Paris sur la Libye a été l’un des premiers gestes en politique étrangère du quinquennat actuel. Depuis lors, les autorités françaises au plus haut niveau ont toujours gardé le contact avec le gradé libyen, même lorsqu’en avril 2019 il entamait l’offensive contre Tripoli. Avec quel objectif ? Soit pour obtenir du seigneur de la guerre de Cyrénaïque qu’il respecte les demandes de la communauté internationale (celles récemment posées par la conférence de Berlin, en janvier, par exemple), soit plus cyniquement (selon les critiques de la position française) pour "jouer" un candidat au pouvoir qui paraissait avoir le double mérite de disposer d’une force crédible et de suivre une orientation "laïque".

Les porte-paroles français n’ont évidemment pas tort de relever que la paix ne pourra être établie sans tenir compte de l’un des acteurs importants du conflit, dont les forces aujourd’hui encore, après leur défaite devant Tripoli, contrôlent les deux-tiers du pays (mais ni la capitale ni les champs pétroliers).

Quoi qu’il en soit, la politique française s’est heurtée au fil des ans à toute une série d’obstacles : les divisions internes aux Libyens bien sûr ; le caractère de Khalifa Haftar, que les diplomates qui l’ont connu décrivent comme un soudard "éradicateur"; la jalousie de nos partenaires européens, dont l’Italie, principale puissance intéressée en Libye, qui percevaient les initiatives de la France comme relevant d’une attitude de "cavalier seul" ; enfin, dans la dernière ligne droite, l’attitude de la Russie d’une part et de la Turquie d’autre part.

La concurrence – connivence de la Russie et de la Turquie

La Russie est entrée relativement tard dans le dossier libyen. Elle a procédé avec prudence, de manière graduelle comme cela avait été le cas en Syrie (et comme c’est le cas ailleurs), nouant d’abord des contacts politiques avec Haftar, puis lui envoyant des mercenaires (russes) de la compagnie Wagner et du matériel militaire de pointe, mais sans jamais rompre avec le gouvernement de Tripoli, et en s’abritant à chaque étape derrière un soutien au cessez-le feu et à un processus politique.

La Russie se trouve de surcroît en Libye en lien avec l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis ; ces États – notamment les Émirats - voient dans le gouvernement de Tripoli le dernier rejeton islamiste des "printemps arabes", qu’il convient d’éliminer. Chacune des alliances en présence accuse l’autre de violer allègrement l’embargo sur les livraisons d’armes à la Libye.

Chacune des alliances en présence accuse l’autre de violer allègrement l’embargo sur les livraisons d’armes à la Libye.

Sur la plupart de ces points, l’approche russe présente des similitudes, du moins en apparence, avec la démarche française. La finalité est évidemment différente car il fait peu de doute que – là encore comme en Syrie - les Russes cherchent en Libye un point d’appui supplémentaire à leur présence en Méditerranée. Mais surtout, la Russie n’a pas avec la Turquie le même rapport dégradé que la France. Les Russes peuvent se permettre de soutenir militairement le camp que combattent les Turcs sans pour autant que le dialogue entre Moscou et Ankara paraisse en souffrir particulièrement. Au contraire, un incident naval grave survenu le 10 juin, dans lequel un navire militaire turc a menacé une frégate française (le Courbet) au large de la Libye, vient d’ajouter un cran supplémentaire dans la tension déjà très vive entre Paris et Ankara. Les Français ont dénoncé au sein de l’OTAN l’attitude de la marine turque, recueillant le soutien de … huit alliés sur trente (les Britanniques ne faisant pas partie des huit).

Il faut constater en effet que les autorités françaises se trouvent relativement isolées dans le procès qu’elles instruisent à la Turquie depuis plusieurs mois, alors même que dans l’affaire du Nord-Est syrien (offensive contre les Kurdes), dans l’achat des S 400 russes par Ankara, maintenant dans la crise libyenne, le gouvernement de M. Erdogan montre à l’évidence peu de respect pour ses obligations au titre de l’Alliance.

Les autorités françaises se trouvent relativement isolées dans le procès qu’elles instruisent à la Turquie depuis plusieurs mois.

À cela s’ajoute le contentieux sur les forages gaziers en Méditerranée orientale, qui est peut-être d’ailleurs l’une des clefs de l’activisme turc en Libye (et d’un arrangement possible avec les Européens ?). En particulier, les Américains souhaitent régler discrètement leurs désaccords avec Ankara et pensent être venus à bout du contentieux sur les S 400 ; les Allemands tiennent avant tout à ne pas compromettre l’accord UE-Turquie sur les migrants.

Comment la situation peut-elle évoluer désormais en Libye ? Il sera tentant pour Tripoli et la Turquie de tenter une attaque sur Syrte, dans le but de restaurer l’intégrité territoriale du pays – de même que le régime d’Assad veut reprendre l’enclave d’Idlib. L’Égypte voisine a déjà fait savoir qu’il s’agirait d’une ligne rouge pour elle et la Turquie prendrait le risque d’une escalade grave avec la Russie (qui dispose de moyens de rétorsions au Nord de la Syrie notamment). Une autre hypothèse – alternative à une attaque sur Syrte ou succédant à une attaque infructueuse – serait une entente sur des zones d’influence en Libye entre la Russie et la Turquie, conformément à leur relation éprouvée de concurrence-connivence : de nouveau, un scénario syrien.

La fin d’un cycle pour la France ?

S’agissant de la France, ses difficultés actuelles en Libye marquent peut-être la fin d’un cycle : la source de ses déboires du moment se trouve dans le paradigme consistant à privilégier dans la lutte contre le terrorisme un partenaire appartenant à l’école autoritaire – ou en tout cas à ne pas savoir ou vouloir s’en séparer à temps ; ce paradigme va de pair avec un alignement de facto avec certains pays du Golfe, idéologiquement marqués ("anti-Frères Musulmans") ; enfin, la stratégie de la médiation prenant nos principaux partenaires à rebrousse-poil a montré toutes ses limites. S’agissant du défi turc, et malgré leur tiédeur actuelle sur le sujet, c’est d’ailleurs par le biais de ses alliances – UE et OTAN - que la France a le plus de chances qu’il soit, à moyen terme, traité. Le problème, pour les autorités françaises, est de trouver le moyen de convaincre ses partenaires et alliés.

 

Copyright : Abdullah DOMA / AFP

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