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25/06/2019

Europe spatiale, on a un problème

Entretien avec Arthur Sauzay

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Europe spatiale, on a un problème
 Arthur Sauzay
Avocat Counsel, Allen & Overy

Les élections européennes ont montré que l’Union européenne doit définir une nouvelle vision et se doter de nouveaux projets communs. Le spatial en fait évidemment partie. Le "New Space" bouscule les acteurs traditionnels, créant des opportunités mais aussi des risques pour l’Europe spatiale, face à des Etats-Unis et une Chine qui font de l’espace un enjeu de souveraineté et de compétitivité majeur. Alors que le salon du Bourget vient de s’achever, la mise en place prochaine de la nouvelle Commission européenne et, surtout, la conférence ministérielle de l’agence spatiale européenne (ESA) à Séville en novembre prochain sont des rendez-vous majeurs. Où en est-on et que peut-on attendre dans les prochains mois ? Notre contributeur à l’Institut Montaigne sur les questions spatiales, Arthur Sauzay, répond à nos questions.

Avec l’avènement du New Space, comment se situe actuellement l’industrie spatiale européenne ?

Aujourd’hui, l’Europe figure sans aucun doute dans le groupe de tête mondial des acteurs du spatial avec les États-Unis, la Russie et la Chine : cette dernière est un acteur de longue date du spatial mais le fait frappant est l’émergence depuis quelques années d’une compétition directe entre les deux géants dans le spatial, qui n’est pas sans rappeler la rivalité entre URSS et Etats-Unis durant la Guerre froide.

Aux États-Unis, il y a un retour en force qui résulte très nettement de deux facteurs : d’une part, l’arrivée d’acteurs privés issus du "GAFA", comme SpaceX et Blue Origin ; d’autre part, des ambitions politiques fortes avec, par exemple, l’annonce récente par l’administration Trump de retourner sur la Lune avec des astronautes en 2024.

Face à cela, l’Europe semble hésitante et reste dans son paradigme historique: elle a su, avec un budget limité (comparé aux Etats-Unis), se construire une position très importante dans le spatial avec des leaders industriels de premier rang, tels qu’Airbus et Thalès en France, OHB en Allemagne, Avio en Italie. On pourrait également citer de nombreuses start ups qui commencent à émerger.

Pour autant, ces acteurs font face à une concurrence de plus en plus importante de la part des Américains et Chinois et, plus généralement, l’Europe spatiale est en manque de repères dans le New Space.

Justement, peut-on dire que l’Europe a aujourd’hui une véritable politique spatiale ?

Très clairement, aujourd’hui, on ne peut pas parler d’une "politique spatiale européenne" cohérente, car il y a plusieurs acteurs qui poursuivent des objectifs pas nécessairement alignés.

La gouvernance spatiale européenne est plus une source de faiblesse qu’une force aujourd’hui. La repenser n’est pas simple et ne se fera pas en un jour, mais il faut ouvrir ce chantier.

Il y a essentiellement trois niveaux de décision : le niveau historique de l’ESA, une agence intergouvernementale ; le niveau des agences gouvernementales nationales (CNES en France, DLR en Allemagne, etc.) et un niveau communautaire qui s’est ajouté progressivement à partir des années 2000, avec des programmes tels que Galileo (le GPS européen) et Copernicus (le programme d’observation de la Terre). Tout ceci crée une incertitude sur le partage des compétences, et génère donc logiquement des rivalités pas très utiles.

Certes, le centralisme n’est pas une garantie de succès et nos compétiteurs américains et chinois ont leurs propres divisions internes ; il n’empêche, la gouvernance spatiale européenne est plus une source de faiblesse qu’une force aujourd’hui. La repenser n’est pas simple et ne se fera pas en un jour, mais il faut ouvrir ce chantier.

Au regard des élections européennes, n’a-t-on pas le sentiment que l’Europe va aussi rater ce tournant cette fois-ci, après avoir raté la révolution numérique ?

C’est peu dire que les sujets industriels ont été – si on met de côté le cas Huawei – absents, y compris en France et en Allemagne, au cours de la période électorale européenne qui vient de s’achever.

