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22/09/2021

"Fit for 55" : quel avenir pour les industries automobiles française et allemande ? 

 Anuchika Stanislaus
Auteur
Chargée d’Affaires Internationales

La voiture est le principal moyen de transport des européens. Elle représente environ 15 % des émissions de CO2 et constitue l’une des principales causes du réchauffement climatique. La Commission européenne a présenté le 14 juillet dernier son plan climat "Fit for 55", qui contient des mesures déterminantes pour l’avenir de l’industrie automobile. À partir de 2035, seuls les véhicules de nouvelle génération non polluants, c’est-à-dire 100 % électriques ou propulsés à l’hydrogène, seront autorisés à la vente sur le marché européen. Cette transition sera plus confortable pour les fabricants allemands que pour leurs homologues français car l’industrie automobile allemande est solidement implantée en dehors des frontières européennes et financera sans doute cette transition à travers ses exportations de véhicules à moteur thermique. Les deux pays devront cependant réaliser d’importants efforts afin de passer la part des ventes de véhicules électriques de 8,2 % en 2021 à 55 % en 2030. Anuchika Stanislaus, chargée d’affaires internationales au sein des programmes Allemagne et Numérique de l’Institut Montaigne, se penche sur le nouveau plan annoncé par la Commission européenne. 

Les véhicules électriques (VE), qui n’émettent pas de CO2, apparaissent comme l’un des outils les plus efficaces de lutte contre le réchauffement climatique et ainsi, pour l’Union européenne, comme un élément clé pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat et l’objectif de neutralité climatique à l’horizon 2050. La tournure du débat européen en matière de politique climatique met depuis quelques mois les fabricants sous pression les incitant à produire un nombre croissant de véhicules à faibles émissions. Cette pression est plus apparente encore depuis l’adoption du Règlement européen (UE) 2019/631 en janvier 2020, qui exige que les nouveaux véhicules doivent émettre au maximum 95 grammes de CO2 par kilomètre en moyenne. Tout dépassement de ce seuil pourrait entraîner des amendes se chiffrant en millions d’euros ; cela incite inévitablement les grands groupes du secteur à accélérer en urgence leur production de VE. En France, les immatriculations de véhicules électriques ont décollé depuis 2019, notamment grâce à l’injection de 8 milliards d’euros par le gouvernement, visant à sauver le secteur et à l’aider à faire face aux lourdes pertes causées par les confinements successifs. Ce plan comprend un important volet dédié à dynamiser le marché des véhicules électriques. De l’autre côté du Rhin, l’Allemagne est le pays européen où l’on fabrique et où l'on possède le plus de VE : 21 % de tous les VE immatriculés en février 2021 l’ont été en Allemagne, et 1/5e en Chine. La Commission européenne a publié le 14 juillet 2021 son plan climat "Fit for 55", qui propose de réduire de 55 % par rapport à 1990 les émissions de GES du secteur automobile d’ici 2030. Autrement dit, la Commission souhaiterait ne voir sur les routes que des véhicules électriques à l’horizon 2035. Le plan "Fit for 55" sera soumis à des amendements et débats pour au moins un an ; tel que présenté, comment se décline ce changement et quelles seront ses conséquences pour les acteurs du secteur ?

Ce que "Fit for 55" implique et n’implique pas pour l’industrie automobile

Le plan "Fit for 55" contient des propositions qui touchent de nombreux secteurs économiques (l’industrie, les transports, le bâtiment, l’énergie…), reflétant l’ambition européenne de mener une transition juste, compétitive et verte d’ici 2030. Ce plan comprend quatre propositions visant à promouvoir les véhicules et carburants les moins polluants sans externalité négative : la taxation énergétique, des investissements en matière de bornes de recharge et de ravitaillement, un nouveau prix du carbone et de nouveaux standards en matière de CO2.

