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16/02/2021

Dette : le nouveau débat allemand

Trois questions à Rüdiger Kruse et Sven-Christian Kindler

Dette : le nouveau débat allemand
 Sven-Christian Kindler
Député allemand de Bündnis 90/Les Verts
 Rüdiger Kruse
Député allemand de la CDU

Fin janvier, à la lumière des contraintes budgétaires liées à la pandémie, le ministre de la Chancellerie Helge Braun (CDU), a fait campagne pour un nouveau départ dans la politique budgétaire, proposant notamment une suspension du frein à l’endettement (Schuldenbremse) - et suscitant dans la foulée un violent débat en Allemagne. Quel rôle la question de la "dette" pourrait-elle jouer dans la "super-année électorale" de 2021 ? Trois questions à Rüdiger Kruse (CDU), rapporteur pour les transports et les infrastructures numériques au sein de la commission du budget du Bundestag et à Sven-Christian Kindler, porte-parole du groupe parlementaire Bündnis 90/die Grünen pour les questions budgétaires.

La proposition du Ministre de la Chancellerie Helge Braun (CDU) de suspendre le frein à l'endettement afin de faire face à la crise du Covid-19 dans les prochaines années suscite une grande résistance au sein de son propre parti. Comment expliquer cette déclaration du plus proche collaborateur d’Angela Merkel et que pensez-vous personnellement d'une réforme du frein à l'endettement ?

Rüdiger Kruse : Tout d'abord, il s'agit d’une déclaration personnelle d’Helge Braun. Mon opinion personnelle est clairement différente et tout à fait en accord avec l'avis du groupe parlementaire CDU/CSU. Helge Braun est le ministre de la Chancellerie. Je pense qu'il voulait obtenir une certaine liberté de mouvement au gouvernement et assouplir les règles budgétaires pour quelques années. Cela peut être intéressant pour un gouvernement.

Des finances saines sont une valeur en soi, elles créent la confiance, assurent la justice intergénérationnelle et donnent au gouvernement la capacité de réagir en temps de crise.

Cependant, le pouvoir budgétaire appartient au parlement. Les membres de la CDU et de la CSU ont une opinion claire : le frein à l'endettement demeure et a fait ses preuves ces dernières années. Il a été ancré dans la Loi fondamentale pour de bonnes raisons : il faut refuser sa révision, car il y aurait plutôt un risque d'assouplissement permanent. Des finances saines sont une valeur en soi, elles créent la confiance, assurent la justice intergénérationnelle et donnent au gouvernement la capacité de réagir en temps de crise.

Sven-Christian Kindler : Helge Braun a simplement regardé la réalité des chiffres sans œillères idéologiques.

En effet, quiconque jette un regard objectif sur la réalité du budget fédéral constatera que les exigences restrictives liées au frein à l'endettement ne pourront pas être respectées dans les prochaines années. Du moins, pas sans des coûts extrêmement élevés pour la société et l'économie. Les coupes sociales et la baisse des investissements seraient un poison pour la reprise économique et la cohésion sociale après la pandémie. Par conséquent, il ne doit pas y avoir de reddition face au Covid-19. Le fait que le groupe parlementaire CDU/CSU ait jusqu'ici repoussé de cette manière est assez étonnant. Jusqu'à présent, personne n'a expliqué comment serait financé le budget dans les prochaines années.

En outre, la proposition de M. Braun n'est pas particulièrement radicale. C'est le minimum pour garantir un budget raisonnable pour les prochaines années. Mais la proposition n'est pas suffisante. Nous ne voulons pas abolir le frein à l'endettement, mais après douze ans, il faut le mettre à jour pour l'adapter aux défis actuels. Cela ne peut se faire sans modifier la loi fondamentale. Nous devons donc faire plus que nous attaquer aux symptômes à court terme et pour une période limitée, comme l'a suggéré le Ministre de la Chancellerie. Nous avons besoin d'une solution permanente. Le frein à l'endettement actuel ne tient pas compte des investissements qui créent de nouvelles richesses. Cela doit être changé maintenant.

Des économistes allemands comme Marcel Fratzscher (DIW) voient dans la crise l'occasion d'une nécessaire "offensive de l’investissement" qui permettrait à l'Allemagne de construire une économie efficace et tournée vers l'avenir. Où voyez-vous actuellement le plus grand besoin d'investissement ?

SCK : Le besoin d'investissement est énorme. Pas seulement dans des domaines particuliers. Une chose est claire : les problèmes les plus urgents se situent dans la protection du climat, et ici très massivement dans les transports. Les chemins de fer ont besoin de bien plus de 100 milliards pour atteindre leurs objectifs d'expansion dans les prochaines années et pour maintenir le réseau existant. Nous avons également besoin d'un tournant vers les énergies renouvelables pour le chauffage. Les municipalités font état d'un retard d'investissement de plus de 140 milliards d'euros dans les services publics. La situation de l'Allemagne en termes de digitalisation est très claire à l'heure actuelle. Un an après le début de la pandémie, il n'est toujours pas possible de fournir une instruction digitale adéquate. C'est complètement fou.