Comme pour beaucoup des technologies d’avenir (intelligence artificielle, batterie, etc.), l’Europe court le risque de succomber de nouveau à la malédiction du numérique, où GAFA puis acteurs chinois ont pris une place archi-dominante. Or, les conséquences ne se font pas sentir qu’en matière de fiscalité ou de protection des données : ces mêmes GAFA sont l’élément moteur dans le financement, en partie privé, des nouveaux acteurs spatiaux tel que SpaceX, ou Blue Origin (fondée par Jeff Bezos, le patron d’Amazon). La raison en est simple : l’espace est une extension de la Terre pour diffuser, capter et valoriser de la data. Et l’espace est aussi une passion très profonde chez certains acteurs tels que Musk et Bezos.

Pour l’Europe – qui dispose par ailleurs de très belles entreprises – ne pas avoir de très grands groupes prêts à mettre le paquet (c’est-à-dire des milliards de financement privé !) sur ces technologies du futur est un obstacle, y compris pour faire émerger un véritable New Space européen.

Il faut donc faire sans et se poser la question de comment valoriser nos atouts, car nous en avons heureusement beaucoup !

Quels sont les rendez-vous importants des prochains mois pour le spatial européen ?

Le plus important est la conférence ministérielle de l’ESA, Space19+, qui se tiendra à Séville en novembre 2019. Celle-ci aura pour objectif de définir les projets prioritaires dans les années qui viennent devant être financés et pilotés par l’ESA. Cela représente plusieurs milliards d’euros mais aussi des décisions très structurantes à prendre, telles que : faut-il participer aux projets lunaires portés par les USA, et si oui comment ? Faut-il investir dans les nouveaux marchés en orbite (question des débris, notamment) ?

Au niveau de l’Union européenne, il y aura au moins trois volets importants.

Premièrement, les négociations sur le règlement dit "Espace" ont commencé avant les élections. Elles devront être conclues et validées par la nouvelle Commission et le nouveau Parlement. Ce règlement vise à simplifier, à harmoniser et à approfondir les règles en matière spatiale. Nouveauté : la GSA, agence dédiée uniquement à Galileo, pourrait devenir une agence de l’Union européenne pour le programme spatial.

Deuxièmement, il pourrait y avoir une nouvelle direction, au sein de la Commission, dédiée à l’espace. Plus généralement, pour les grandes nations spatiales telles que France, Allemagne et Italie, la question des postes clef au sein de la Commission est un enjeu de premier rang.

Troisièmement, il y a un débat budgétaire à trancher. La Commission a fait avant les élections des propositions relativement ambitieuses en termes de budget pour la période 2021-2027. Mais là encore, rien n’est fait puisque le nouveau Parlement et la nouvelle équipe exécutive auront à valider le budget.

Selon vous, sur quels axes l’Europe doit-elle agir pour affirmer une ambition industrielle et technologique spatiale ?

Le premier, qui est le plus symbolique mais aussi le plus important, est de prendre conscience des risques pour l’Europe de se voir distancer, et de réaffirmer l’ambition de faire partie des grandes puissances spatiales. Mais les discours ne suffisent pas : les budgets, l’organisation doivent aussi être à la hauteur.

Ensuite, de manière plus immédiate et concrète, l’Union européenne doit pousser au maximum le spatial comme une priorité en adoptant le règlement "Espace", en sécurisant un volume budgétaire important. Cela vaut aussi pour le nouveau programme-cadre de recherche (Horizon Europe). Au-delà, la question de la gouvernance spatiale européenne reste posée et une réflexion doit être menée.

L’Europe a besoin d’un récit collectif dans l’espace, exaltant et en même temps cohérent avec ses valeurs.

Troisième sujet : la coopération franco-allemande, et au-delà avec l’Italie et le Royaume-Uni. Sans stratégie commune entre Français et Allemands, aucun progrès substantiel ne peut avoir lieu. C’est un lieu commun que de le dire, mais face aux Américains et Chinois, aucun de ces quatre pays ne peut espérer rester une puissance spatiale sans s’allier plus étroitement aux autres, y compris au plan industriel.

Enfin, le dernier point est d’ordre plus culturel. Pour le dire simplement : je vois souvent des gens en France dans la rue avec des sweat-shirts estampillés "NASA". Pourquoi pas "ESA", alors même que les succès scientifiques sont très nombreux ? Cela pose notamment la question des projets à porter, que ce soit les ruptures technologiques (on se souvient de la voiture d’Elon Musk l’an dernier) ou la place des humains dans la conquête spatiale. L’Europe a besoin d’un récit collectif dans l’espace, exaltant et en même temps cohérent avec ses valeurs.

 

Copyright : AFP

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