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26/02/2021

Digital Markets Act : un nouveau rôle pour les autorités de la concurrence

Trois questions à Emmanuel Combe et Anne Perrot

Digital Markets Act : un nouveau rôle pour les autorités de la concurrence
 Emmanuel Combe
Vice-President de l’Autorité de la concurrence, Professeur des Universités et Professeur à Skema Business School
 Anne Perrot
Inspectrice générale des finances

Le Digital Markets Act (DMA) vise à limiter le contrôle des acteurs dits "gatekeepers" sur les marchés dans lesquels ils opèrent. Quels sont les moyens de contrôle actuels des autorités de concurrence et pourquoi doivent-ils évoluer ? Comment la relation entre les autorités de concurrence européennes et nationales est-elle envisagée par le DMA ? Dans ce deuxième article de notre série sur le Digital Markets Act, Emmanuel Combe, vice-président de l'Autorité de la concurrence, et Anne Perrot, économiste, répondent à nos questions.

Les moyens actuels à disposition des régulateurs européens pour contrôler les abus de position dominante dans le secteur numérique sont-ils suffisants selon vous ? 

Emmanuel Combe : En premier lieu se pose la question de la réactivité des autorités de concurrence face à des pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre dans le numérique. Tout évolue très vite et le dommage causé au marché peut être rapidement irréversible, notamment lorsqu’il prend la forme d’un abus d’exclusion. Certaines décisions ont été prises par la Commission européenne 6 ans après le début d’une enquête, ce qui est sans doute trop long, même si cela peut s’expliquer par le caractère très innovant des décisions. Les autorités de concurrence disposent néanmoins de moyens d’agir vite. Elles ont la faculté d’imposer des mesures d’urgence, lorsqu’il existe une présomption raisonnable d’atteinte au marché. Nous l’avons par exemple mise en œuvre en France dans l’affaire des droits voisins, avec un certain succès. Elle permet une très grande réactivité de l’action publique. Cette faculté à agir vite sera encore renforcée avec la possibilité de se saisir d’office pour prononcer ces mesures conservatoires.

En second lieu, se pose la question de l’expertise des autorités de concurrence en matière de numérique. Par exemple, un abus prenant la forme de "self preferencing" nécessite d’analyser en profondeur l’algorithme, ce qui suppose d’avoir des équipes techniques dédiées. Il est clair, comme cela a été souligné dans plusieurs rapports récents, que les autorités de concurrence doivent se doter d’une telle expertise. C’est ce que nous avons commencé à faire à l’Autorité de la concurrence.

Anne Perrot : La Commission européenne (notamment la direction générale de la concurrence - DG Comp) ainsi que les autorités nationales disposent aujourd’hui d’outils éprouvés pour régler à la fois les questions de concentration, par le biais du contrôle des projets de fusion qui dépassent certains seuils en chiffre d’affaires, et les questions relatives aux comportements anticoncurrentiels (ententes et abus de position dominante). Toutefois, conçus à un âge où les technologies n’étaient pas numériques, ces instruments ont fait apparaître plusieurs types de défaillances pour détecter, analyser, et sanctionner les problèmes de concurrence posés par les plateformes.

En effet, ces plateformes reposent sur le développement des effets de réseau, qui poussent à la croissance jusqu’à, parfois, la monopolisation de certains services. La difficulté est que cette grande taille des plateformes concourt aussi à la qualité des services qu’elles rendent. La voie est donc étroite entre un meilleur contrôle de leur pouvoir de marché et la préservation de leur efficacité. Dans ce contexte, les limites des outils actuels du droit de la concurrence sont multiples. D’une part, certaines concentrations touchent des entreprises dont le chiffre d’affaires est faible, mais dont les effets de réseaux renforçant la position dominante de l’entreprise acquéreuse sont forts. Dès lors, ces concentrations échappent au contrôle fondé sur des seuils en chiffre d’affaires mais peuvent détériorer la situation concurrentielle sur les marchés impliqués. D’autre part, l’analyse des abus de position dominante possibles sur ces marchés est complexe car elle demande de comprendre le fonctionnement des algorithmes ainsi que les modalités de collecte des données sur lesquelles ils reposent. Ces processus d’analyse prennent nécessairement du temps et exigent une durée parfois incompatible avec le maintien d’une situation concurrentielle sur le marché. Peu à peu, l’idée qu’il fallait doter les autorités de concurrence d’instruments adaptés à ces nouveaux enjeux s’est fait jour et a abouti au projet de règlement DMA.

Comment ces moyens vont-ils évoluer dans le cadre du Digital Markets Act ? Cela va-t-il dans le bon sens, selon vous ? 

Le numérique étant une technologie et non un secteur, "réguler le numérique" n’a pas grand sens à moins de vouloir réguler l’économie tout entière. 

A.P. : Le DMA essaie précisément de combler les lacunes identifiées plus haut. La difficulté est que le numérique étant une technologie et non un secteur, "réguler le numérique" n’a pas grand sens à moins de vouloir réguler l’économie tout entière. Par ailleurs, les autorités de concurrence sont "programmées" pour intervenir ex-post et non pour réguler ex-ante. Le DMA propose donc des outils pour mieux armer les autorités de concurrence, tout en respectant ces contraintes qui tracent un chemin étroit.