L’une des solutions clé mise en avant par le programme "Fit for 55" est l’accélération du déploiement d’infrastructures de recharge. La Commission propose, à travers ce plan, d’atteindre un million de bornes de recharge publiques en 2025 et 3,5 millions environ en 2030 (contre 225 000 fin 2020) et d’avoir deux bornes de recharge (dont au moins une avec une capacité de 150 kW) tous les 60 kilomètres dès 2025 et le double d’ici 2030. Tandis que ces réseaux sont déjà en construction en Allemagne, aux Pays-Bas, en France ou au Danemark, ce n’est actuellement pas le cas en Espagne, en Italie, au Portugal, en Grèce,dans certains pays d’Europe centrale ou orientale, où le développement économique (en particulier en Hongrie, en République Tchèque ou en Slovaquie) dépend en grande partie de l’industrie automobile allemande.

L’une des solutions clé mise en avant par le programme "Fit for 55" est l’accélération du déploiement d’infrastructures de chargement.

La Directive 2014/94/UE sur le déploiement de carburants alternatifs présente des mesures communes afin de développer de telles infrastructures dans l’Union européenne. Cependant, un manque d’ambition, de cohérence et de constance entre les États-membres apparaît depuis sa mise en place, menant à une mauvaise répartition et une insuffisance numérique des infrastructures.

La Directive exige des États-membres qu’ils mettent en place des politiques publiques au niveau national afin que soit construit un nombre suffisant de bornes de recharge et de ravitaillement accessibles à tous, notamment pour permettre le déplacement transfrontalier de ces véhicules sur le Réseau transeuropéen de transport (RTE-T).   

Au-delà de cet objectif ambitieux, l’Union européenne devra avoir recours à des lois contraignantes ou mettre en place des incitations pour que les régions ne peinent à suivre la marche de construction des infrastructures de recharge dans toute l’Europe. Par exemple, l’un des objectifs du Pacte vert pour l’Europe de 2019 était d’aider les régions européennes à sortir du charbon : deux tiers des plus grandes réserves du monde se trouvent en Saxe et dans le Brandebourg (Allemagne). Le Pacte vert a alors permis à cinq Länder de l’est du pays de subventionner de potentiels fabricants de voitures électriques pour qu’ils puissent s’installer dans ces régions et limiter l’impact économique de la fermeture de ces usines. Ces initiatives sont à multiplier afin de s’assurer que personne n’est laissé pour compte au cours de cette transition. 

Assurer une bonne synchronisation avec le reste de la chaîne d’approvisionnement

L’industrie automobile constitue l’une des chaînes d’approvisionnement les plus complexes au monde. Le nouvel objectif proposé par l’Union européenne devrait accélérer la transformation de la chaîne de valeur de l’automobile. De nouvelles tendances qui mèneraient à de nouvelles demandes de la part de consommateurs, des changements dans les processus de fabrication ou encore le paysage législatif sont autant de facteurs qui influeront sur toute la chaîne d’approvisionnement (constructeurs, équipementiers, distributeurs et consommateurs). Les acteurs de cette chaîne, quel que soit leur secteur, partagent deux objectifs : réduire les coûts et accélérer leurs cycles de production.

Afin d’être efficace et accessible, la transition du secteur doit se faire à tous les échelons de la chaîne d’approvisionnement. "Le prix est déterminant si l’on veut avoir un impact positif et d’ampleur sur le changement climatique et toucher l’ensemble des clients potentiels de VE, soit toute la société", a indiqué le PDG de Stellantis, Carlos Tavares, au cours d’une conférence sur l’avenir du secteur automobile européen, organisée par l’Institut Montaigne et le Grüner Wirtschaft Dialog en avril 2021, rassemblant des politiciens, des syndicalistes, des équipementiers, des fabricants et des constructeurs automobiles. Bien que le plan "Fit for 55" reconnaisse le prix des véhicules comme l’un des principaux obstacles à une transition verte, il aurait été intéressant de déterminer un objectif de prix précis et incitatif à atteindre.

Bien que le plan "Fit for 55" reconnaisse le prix des véhicules comme l’un des principaux obstacles à une transition verte, il aurait été intéressant de se pencher sur un objectif précis et incitatif. 

