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04/12/2017

Europe de la défense : "23 nation army" ? Trois questions à Maxime Lefebvre

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Europe de la défense :
 Institut Montaigne
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Le 13 novembre dernier, lors du Conseil des affaires étrangères, 23 pays membres de l’Union européenne ont signé une série d’engagements visant à développer une projet militaire commun. Malgré de nombreuses tentatives de coopération, notamment à l’initiative de la France, le domaine de la défense relevait  jusqu’ici exclusivement du cadre national, comme un symbole de souveraineté conservée. Ce “moment historique”, ainsi qualifié par la cheffe de la diplomatie européenne, Frederica Mogherini, ouvre la voie vers davantage de coopération en matière de défense, comme le préconise le rapport de l’Institut Montaigne de mars 2017 L’Europe dont nous avons besoin, notamment en prévoyant de consacrer 20 % des dépenses de défense à l’investissement. Maxime Lefebvre, ancien représentant permanent de la France auprès de l’OSCE et contributeur au rapport, nous livre son analyse. 

D’où vient le projet d’une coopération renforcée sur les questions de défense ? 

Le raisonnement de base est que certains pays européens, en raison de leurs ambitions et de leurs capacités, pourraient créer un "Schengen de la défense" et prendre en main l’affirmation d’un pilier européen sur les questions de défense au sein de l’OTAN, qui est à l’ordre du jour dans la relation transatlantique depuis la période de la guerre froide.
 
Cette coopération aurait pu se réaliser au sein du traité de Bruxelles (1948) et de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) créée en 1954 après l’échec de la Communauté européenne de défense (CED), mais l’UEO est largement restée une coquille vide et n’a pu être relancée avec succès, même après la fin de la guerre froide. L’OCCAR (organisme conjoint de coopération en matière d’armement) a cependant été lancé en 1996 entre les quatre principaux pays européens producteurs d’armements (France, Allemagne, Royaume-Uni, Italie) pour pouvoir mieux gérer des programmes en commun (par exemple l’avion A400M).
 
Après le lancement par l’Union européenne de la politique de sécurité et de défense commune en 1999, l’UEO a été amenée à se fondre dans l’UE. Mais au moment de la rédaction du projet de Constitution européenne, en 2002-2003, l’idée d’une "coopération structurée permanente" (CSP) a resurgi. Un protocole a été élaboré par concertation en particulier entre les trois principaux pays européens qui comptent sur le plan militaire – France, Allemagne, Royaume-Uni. Le texte a été repris dans le traité de Lisbonne de 2007, et la France et l’Allemagne ont décidé en 2016, avec leurs partenaires, de concrétiser cet engagement dans le cadre de la relance générale de l’Europe de la défense qui a suivi le vote du Brexit.

En quoi consiste cette coopération structurée permanente ?

L’objectif de la CSP était à l’origine de réunir les pays les plus avancés en matière de défense, ceux qui sont prêts à la fois à atteindre des critères plus exigeants en termes de capacités et à prendre des engagements plus importants en termes de missions.
 
Il y a en fait deux philosophies derrière la CSP : une philosophie plus politique visant à permettre à l’UE de devenir un véritable acteur militaire et de mener des opérations militaires plus robustes (y compris des "missions de forces de combat pour la gestion des crises", comme le disent les traités, sans que cela n’ait jamais été mis en œuvre jusqu’à aujourd’hui) ; et une philosophie plus instrumentale, visant à renforcer les moyens de défense des pays européens et à les intégrer davantage pour améliorer l’efficience collective et accroître le niveau global de capacités militaires des Européens.
 
La France est davantage intéressée, dans la CSP, par les ambitions sur les missions. Elle partageait cet objectif avec le Royaume-Uni, sauf que le Royaume-Uni n’a jamais voulu que l’UE se dote jusqu’au bout d’une capacité autonome de mener des opérations militaires. Pour Londres, les opérations militaires les plus sérieuses doivent passer par l’OTAN, comme ça a été le cas pour l’intervention en Libye en 2011, sous un leadership franco-britannique mais dans un cadre atlantique et avec la participation des moyens américains.
 
