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12/10/2020

Haut-Karabakh : la Russie, un succès dans le Caucase

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Haut-Karabakh : la Russie, un succès dans le Caucase
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

L'URSS n'existe plus depuis plus de vingt ans. Mais profitant de l'absence des États-Unis et de l'impatience de la Turquie, Moscou retrouve un rôle décisif de médiateur dans son ex-empire. C'est la Russie qui vient d'imposer un cessez-le-feu aux parties belligérantes dans le Haut-Karabakh.

Encouragée par ses succès en Syrie et en Libye, la Turquie voulait pousser ses cartes dans le Caucase. Il est peu probable que, sans le soutien actif d'Ankara, l'Azerbaïdjan ait pris l'initiative de relancer le conflit larvé dans le Haut-Karabakh, une partie contestée de cette région.

En décembre 1991, après l'éclatement de l'URSS, un référendum d'indépendance, remporté par les Arméniens du Haut-Karabakh, avait entraîné la région dans la guerre. Les accords de cessez-le-feu, signés à Bichkek en mai 1994, n'ont pas ramené la paix, mais permis l'existence d'une longue trêve. C'est cet accord tripartite entre l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la République du Haut-Karabakh qui a été brutalement remis en question.

Renaissance d'ambitions impériales

"L'Arménie désire la paix. L'Azerbaïdjan désire l'Arménie." C'est en ces termes que les Arméniens résument la situation. Et en Arménie, on se mobilise contre "la menace terroriste". N'y aurait-il pas des combattants syriens au service des ambitions turques ? En remettant en cause le fragile statu quo existant, le président Erdoğan entendait sans doute bénéficier du contexte actuel. Le monde regarde ailleurs. La planète flambe, la pandémie galope, l'Amérique se contemple le nombril, et l'Europe, fidèle à elle-même, "ne fera rien, bien sûr" en dehors de menaces qui restent verbales. Le seul hic pour Ankara, et il est de taille, vient de Moscou. Une chose est certaine : la nouvelle guerre de choix au Caucase est tout sauf nécessaire.

 La situation dans le Caucase est le produit de la rencontre entre l'effondrement de l'URSS et le réveil des ambitions néo-ottomanes de la Turquie.

La question du Haut-Karabakh, dans sa complexité extrême, est le produit de la rencontre entre une logique impériale, une logique religieuse et des calculs d'intérêts purement nationaux. Le XXe siècle, à travers deux guerres mondiales, la défaite des uns et la fatigue des autres, a vu l'effondrement des empires. Mais l'Histoire est cyclique, et le XXIe siècle voit la renaissance d'ambitions impériales. La situation dans le Caucase est le produit de la rencontre entre l'effondrement de l'URSS et le réveil des ambitions néo-ottomanes de la Turquie. Cette logique impériale se double d'une logique religieuse, qui, dans le cas turc, se confond avec la première, ajoutant une dimension particulièrement inquiétante à l'ensemble.

Une mosaïque de peuples

Le traité de Westphalie en 1648 avait mis fin aux guerres de religion en Europe. Le principe "Cujus regio, ejus religio" ("Tel prince, telle religion") apportait une réponse en apparence simple et claire aux conflits qui avaient dominé l'Europe depuis plus d'un siècle. Mais cette logique imparable ne tenait pas toujours compte des complexités territoriales, culturelles et linguistiques. Le Caucase est constitué d'une mosaïque de peuples. La région est particulièrement inadaptée au tracé arbitraire de frontières étatiques. Plus grave encore, la formule des enclaves - tout comme celle des couloirs ou des partitions (si chères aux Britanniques) - a fait la preuve de ses limites. Ces compromis constituent trop souvent des "bombes à retardement". Toutes proportions gardées, on pourrait considérer ces constructions territoriales comme l'équivalent géopolitique de ce qu'est la charge de la dette en matière économique : une forme "d'après moi, le déluge".

Dans leur volonté de reprise de contrôle du Haut-Karabakh, les Azéris ne sont-ils que le bras armé de l'appétit de reconquête néo-ottoman et musulman de la Turquie ? Encouragé par l'alliance contre nature entre Ankara et Jérusalem - qui sont tous deux de grands fournisseurs d'armes à Bakou -, l'Azerbaïdjan veut-il compenser la baisse des revenus du pétrole par la satisfaction des émotions nationalistes de ses citoyens ? "Vous êtes moins riches, certes, mais soyez fiers, le Haut-Karabakh va revenir dans le giron azéri."

Si Ankara a des rêves d'empire dans le Caucase, la Russie [...] poursuit des intérêts strictement nationaux.

Peut-on penser, comme le font certains, que l'objectif ultime d'Ankara, au-delà du Haut-Karabakh, est de réunir derrière la Turquie toutes les républiques musulmanes du Caucase et d'Asie centrale ? Ce qui pourrait signifier non seulement le retour de l'enclave du Haut-Karabakh, dans l'Azerbaïdjan, mais à terme la fin de l'indépendance de l'Arménie chrétienne ? Cette dernière n'est-elle pas un corps étranger en Terre d'islam ? Tout comme peut l'être pour des raisons similaires, Israël, un corps tout aussi étranger, mais juif, celui-là.

Choisir de ne pas choisir

Cette interprétation est sans doute excessive. Le pouvoir turc peut avoir des visées expansionnistes, soutenues par un agenda religieux. Il n'est pas (pas encore ?) en train de devenir fou. Si Ankara a des rêves d'empire dans le Caucase, la Russie, pour sa part, poursuit des intérêts strictement nationaux, incompatibles avec des appétits turcs qui seraient sans limites. En Syrie et en Libye, Moscou et Ankara ont choisi de soutenir des camps différents. Dans le Caucase, Moscou a donné l'impression, initialement au moins, de choisir de ne pas choisir, fournissant cyniquement des armes aux deux camps.

Dans le groupe de Minsk, certains sont plus égaux que d'autres.

Rien n'est plus dangereux que le succès. La tentation est grande d'en tirer de mauvaises leçons. Pourquoi ce qui a si bien "marché" pour la Turquie, en Syrie et en Libye, ne fonctionnerait-il pas dans le Caucase ?

Le Groupe de Minsk, de l'OSCE, est chargé de la question du Haut-Karabakh.

Il fonctionne sur la base de principes inspirés de la Charte des Nations unies et de l'Acte final d'Helsinki. Ce groupe, coprésidé par les États-Unis, la Russie et la France, s'est prononcé pour la mise en œuvre d'un cessez-le-feu immédiat. Dans le groupe de Minsk, certains sont plus égaux que d'autres. Pour les États-Unis et l'Europe, ne pas avoir fait preuve de suffisamment de fermeté à l'égard de la Turquie, c'était pousser un peu plus l'Arménie dans les bras de la Russie. De fait, au Caucase comme au Moyen-Orient, les ambitions d'Ankara font le jeu de Moscou.

Depuis ce week-end, il y a encore un peu plus de Russie dans le monde. C'est Moscou et non la communauté internationale qui a su imposer un cessez-le-feu, certes toujours fragile, aux belligérants.

C'est la Russie, et la Russie seule, qui tirera les bénéfices de cet épisode violent et inutile.

 

 

Copyright : BULENT KILIC / AFP

Avec l'aimable autorisation des Échos (publié le 10/10/2020)

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