Tout d’abord, il définit des critères pour délimiter l’ensemble des plateformes "sous surveillance", essentiellement celles qui auraient le statut de "gatekeeper". Pour ces plateformes, il renforce les possibilités de contrôle des autorités : toutes les concentrations devraient être signalées, ainsi que les changements d’algorithme. Pour ces plateformes sous surveillance, un certain nombre d’obligations ou d’interdictions seront posées a priori. Ceci concerne le partage des données, l’interopérabilité, l’interdiction de favoriser ses propres services au détriment des concurrents ou celle de combiner plusieurs sources de données, etc. Les autorités disposeraient par ailleurs d’une possibilité d’injonction comportementale, c’est-à-dire de la faculté d’imposer ou d’interdire un comportement spécifique à un acteur donné. Il semble en revanche que la possibilité d’injonction structurelle n’ait pas été adoptée.
 
E.C. : Il est frappant de constater que le DMA emprunte très largement au droit de la concurrence, ainsi qu’aux outils et moyens d’enquête dont disposent les autorités de concurrence. Plus marquant encore est la proximité entre les objectifs poursuivis par le DMA - qui vise à assurer la contestabilité et le fonctionnement loyal des marchés numériques - et ceux du droit de la concurrence - qui vise à assurer le maintien du bon fonctionnement concurrentiel des marchés.

Nous devons donc appréhender le Digital Markets Act comme un outil complémentaire à la politique de concurrence. Le DMA imposera ex-ante des obligations et des interdictions aux "gatekeepers". Nous sommes dans une forme d’encadrement des comportements, qui permet de diminuer le risque de pratiques abusives. Il ne sera plus nécessaire de délimiter les contours du marché pertinent ou d’apprécier la position dominante avant de constater une éventuelle violation des obligations et interdictions. Cela devrait permettre un gain d’efficacité en termes de réactivité de l’action publique. 

Nous sommes dans une forme d’encadrement des comportements, qui permet de diminuer le risque de pratiques abusives.

Mais le DMA n’exclut pas l’application concomitante du droit de la concurrence, par exemple pour lutter contre des pratiques de prix prédateurs, qui ne sont pas couvertes en tant que telles par le champ du DMA. De plus, comme le DMA s’applique aux seules plateformes incontournables, la politique de concurrence aura toujours à traiter d’éventuelles pratiques abusives dans le secteur du numérique, qu’il s’agisse d’abus d’exclusion ou d’exploitation.

Le DMA renforce le pouvoir de régulation à l’échelon européen. Quel devrait être le rôle des autorités nationales de concurrence dans ce nouveau cadre ?

A.P. : En principe, l’étape initiale du processus, c’est-à-dire la possibilité de désigner une plateforme comme relevant du DMA (c’est-à-dire ayant le statut de "gatekeeper") serait entre les mains de la Commission européenne uniquement, tandis que les autorités nationales de concurrence garderaient la possibilité de contrôler le respect du DMA. Toutefois, le partage des tâches entre la direction générale de la concurrence (DG Comp) et les autorités nationales n’est pas encore parfaitement défini et mériterait d’être précisé. Il ne fait pas de doute que le réseau européen de concurrence, déjà très efficace et actif, serait un instrument central de la coordination entre autorités nationales et la DG Comp.
 
E.C. : Si le projet de texte ne prévoit pas, en l’état, de rôle pour les autorités nationales de concurrence, ces dernières pourraient venir renforcer l’efficacité du dispositif. En effet, plus proches du terrain et en lien direct avec les acteurs nationaux, elles pourraient ainsi signaler à la Commission des informations sur le comportement des "gatekeepers", par exemple en cas de violation d’une obligation des articles 5 et 6. Il pourrait également être utile de prévoir un partage des informations entre la Commission européenne et les autorités nationales de concurrence, comme dans le cadre de l’article 12 du DMA, qui prévoit une obligation pour les "gatekeepers" d’informer la Commission de toutes leurs opérations d’achat d’entreprises dans les marchés numériques. L’échange de ce type d’informations pourrait permettre aux autorités nationales de concurrence de demander à la Commission européenne d’examiner, sur le fondement de l’article 22 du règlement 139/2004, les "killer acquisitions", qui ne dépassent souvent pas les seuils de contrôle en chiffre d’affaires nationaux et a fortiori européens, mais qui peuvent avoir un impact négatif et structurant sur le fonctionnement des marchés, et qui échappent aujourd’hui pour une large part, au contrôle des autorités de concurrence.

Plus fondamentalement, devant l’immensité de la tâche qui attend la Commission européenne, il ne faut pas non plus s’interdire de réfléchir à une possible application déconcentrée du DMA, à l’instar de ce qui est prévu pour le droit européen de la concurrence, qui peut être mis en œuvre par les autorités nationales de concurrence depuis l’adoption du règlement 1/2003. Il serait dommage de se passer de l’expérience et du savoir-faire des autorités de concurrence dans la mise en œuvre du droit européen.

 

 

Copyright : Rami Al-zayat on Unsplash

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