Si nous n'investissons pas massivement dans la protection du climat et la numérisation dès maintenant, nous allons manquer la jonction à l'échelle mondiale et pire encore, nous allons détruire nos moyens de subsistance. De plus, les taux d'intérêt sont historiquement bas, voire négatifs et cette tendance va se poursuivre. Depuis les années 1980, les taux d'intérêt réels des pays industrialisés n'ont cessé de baisser. C'est pourquoi, le moment est venu de lancer un fonds d'investissement de 500 milliards d'euros sur les dix prochaines années. Pour cela, nous avons besoin d'une réforme fondamentale du frein à l'endettement, afin que les investissements nets de ce fonds puissent être financés par des prêts à l'avenir.

Si nous n'investissons pas massivement dans la protection du climat et la numérisation dès maintenant, nous allons manquer la jonction à l'échelle mondiale et pire encore, nous allons détruire nos moyens de subsistance.

RK : Les infrastructures numériques et analogues, l'éducation et la recherche, représentent  les domaines dans lesquels le besoin d'investissements est le plus important. Le manque d'argent n'est pas la raison pour laquelle les progrès dans l'un ou l'autre domaine (par exemple les infrastructures) ont été lents ces dernières années. Elle était plutôt due à la longueur des processus de planification et d'approbation. Des mesures ont maintenant été prises pour améliorer la situation. Les fonds ont également été souvent lents à être collectés par exemple par les Länder dans le cas du Pacte numérique pour les écoles. La bureaucratie doit être réduite ici et les administrations doivent devenir plus efficaces. Il est important de mettre en place des programmes d'investissement sur plusieurs années, car ce n'est qu'alors que l'économie investira également dans de nouveaux emplois et de nouvelles machines. C'est pourquoi, par exemple, nous avons prolongé de 5 à 10 ans l'accord de performance et de financement avec les chemins de fer. Il convient de préciser que des fonds d'investissement élevés pour les domaines importants seront également versés au cours des prochaines années.

L'UE prend en charge 750 milliards d'euros de dette pour le fonds de reconstruction : une réponse historique à une situation exceptionnelle. Mais aujourd'hui, de plus en plus de voix s'élèvent pour demander que la mesure de crise soit rendue permanente et en Italie, on parle même d'une réduction de la dette. Le débat sur la dette pourrait-il à nouveau diviser l'Europe dans les mois à venir ?

SCK : J'espère que non. Cette question sera déterminante pour savoir si l'Allemagne redevient l’élément perturbateur de la dernière décennie ou si elle prône le renforcement et la cohésion européenne après la crise sanitaire. Je n'ai pas oublié que l'ancien ministre des finances Wolfgang Schäuble a suivi une politique d'austérité désastreuse sur le plan économique et politique après la crise financière de 2009 en Europe et a tenté de sortir la Grèce de la zone euro. Cela a semé la discorde en Europe. Je suis convaincu que la création d'un fond de reconstruction a été possible grâce au fait que le ministère des finances n'est plus dirigé par la CDU/CSU et qu'en même temps, Angela Merkel était prête à changer de cap dans cette crise.

Mais cela ne doit pas rester éphémère. Il ne doit pas y avoir de retour à l'ancien et des faux statu quo. L'instrument des obligations européennes communes est apparu pour rester. L'ensemble de l'UE est confronté à des défis considérables en matière de protection du climat et de numérisation et doit investir plus clairement dans ces domaines clés. Pour cela, nous devons enfin lutter de manière cohérente contre l'évasion fiscale en Europe, mais aussi utiliser le crédit à des taux d'intérêt bas. Pour que l'Europe résiste à la crise et soit durable, nous avons besoin d'une politique financière et économique commune, d'un euro fort et efficace au niveau international. Pour cela, nous avons besoin de plus d'Europe.

RK : Chacun a son sujet préféré. Il n'est donc pas surprenant que des propositions telles que la communautarisation des dettes soient à nouveau à l’ordre du jour, car nous avons maintenant mis en place un fonds commun. Le fond de reconstruction est une mesure unique, adaptée à la crise actuelle. Il était nécessaire de protéger l'Europe des conséquences les plus graves de la crise du Covid-19 et d'assurer la cohésion européenne. Cependant, il est clair qu'il n'y aura pas d'union de transfert, d'euro-obligations ou d'autres choses similaires. Des pays comme l'Italie seront soutenus dans la crise, mais on attend également d'eux qu'ils prennent les mesures nécessaires pour consolider leurs budgets et accroître leur propre compétitivité.

 

Copyright : KAY NIETFELD / POOL / AFP

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