Dans un contexte de hausse des prix du pétrole, la capacité à baisser le prix des véhicules électriques via des incitations gouvernementales et un coût de l’énergie plus faible permettrait un meilleur équilibre entre les VE et les véhicules à motorisation thermique. Cependant, nous ne pouvons nous reposer sur ces deux seuls facteurs pour tendre les prix des VE à la baisse ; nous devons également créer un approvisionnement compétitif des cellules de batteries à haute densité énergétique afin de faire baisser leur prix. De nouvelles batteries à cellule unique s’adaptent à différentes compositions chimiques et sont compatibles avec toutes les grandes innovations, aussi bien les produits que les processus de fabrication. Ceci permettra aux différents acteurs de réduire la complexité et les coûts, et ainsi rendre le secteur automobile durable. Le gouvernement allemand joue un rôle important au niveau européen à travers sa "stratégie industrielle nationale 2030" qui vise non seulement à produire plus de voitures électriques mais aussi à produire des cellules de batteries en Allemagne et dans d’autres pays européens.  

Si la France peut se vanter de produire les trois quarts de son électricité au nucléaire, quand l’Allemagne produit son électricité essentiellement au gaz, pétrole et charbon, les deux pays perdent tous deux au change dans la phase de fabrication des voitures électriques (6,57 tonnes de CO2 pour une voiture électrique contre 3,74 tonnes pour une voiture à moteur thermique). Pour les véhicules électriques, que ce soit en France ou en Allemagne, ce chiffre pourrait être compensé par des méthodes de recyclage normalisées des métaux des batteries. L’élément central de la stratégie industrielle européenne devrait être d’utiliser les opportunités de réduction des coûts offertes par des synergies de recyclage tout au long de la chaîne de valeur. L’UE doit s’assurer que les questions environnementales sont intégrées à chaque étape de cette chaîne et que la pertinence environnementale des VE ne soit pas remise en question à moyen-terme. 

Protéger l’emploi et privilégier le capital humain 

"Le Pacte vert pour l’Europe doit ouvrir la voie à une mobilité plus durable, plus numérique, et plus innovante ! L’UE doit offrir aux entreprises et aux employés des directives claires pour réaliser une transition qui soit crédible et juste socialement" souligne Dr. Franziska Brantner, membre du parlement allemand. Il est clair que quelque soit l’issue, l’ensemble des acteurs industriels traditionnels devront prendre des décisions difficiles face à la menace à laquelle fait face le sureffectif du secteur des moteurs thermiques. 

Le secteur automobile est un secteur clé en Europe notamment en Allemagne, en France, en Italie, et en Espagne : 14,6 millions de personnes travaillent directement ou indirectement pour cette industrie, soit 6,7 % de tous les emplois européens. L’UE le sait et doit donc investir dans la formation, comme l’ont souligné les auteurs ayant contribué à notre série "Green Deal, un nouvel élan" . La Commission européenne a lancé une plateforme visant à faciliter la création de programmes de formation dédiés à combler le déficit de compétences des travailleurs européens en matière de fabrication de batteries électriques. 70 projets industriels sont soutenus par l’Alliance européenne pour les batteries (European Battery Alliance, ou EBA) - l’entité qui coordonne les efforts menés par les États-membre dans leur production et leurs chaînes d’approvisionnements respectives. L’objectif est d’atteindre l’indépendance européenne dans la production des batteries, ce qui devrait créer près de 4 millions d’emplois d’ici à 2025. L’UE a ajouté le lithium à sa liste des matières premières critiques dont l’approvisionnement doit être sécurisé. Ces initiatives permettront à l’UE de se rapprocher de ses principaux rivaux asiatiques et d’avancer vers l’autonomie stratégique dans ce secteur clé.

Le secteur automobile est un secteur clé en Allemagne, en France, en Italie, en Espagne, et dans tout le reste de l’Europe : 14,6 millions de personnes travaillent directement ou indirectement pour cette industrie.

Certains emplois seront amenés à évoluer plus que d’autres. La production de VE demande moins de main d’œuvre que les chaînes de montage de véhicules à moteurs thermiques. L'Institut Leibniz de recherche économique de Munich (Ifo) estime qu’environ un demi-million d’emplois en Allemagne dépendent des véhicules à moteurs thermiques. Les pertes d’emploi liées à la transition vers des modèles électriques ne sera que partiellement comblée par le départ à la retraite des baby boomers, et l’Institut allemand d’études économiques estime qu’au moins 178 000 emplois devraient être affectés en Allemagne d’ici à 2025. Un fonds de plusieurs centaines de millions d’euros, Best Owner Group, a été mis en place par IG Metall et plusieurs acteurs du secteur afin de soutenir les équipementiers. 

