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21/09/2021

Indopacifique : le choix australien et l’avenir de la dissuasion contre la Chine

Indopacifique : le choix australien et l’avenir de la dissuasion contre la Chine
 Mathieu Duchâtel
Auteur
Directeur des Études Internationales et Expert Résident

En février cette année, la ministre des Armées Florence Parly annonçait que la Marine nationale avait effectué le déploiement en mer de Chine du Sud du sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) Émeraude dans le cadre, selon les mots de la ministre, d’une "patrouille hors norme", "preuve éclatante de la capacité de notre Marine nationale à se déployer loin et longtemps en lien avec nos partenaires stratégiques australiens, américains ou japonais".
 
Il y a une certaine ironie à ce que l’Australie ait interrompu le programme Barracuda conventionnel cinq ans après la conclusion d’un contrat historique au profit des SNA anglo-américains. Le "contrat du siècle" pour l’industrie d’armement française portait sur une déclinaison sans propulsion nucléaire du programme Barracuda, le nouveau SNA de la Marine nationale dont le premier bâtiment est entré en service en novembre 2020. L’offre de Naval Group cherchait à répondre aux besoins spécifiques exprimés par le gouvernement australien en matière de puissance navale et de base industrielle de défense et reposait sur d’importants transferts de technologies. Comme l’écrit dans ses mémoires le Premier ministre signataire du contrat, Malcolm Turnbull, "l’un des avantages du partenariat avec les Français est que si l’Australie devait faire le choix à l’avenir de la propulsion nucléaire, elle aurait un partenaire, Naval Group, avec une expérience des sous-marins nucléaires, et un design de coque qui pourrait accueillir une propulsion nucléaire".

Des SNA australiens en mer de Chine du Sud ?

L’Australie a finalement fait le choix d’acquérir "au moins huit SNA", mais sans la France et sans Naval Group, et sans même explorer la possibilité d’une adaptation du programme Barracuda telle qu’évoquée par Turnbull. À partir de quand la marine australienne sera-t-elle capable de déployer un SNA en mer de Chine du Sud, comme la France l’avait fait en février ? Impossible de le savoir aujourd’hui. À ce stade, l’Australie n’a avec les États-Unis et le Royaume-Uni qu’un accord politique, dans le cadre du partenariat de sécurité renforcé AUKUS (Australia, United Kingdom, United States) annoncé il y a quelques jours. À l’issue d’une période de consultations de 18 mois, l’accord doit aboutir à un cahier des charges précisant les spécificités techniques du programme SNA, accompagné d’une feuille de route industrielle.

Malgré cette incertitude, il faut prendre la mesure du choix stratégique de l’Australie. Le programme Barracuda conventionnel correspondait à une vision de la sécurité nationale australienne centrée sur la défense des territoires maritimes de l’Australie, et en particulier la protection des voies d’accès par le nord du continent australien.

En se dotant de SNA, le gouvernement australien exprime clairement l’intention d’opérer loin des côtes australiennes.

En se dotant de SNA, le gouvernement australien exprime clairement l’intention d’opérer loin des côtes australiennes. La marine australienne change ainsi de format. Elle se tourne vers des scénarios de projection en mer de Chine du Sud et dans le détroit de Taiwan, avec l’ambition de peser sur les futurs calculs stratégiques de la Chine. En d’autres termes, l’acquisition de SNA installe la marine australienne au cœur de la nouvelle posture de dissuasion que les États-Unis construisent dans l’espace indo-pacifique.

Comme souligné par une étude du groupe de réflexion américain Center for Strategic and Budgetary Assessments, un sous-marin conventionnel (à propulsion diesel-électrique) basé à Perth ne pourrait opérer que 11 jours en mer de Chine du Sud, contre plus de deux mois pour un sous-marin à propulsion nucléaire. Au nord de Taiwan et en mer de Chine orientale, la différence capacitaire entre ces deux types de sous-marins est encore plus marquée : un déploiement de sous-marin conventionnel à partir de Perth serait tout simplement hors de portée, alors qu’un sous-marin nucléaire d’attaque pourrait y opérer plus de 70 jours.
 
Certes, ces chiffres, datés de 2013, ne reflètent pas les performances d’endurance et de rayon d’action exactes du programme Barracuda conventionnel de Naval Group, dont certaines des spécifications techniques étaient d’ailleurs toujours en cours de négociation au moment de l’annulation du contrat avec l’Australie. Le programme était conçu pour répondre à l’ambition de la marine australienne de disposer du système à propulsion diesel électrique dont les performances s’approcheraient le plus possible de celles d’un SNA. Il aurait représenté un saut capacitaire impressionnant pour la propulsion diesel électrique - mais cela n’en aurait, malgré tout, pas fait un SNA.

