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14/01/2019

Entre Paris et Rome, un divorce à l'italienne

Entre Paris et Rome, un divorce à l'italienne
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Les encouragements prodigués par Rome aux "gilets jaunes" sont une entorse historique à la solidarité entre membres de l'UE. Ils traduisent un ressentiment de plus en plus fort des Italiens à l'égard de Paris. Une animosité aux racines anciennes.

"Ne lâchez rien." Les  encouragements donnés par les dirigeants populistes italiens au mouvement des "gilets jaunes" en France constituent une triste première dans l'histoire politique de l'Union européenne. Au sein du "Club des Six" des pays fondateurs du projet européen, jamais un membre n'était intervenu aussi résolument dans les affaires intérieures d'un autre pays. Et plus encore, dans le soutien à un mouvement qui, pour certains de ses éléments, tourne le dos aux valeurs européennes de tolérance et de respect des institutions démocratiques.

Cette dérive italienne, car c'en est une, doit être tout à la fois comprise et combattue. Ce divorce entre Rome et Paris n'est pas seulement le produit d'une forme de compétition antifrançaise entre le  Mouvement cinq étoiles (M5S) et la Ligue. Il vient de loin et n'est pas uniquement le produit des forces populistes. Le ressentiment anti-français est aujourd'hui en Italie partagé par les élites comme par les classes populaires.

La culture française de l'humiliation

Vu de Rome, Paris n'est pas seulement la capitale qui donne des leçons de rigueur budgétaire qu'elle ne suit pas elle-même ("gilets jaunes" obligent). La France est perçue de manière très émotionnelle comme ayant méprisé et plus encore abandonné l'Italie. De la gestion de la crise en Libye, un pays que l'Italie connaît bien, à la question migratoire, les Italiens ont eu chaque fois l'impression d'être délibérément ignorés par un pays qui de plus, et de manière de moins en moins justifiée, les regardait de haut. Il serait tentant de dire que la réaction des Italiens face à la France est (toutes proportions gardées) de même nature que celle des "gilets jaunes" face au pouvoir et ses élites. Dans les deux cas, elle est le produit d'une culture commune d'humiliation. "Pour qui vous prenez-vous ? Votre arrogance et les privilèges que vous vous octroyez ne sont plus justifiés. L'ont-ils jamais été d'ailleurs ?"

La France est perçue de manière très émotionnelle comme ayant méprisé et plus encore abandonné l'Italie.

L'histoire des relations entre la France et l'Italie est de fait particulièrement complexe. Héritière de la Rome antique, l'Italie de la Renaissance et du baroque, quand elle n'était encore qu'une simple expression géographique, se sentait supérieure en termes de culture et de raffinement à sa voisine transalpine. Pour elle, de Louis XIV à Napoléon, la France faisait un peu "nouveau riche" dans le caractère démonstratif de sa grandeur et de sa gloire. Le soutien de la France de Napoléon III à l'unification italienne derrière le royaume de Piémont ne permit pas de dépasser pleinement les malentendus. La France ne s'était-elle pas fait "grassement récompenser" de ses services par l'obtention de la Savoie et du comté de Nice ?

Modèle et contre-modèle italien ou français

Bien plus récemment, Paris et Rome, comme par un jeu de miroirs, ont constitué l'un pour l'autre une forme de modèle ou de contre-modèle. "Si seulement nous pouvions avoir un Etat qui marche, à la française", disaient les Italiens. "Si seulement nous pouvions disposer d'un tissu dynamique de petites et moyennes entreprises, comme en Italie du Nord", répliquaient, de leur côté, de nombreux Français. Cette forme de nostalgie réciproque a laissé la place aujourd'hui à un questionnement beaucoup plus direct et brutal qui pourrait se résumer ainsi : "Le présent de l'Italie est-il le futur de la France ?" Autrement dit, les mouvements populistes sont-ils aux portes du pouvoir en France ? C'est cette interrogation qui doit conduire les tenants de la cause européenne et de la démocratie représentative, en France et ailleurs, à déclarer à leur tour, comme peuvent le faire certains "gilets jaunes" : "Nous ne lâcherons rien, nous ne laisserons rien passer nous non plus." La démocratie est un bien à la fois trop fragile et trop précieux.

Dans un court essai publié en 2006, "L'Esprit des Lumières", l'essayiste français d'origine bulgare Tzvetan Todorov nous rappelait avec force qu'"il n'y aurait pas eu d'Europe sans les Lumières et de Lumières sans l'Europe". Ce fut au moment où l'Europe douta le plus d'elle-même, dans les années 1920-1930, qu'elle retrouva dans l'étude des Lumières du XVIIIe siècle, l'évocation d'un moment de plénitude et d'harmonie après le suicide que constitua la guerre 14-18. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, des hommes comme Robert Schuman et Jean Monnet n'étaient pas seulement des chrétiens convaincus, mais aussi des "amoureux" de Montesquieu.

"Le présent de l'Italie est-il le futur de la France ?" Autrement dit, les mouvements populistes sont-ils aux portes du pouvoir en France ?

Salvini et Le Pen, ou la volonté de destruction du système

En Italie des activistes européens, comme Alcide de Gasperi et Altiero Spinelli, s'intéressaient, tout autant que leurs collègues français, à l'esprit des Lumières. Tel n'est certainement pas le cas aujourd'hui de Matteo Salvini ou de Marine Le Pen. Ils ne sont pas unis par une commune culture de confiance et d'espoir, mais par une commune volonté de destruction du système en place.

Se contenter d'opposer l'esprit des Lumières à celui des "gilets jaunes", la réelle volonté de réformes du président Français à la brutalité vulgaire mais efficace du vice-président du Conseil et ministre de l'Intérieur italien, n'apparaît pas très réaliste et ne l'est pas en effet. Mais il existe un bon usage des populistes italiens et des "gilets jaunes" français. Ils constituent les uns comme les autres une double forme d'avertissement. Le premier est que l'on ne peut qu'à ses dépens ignorer les émotions des autres. L'humiliation, que ce soit celle de vos voisins ou de vos concitoyens, est un puissant moteur de rejet sinon, et c'est un fait nouveau dans l'histoire de la Ve République, de haine. Le second est que la démocratie représentative est un bien à défendre à tout prix, de ses dérives internes comme des attaques externes de ses adversaires.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 11/01/19).

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