Financé par des capitaux privés, ce fonds devrait faciliter le rachat de PME spécialisées dans la fabrication de pièces pour véhicules essence ou diesel et ainsi aider les PME de ce secteur en leur apportant des capitaux à faire face à cette transition vers l’électrique. 

L’UE doit s’assurer que cette transformation sera financée et qu’elle préservera les atouts des régions productrices de voitures, notamment en mettant en place une approche horizontale afin que les employés puissent rester dans leurs régions respectives. Si l’UE investit largement dans la mobilité (via, entre autres, le Fonds pour l’innovation, les règles relatives aux aides d’État sur les investissements, le Fonds européen social plus - ESF+ -, InvestEU et d’autres programmes de financement européens), elle n’a pourtant pas encore établi de directions ou de perspectives tangibles quant à l’orientation précise que doivent prendre ces investissements pour les 10 prochaines années. Ainsi, il est urgent de formuler des objectifs clairs en matière d’emploi, au risque de forcer les fabricants à basculer brutalement vers les VE et à détruire un pan du marché du travail européen. 

Les données et les logiciels sont l’avenir des VE 

D’ici quelques années, toutes les voitures seront sous la coupe de batteries, de données et de logiciels. Ceux-ci feront ainsi partie d’un nouvel écosystème de mobilité intermodale, conçu pour permettre ce que Carlos Tavares appelle "notre liberté de mouvement". Tandis que les voitures deviennent des plateformes pour des applications, les données remplacent le "pétrole et le diesel" qui alimentent aujourd'hui les machines. Ainsi, l’Europe doit fixer ses propres normes et protéger sa souveraineté numérique. Elle a donc besoin d’un nouveau modèle économique qui prend en compte l’efficacité des voitures, mais aussi des valeurs européennes telles que la protection des données ou le respect des libertés individuelles. 

Les perturbations de la chaîne de valeur seront immenses et les revenus changeront de source : ceux issus de la vente des moteurs thermiques devraient chuter dans les cinq années à venir tandis qu’en parallèle, les revenus tirés par les logiciels devraient être plus importants que le total des revenus issus de la vente de véhicules électriques.

L’Europe doit fixer ses propres standards et protéger sa souveraineté numérique. 

Des investissements dans les technologies autonomes, la connectivité et l’électrification sont un défi pour les acteurs du secteur, qui voient de nouveaux concurrents issus du monde de la tech qui ont fait irruption sur le marché tels que Baidu, Apple ou Amazon Logistics. Les véhicules électriques nécessitent de nouvelles compétences, en particulier en informatique, en électronique et en chimie, mais la conversion d’électromécaniciens à ces nouveaux emplois coûtera environ 10 000 euros par employé selon l’Ifo. Les besoins d’investissement seront donc ici encore significatifs. Notre rapport sur "Quelle place pour la voiture demain ?" (2017) suggérait que l’industrie automobile analyse de manière quantitative (nombre d’emplois menacés par secteur d’activité) et qualitative (potentiel redéploiement selon les compétences), avec l’aide des autorités, l’impact de la voiture de demain sur l’emploi. Ce diagnostic partagé permettrait l’adoption d’une gestion proactive de l’emploi et des compétences, et ainsi éviter à l’avenir la difficulté inhérente à une restructuration soudaine des opérations. 

Les États membres de l’UE et le Parlement européen vont débattre du plan "Fit for 55" et soumettront sans doute de nombreux amendements. Il serait judicieux pour l’UE d’inclure des objectifs plus concrets et tangibles en matière : d’incitations à l’achat de VE, d’approvisionnement compétitif dans les cellules de batteries, de développement du marché de l’occasion pour les métaux de batterie, ainsi qu’en matière de préservation de l’emploi dans le secteur. 

 

 

Copyright : JENS SCHLUETER / AFP

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