​​Le déni d’accès chinois et la fin de la suprématie aéronavale américaine

Du point de vue américain, les États-Unis concluent un accord qui assure un alignement stratégique australien sans concéder, semble-t-il à ce stade, autant de transferts de technologie que le programme français. L’intérêt américain doit d’abord se comprendre dans une pure logique de miltary balance. Une marine de guerre australienne équipée de sous-marins nucléaires d’attaque pourrait peser sur l’équilibre Chine/États-Unis en matière de forces navales, en temps de paix comme dans un scénario de guerre sino-américaine en Asie orientale. Etre capable d’opérer plus longtemps à l’intérieur de la première chaîne d’îles, qui va de l’archipel japonais à Bornéo en passant par Taiwan, est une distinction importante par rapport à des sous-marins à propulsion diesel, même aux performances décuplées, mais ce n’est pas la seule. Si le programme voit bien le jour, quelles missions peut-on alors envisager pour les SNA australiens ?

  • Primo, des opérations contre les bâtiments de surface et les sous-marins chinois, exploitant les vulnérabilités des technologies dont dispose l’Armée populaire de libération en matière de lutte anti-sous-marine. Sur ce plan, la différence avec le Barracuda conventionnel portera sur l’armement, aujourd’hui inconnu ; les propriétés de discrétion acoustique des deux types de sous-marins dépendent des environnements maritimes. Le porte-parole du ministère des Armées exprime aussi ce point lorsqu’il écrit que “la discrétion d’un sous-marin conventionnel reste dans certaines circonstances paradoxalement meilleure que celle d’un sous-marin nucléaire”. 
     
  • Secundo, du fait de leurs propriétés de vitesse, une fonction d’escorte lors de déploiements de flottes, afin de protéger les bâtiments de surface contre diverses menaces.
     
  • Tertio, par rapport au programme Barracuda, une capacité supérieure de frappe dans la profondeur contre les infrastructures militaires chinoises. La marine australienne vient d’annoncer l’acquisition de missiles Tomahawk pour sa flotte de surface, et le choix du Tomahawk apparaît logique pour ses futurs SNA, sur le modèle de la classe Los Angeles de l’US Navy, qui dispose de douze tubes de lancement verticaux.
     
  • Enfin, les SNA constituent la défense classique contre les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE). Projetons-nous dans les années 2030, par temps de paix : dans une configuration de guerre froide sino-américaine qui persisterait, il n’est pas absurde d’imaginer les SNA australiens suivre les SNLE chinois, après leur sortie de la base de Yulin à Hainan ou lorsqu’ils plongent dans les eaux profondes de l’océan Pacifique après avoir franchi l’un des détroits de la première chaîne d’îles pour entrer en patrouille de dissuasion, ce qu’ils ne font pas encore de manière systématique aujourd’hui. En temps de guerre, une capacité australienne de neutralisation des SNLE chinois affecterait les calculs des deux camps en matière de risques et d’options d’escalade.

Les conséquences du choix de l’Australie sont claires. Elle s’inscrit dans le glissement en cours, aux États-Unis, vers une nouvelle posture de dissuasion à l’égard de la Chine qui s’adapte à la nouvelle normalité en Asie orientale, dans laquelle le contrôle absolu des mers et de l’espace aérien n’est plus garanti pour les États-Unis. Lors de la crise de 1995-1996, l’administration Clinton avait déployé deux porte-avions dans le détroit de Taiwan, en réponse aux tirs de missiles balistiques chinois à proximité des côtes taiwanaises et dans le contexte des premières élections présidentielles au suffrage universel direct tenues sur l’île. Aujourd’hui, une telle projection de puissance ne serait plus possible sans risquer des pertes importantes.

Les conséquences du choix de l’Australie sont claires. Elle s’inscrit dans le glissement en cours, aux États-Unis, vers une nouvelle posture de dissuasion à l’égard de la Chine.

Parmi les développements les plus préoccupants pour la projection de puissance américaine en Asie orientale, on doit d’abord noter la capacité antinavire longue portée de la marine chinoise. La Chine investit dans cette poche d’excellence puisque ses plans prévoient la construction en série du destroyer de classe 055 (deux sont déjà en service aujourd’hui), qui dispose de 112 cellules de lancement vertical, alliant puissance de feu et polyvalence. Dans les chantiers navals de Huludao, un sous-marin nucléaire est construit tous les 15 mois. À ce rythme, en 2030, la Chine disposera de 13 SNA opérationnels - une menace sérieuse contre les déploiements de marine étrangère au sein de la première chaîne d’îles. Ces développements dans le domaine naval ne doivent pas faire oublier que l’APL déploie déjà aujourd’hui un système de défense anti-aérienne qui compliquerait très sérieusement les opérations aériennes des États-Unis, alors même qu’il semble que son système le plus performant, les S-400 achetés à la Russie, n’est pour l’heure pas encore déployé sur sa côte orientale.
 
La fin de l’évidence de la supériorité aéronavale américaine à l’intérieur de la première chaîne d’îles contraint les États-Unis à penser la disposition géographique de leurs forces dans un périmètre plus large, à l’abri des missiles balistiques chinois, d’où l’importance de l’Australie ; mais aussi à accumuler les systèmes qui permettront de pénétrer la première chaîne d’îles, un environnement qui sera de plus en plus saturé de systèmes de défense chinois, d’où l’importance des SNA.

