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10/07/2019

Iran – Stratégie du garrot, stratégie de la grenade, diplomatie de sortie de crise

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Iran – Stratégie du garrot, stratégie de la grenade, diplomatie de sortie de crise
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

L’Iran a franchi le lundi 8 juillet un premier seuil dans le non-respect de ses obligations au titre de l’accord nucléaire de 2015 (JCPOA). Il dépasse le stock d’uranium enrichi qu’il est autorisé à détenir et a commencé à augmenter l’enrichissement de son uranium au-delà du degré permis par ce même accord.

Les observateurs minimisent toutefois la portée de ces infractions. Les mesures prises par Téhéran ne modifient qu’à la marge les capacités iraniennes. Elles paraissent destinées à faire pression, notamment sur les Européens afin d’obtenir de ceux-ci des compensations économiques aux sanctions américaines, bien plus que pour relancer un programme visant à accéder à la bombe. On les qualifie de "soigneusement calibrées" et elles sont d’ailleurs réversibles.

Sur l’autre front du dossier iranien – les tensions régionales – une accalmie prévaut pour l’instant, sans doute provisoire (comment Téhéran va-t-il réagir à l’arraisonnement de l’un de ses pétroliers au large de Gibraltar ?). Ce répit est bienvenu après une période dans laquelle on a vu les Etats-Unis retirer une partie de leurs ressortissants d’Irak en raison du risque d’attaques des Iraniens contre des intérêts américains, plusieurs pétroliers objets d’"incidents" en mer d’Oman, un drone américain abattu et une riposte américaine visant le territoire iranien annulée par le Président Trump au dernier moment.

On peut de surcroît imaginer qu’en sortant du JCPOA, pour le moment sur la pointe des pieds – mais ils ont indiqué qu’ils iront plus loin dans 60 jours s’ils n’obtiennent pas satisfaction – les Iraniens entendent se doter d’une marge de manœuvre pour reprendre la négociation avec Washington. C’est la théorie selon laquelle "ils doivent retrouver la tête haute pour renégocier".

Toutes ces considérations sont peut-être exactes. Plusieurs raisons incitent cependant à se garder de tout optimisme :

  • en annulant en avril les "waivers" (les exemptions) à l’interdiction d’achat du pétrole iranien, l’administration américaine a plongé l’économie iranienne dans une situation d’asphyxie. Elle pratique en quelque sorte la stratégie du garrot ;
     
  • Washington a ajouté à l’annulation des exemptions toute une série de mesures vexatoires, perçues en tout cas comme humiliantes par Téhéran, y compris l’inscription des Gardiens de la Révolution sur la liste des organisations terroristes et des sanctions contre le Guide suprême ;
     
  • dans cette situation, les autorités iraniennes n’ont guère d’autres choix que de faire monter la tension, tant sur le plan régional que sur le dossier nucléaire. C’est probablement pour elles une nécessité de politique intérieure (défendre la dignité du pays), un moyen de ne pas se laisser marginaliser sur le plan international (même la Chine et la Russie ne considèrent pas a priori le dossier iranien comme primordial), enfin, comme déjà indiqué, de se mettre en position éventuellement de reprendre des négociations ;
     
  • à la différence des Américains, qui peuvent serrer progressivement le garrot, les Iraniens ne disposent que de la stratégie de la grenade dégoupillée : une reprise graduelle de leur programme nucléaire est au fond indifférente aux Américains et joue même dans la main des "faucons" de Washington désireux d’en découdre ; la vraie menace que brandit Téhéran, c’est de mettre le feu aux poudres dans la région, en s’en prenant d’abord à des tiers, puis un jour à des intérêts américains.

Sur ce dernier point, tout autant que sur le nucléaire, il s’agit en théorie d’une menace calculée. Les stratèges iraniens entendent exploiter l’élément de faiblesse de la position de M. Trump : en cas de vraie mise en cause des intérêts américains en Irak, dans le Golfe ou ailleurs, serait-il prêt à aller à la guerre ? L’affaire du drone abattu laisse penser que ce n’est pas le cas, du moins en période préélectorale. Dès lors, le Président américain risque de se trouver, dans un scénario d’atteintes aux intérêts de l’Amérique, à son tour dans une position humiliante, en tout cas devant un dilemme : ne pas réagir ou se lancer dans une intervention militaire impopulaire auprès de sa propre base.