L’Allemagne est davantage intéressée par l’approche capacitaire. Son but est de créer une "union de sécurité et de défense" visant à intégrer davantage les moyens militaires européens et à rendre plus compétitive et plus efficiente l’économie européenne de la défense. Mais l’Allemagne, du fait de son histoire et de l’état de l’opinion publique, est traditionnellement réticente, ou en tout cas très prudente, par rapport aux interventions militaires, en particulier les opérations de combat. Pour elle la PSDC doit être en premier lieu une PSDC civile ou avec des ambitions militaires limitées (missions de conseil et de formation, d’observation, à la rigueur de maintien de la paix).
 
Dans l’élaboration du projet de CSP, l’Allemagne a tiré vers le volet capacitaire et freiné sur le volet missions. En outre, faute de s’être entendu suffisamment à l’avance et suffisamment clairement sur les contours d’une CSP entre les pays moteurs, le projet a dérivé vers un projet inclusif ouvert à tous les Etats membres. C’est une difficulté récurrente dès qu’on parle de "noyau dur" ou d’Europe à deux vitesses : certains pays prennent l’initiative, mais aussitôt les autres craignent d’être exclus. C’est ainsi que l’espace Schengen, prévu à l’origine à cinq (France, Allemagne, Benelux), comprend aujourd’hui 22 Etats membres (plus 4 pays hors UE). Pour la zone euro, on en est à 19. Et dans le cas de la CSP, 23 pays ont notifié leur intention de participer au Conseil affaires étrangères du 13 novembre dernier, et on pourrait terminer à 26 (le Royaume-Uni sortant de l’Union et le Danemark bénéficiant d’un "opt out" sur l’Europe de la défense).
 
On a donc perdu l’ambition d’origine d’un "Schengen de la défense" entre quelques pays sérieux et volontaires sur le plan militaire. C’est peut-être une occasion manquée car la CSP ne pourra pas être activée une deuxième fois. Mais peut-être aussi que l’objectif même d’une CSP ambitieuse et restreinte n’était politiquement pas réaliste, compte tenu des modalités de décision définies dès 2003 (avec la nécessité d’une majorité qualifiée), du poids persistant de l’OTAN (dont 21 pays de l’UE sont membres), du Brexit et des positions du Royaume-Uni, du manque d’ambition - en termes d’opérations ou d’autonomie stratégique - de la quasi-totalité des pays européens à part la France, et de la difficulté à exclure les pays jugés moins sérieux alors qu’on développe désormais la politique de sécurité et de défense commune dans le cadre général de l’UE. 

Comment la CSP va-t-elle contribuer concrètement à la relance de l’Europe de la défense ?

La CSP, qui sera officialisée par une décision du Conseil, donne un cadre nouveau à la relance de l’Europe de la défense, c’est-à-dire à la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’Union européenne. Elle lui apporte en quelque sorte un élan politique et institutionnel.
                                                         
Elle comprend, d’une part, une série d’engagements concrets des Etats membres, qui feront l’objet d’un suivi, à renforcer leur effort de défense (investissement, recherche, etc.) et les opérations de la PSDC – mais curieusement, les Européens ne reprennent pas à leur compte l’engagement que la plupart d’entre eux ont pris dans le cadre de l’OTAN de porter à 2 % du PIB leur effort de défense.
 
Ensuite, la CSP permet des projets concrets qui pourront se faire à quelques-uns – il s’agit de projets capacitaires, comme le souhaitait l’Allemagne. Ces projets pourront être ouverts à des Etats tiers, par exemple le Royaume-Uni, et bénéficier des financements du Fonds européen de défense.
 
La CSP ne fixe pas l’objectif de missions militaires plus exigeantes, mais elle ne l’interdit pas non plus. C’est une étape. A travers d’un côté la CSP et de l’autre la création d’instruments financiers nouveaux comme le Fonds européen de défense, les Européens vont muscler leur moyens de défense et de sécurité. La question de la volonté politique, de l’ambition militaire au service d’une stratégie d’affirmation internationale de l’UE, reste quant à elle largement ouverte.
 

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