Maintenir une dissuasion crédible vis-à-vis de la Chine

Dans ce contexte, le défi est de convaincre la Chine qu’elle ne parviendra pas à ses objectifs politiques par la voie militaire. La capacité d’infliger des pertes très sérieuses à la marine chinoise en cas de conflit, si ce n’est la capacité à la "couler en 72 heures" comme le recommandait dans Foreign Affairs Michèle Flournoy - à un moment pressentie pour être secrétaire à la Défense de l’administration Biden -, devient alors le fil directeur du déploiement américain et allié en Indopacifique. Si de graves menaces pèsent sur la survie de sa marine, la Chine prendra-t-elle le risque d’une invasion de Taiwan ?
 
Les plans d’investissement de l’US Navy seront en effet insuffisants pour restaurer la suprématie américaine. Le plan de construction navale soumis par le département de la Défense au Congrès en décembre 2020 est pourtant ambitieux. Il prévoit un format de marine entre 382 et 466 bâtiments en 2051, pour un coût annualisé de 34 milliards de dollars par an, dont 4 % pour des systèmes sans pilote. Le budget annuel de l’US Navy passerait de 200 milliards de dollars aujourd’hui à 279 milliards en 2051. Ces plans révisent le format de marine à 308 bâtiments adopté en 2015, et celui de marine à 355 bâtiments adopté en 2016.

C’est parce que cet investissement n’est pas suffisant que le département de la Défense de l’administration Biden aura tendance à chercher un alignement allié sur cette posture de dissuasion à l’égard de la Chine. Cette nécessité affleure avec la notion de "dissuasion intégrée" (integrated deterrence).

La nécessité de maintenir une dissuasion crédible suppose une capacité à opérer à l’intérieur de la première chaîne d’îles.

Bien plus qu’une nouvelle doctrine de dissuasion, le terme semble surtout souligner l’importance d’utiliser de manière optimale les atouts existants des États-Unis, et de mieux intégrer les alliés dans une posture visant à prévenir des actions unilatérales de la part de la Chine. L’acquisition australienne de SNA peut être vue comme une concrétisation de cette orientation américaine. 

Pourtant, l’affaire des SNA fait aujourd’hui passer au second plan ce qui pourrait être plus décisif pour le rapport de force Chine/États-Unis dans la prochaine décennie : l’innovation de défense, et l’intégration des possibilités offertes par l’intelligence artificielle et la robotisation au service de la dissuasion américaine. Cette dimension est au cœur de l’AUKUS, qui devrait permettre d’en démultiplier les effets en favorisant l’interopérabilité, comme le souligne Bruno Tertrais. En matière de lutte anti-surface et anti-sous-marine au sein de la première chaîne d’îles, les véhicules submersibles sous-marin sans pilote (UUV) et les véhicules de surface sans pilote (USV) ont un rôle crucial à jouer. Sur ce plan, les États-Unis ont un avantage important du fait de leurs alliances et de leurs partenariats.
 
Le fil conducteur de l’administration Biden dans ce dossier réside dans son évaluation de l’avenir du rapport de force militaire avec la Chine. La nécessité de maintenir une dissuasion crédible suppose une capacité à opérer à l’intérieur de la première chaîne d’îles, alors que la stratégie chinoise qui vise à en interdire l’accès à des forces étrangères devient de plus en plus crédible. Cette perspective explique pourquoi le Japon et Taiwan sont nettement favorables à l’émergence de l’AUKUS.

Quel espace autonome pour la France ?

Ce jeu fait perdre à la France un partenariat stratégique avec l’Australie, et un partenariat essentiel à l’équilibre de la vision de l’Indopacifique que le ministère des Armées défend depuis près de dix ans. La crise souligne les limites de la cohérence entre l’action navale de la France dans la zone et l’infléchissement en cours dans la posture de dissuasion américaine. La présence régulière de la Marine française en mer de Chine du Sud, pensée comme une contribution à un effort allié plus général visant à rendre plus difficile l’unilatéralisme chinois (et résumé par un amiral français comme une politique de "contre-intimidation"), les signaux envoyés en 2021 avec le déploiement du SNA Emeraude, les exercices amphibies conduits avec les États-Unis, le Japon et l’Australie au mois de mai sont tous des actions concrètes tout à fait compatibles avec les priorités et l’approche des États-Unis. Mais d’une part, l’affaire australienne souligne que la priorité américaine est à une intégration sans équivoque, avec un espace d’autonomie très réduit, à leur pratique de la dissuasion à l’égard de la Chine. D’autre part, certains à Washington ne reconnaissent pas l’importance de cette contribution, voire ont tendance à penser que des actions conduites hors d’une coordination étroite avec les États-Unis pourraient leur créer des vulnérabilités. Le défi pour la France, et la meilleure voie pour conquérir des marges de manœuvre dans l’Indopacifique, sera de démontrer à l’administration Biden que des actions autonomes en matière d’exportations d’armements et de déploiements militaires renforcent in fine cette posture américaine. 

 

 

Copyright : MCSN JAMES R. EVANS / US DEPARTMENT OF DEFENSE / AFP

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