L’Iran n’est pas la Syrie et le régime iranien pourrait certainement absorber des frappes limitées comme cela a d’ailleurs été le cas du régime de Bachar al-Assad.

Les Etats-Unis pourraient certes recourir, comme l’administration Trump l’a fait en Syrie, à des frappes limitées. Cependant, l’Iran n’est pas la Syrie et le régime iranien pourrait certainement absorber des frappes limitées comme cela a d’ailleurs été le cas du régime de Bachar al-Assad. Ajoutons que si les Iraniens, parallèlement à la politique de tensions régionales, devaient poursuivre pour de bon le retour à un programme nucléaire militaire, un autre acteur majeur entrerait là aussi pour de bon dans le jeu : Israël. L’Etat juif pourrait être amené à conduire des frappes.

De surcroît, l’opinion américaine se retournerait sans doute en faveur d’une intervention militaire des Etats-Unis si la sécurité d’Israël était perçue comme en danger.

Au total donc, la stratégie du garrot conjuguée à celle de la grenade dégoupillée amène véritablement le Proche-Orient au bord du gouffre. La diplomatie peut-elle dessiner une sortie de crise ?

Une vision pessimiste consiste à considérer que c’est en cas de tension dramatique entre les Etats-Unis et l’Iran – si Washington se trouvait placé devant le dilemme précité de devoir choisir entre ne rien faire et se lancer dans une intervention militaire – que s’offrirait la meilleure chance d’une solution négociée : les deux parties se rallieraient peut-être à une formule sauvant la face de l’une et de l’autre. On songe au précédent qu’a constitué la proposition russe de désarmement chimique en Syrie en septembre 2013, qui avait donné à M. Obama un prétexte pour reculer.

Ce serait évidemment préférable d’éviter d’en arriver là, d’autant que le précédent n’est pas de bon augure. L’élément sur lequel les efforts diplomatiques actuels se fondent – notamment de la part de la France – est que le président Trump ne cache pas son désir d’ouvrir une discussion avec Téhéran – à sa manière certes, très personnalisée et spectaculaire comme on l’a vu avec la Corée du Nord. Jusqu’ici, le Guide suprême iranien, M. Khamenei a refusé toute ouverture. Il a sèchement repoussé les offres de services du Premier ministre japonais, M. Abe, qui paraissait mandaté par le Président Trump.

La stratégie du garrot conjuguée à celle de la grenade dégoupillée amène véritablement le Proche-Orient au bord du gouffre.

M. Macron, lancé dans une entreprise comparable, aura-t-il plus de succès ? Dans l’immédiat, l’objectif se limite à obtenir une désescalade, indispensable pour créer les conditions d’une reprise du dialogue. Il est probable que même pour atteindre cet objectif limité, le Président français devra être en mesure de garantir la possibilité pour l’Iran d’exporter une partie de son pétrole, grâce à des gestes européens certes (activation du mécanisme dit INSTEX pour commencer), mais grâce surtout au retour de certains waivers américains. C’est pourquoi tout autant que le dialogue de M. Macron avec M. Rohani et les visites de son conseiller diplomatique à Téhéran, ce sont les conversations entre le président de la République et son homologue américain qui sont décisives.

Imaginons un instant que les efforts pour une désescalade aboutissent ; il conviendra alors de réfléchir à ce que pourraient être les conditions d’une relance du dialogue irano-américain. Nous suggérerons qu’avant d’en arriver là, une phase intermédiaire serait utile, voire indispensable. Entre la désescalade (phase I) et la relance du dialogue (phase III), des "parties tierces" (Europe, Chine, Inde, acteurs régionaux) pourraient proposer un mécanisme de stabilisation régionale (phase II) dans lequel les Iraniens se verraient reconnaître un statut, au lieu d'être les parias de la région, tout en étant incités à se comporter de manière constructive. Répétons-le : on est très loin pour l’instant d’une situation de ce type. Il est à craindre que la diplomatie ne permette pas pour l’instant de sortir de la politique au bord du gouffre.

Copyright : ATTA KENARE / AFP

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