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10/04/2020

De l’orgueil à l'humilité : une histoire américaine

De l’orgueil à l'humilité : une histoire américaine
 Jeremy Adelman
Auteur
Directeur du Global History Lab de l'université de Princeton

Jeremy Adelman est professeur d'histoire et directeur du Global History Lab de l'université de Princeton.

Aux États-Unis comme ailleurs, les débats font rage sur le manque de préparation et les réponses tardives, souvent désordonnées du mille-feuille fédéral américain, commencent à être disséquées. Les revirements de Donald Trump, dans un climat pré-électoral qui a accentué les divergences entre États républicains et démocrates, ont aussi joué leur rôle. Plus encore que l'Europe, les États-Unis auraient dû bénéficier de leur retard sur l'essor de l'épidémie, depuis la Chine à l'Europe. Nous n'en sommes pas encore au pic de celle-ci, et des prévisions tragiques sont adoptées par la Maison-Blanche.

Le professeur Jeremy Adelman, Henry Charles Lea Professor of History et Directeur du Global History Lab à l'université de Princeton, nous livre son regard sur la crise, autour d’une question centrale : pourquoi le système n'a-t-il pas tiré à temps la leçon des situations chinoise puis italienne?

Anatomie d’une crise

L’indice de sécurité sanitaire mondiale classe 195 pays selon leur degré de préparation à une catastrophe sanitaire. Cet indice s’appuie sur un modèle complexe de 34 indicateurs et 140 questions. Géré par un groupe d’experts internationaux, il est coordonné par le Centre de sécurité sanitaire de l’université John Hopkins et The Economist Intelligence Unit. En 2019, les États-Unis sont arrivés en tête du classement, loin devant le Royaume-Uni, qui occupe la deuxième place. Viennent ensuite les Pays-Bas, l’Australie, et le Canada. Ce groupe de pays forment un club d’élite, dont les États-Unis étaient le leader incontesté.  

Le 31 mars, la Maison Blanche a fait part de ses estimations, selon lesquelles 250 000 Américains pourraient mourir d’ici la fin de l’année. Le lendemain, la réserve fédérale de fournitures médicales d’urgence (masques, gants et blouses) était presque vide, alors que les gouverneurs des États et les responsables de la santé manquaient cruellement d'équipements nécessaire.

Le 31 mars, la Maison Blanche a fait part de ses estimations, selon lesquelles 250 000 Américains pourraient mourir d’ici la fin de l’année.

Avec plus de 3 000 morts à New York et des parkings vides remplis de camions frigorifiques à 18 roues comme morgues de fortune, le gouverneur de l'État, Andrew Cuomo, a alors averti que New York serait à court de respirateurs sous six jours, bien avant que le taux d'infection n'atteigne son maximum. Les infections américaines sont désormais trois fois plus importantes que le nombre d’infections chinoises - et on peut entendre les plaintes prévisibles de certains médias anti-chinois selon lesquelles Pékin falsifie les chiffres afin de donner une mauvaise image des États-Unis. Mais les chiffres, vrais ou faux, de Pékin n’y changent rien : l’image des États-Unis est déjà endommagée.

À cette pandémie frénétique s'est ajoutée une catastrophe économique. Le 2 avril dernier, le ministère du travail a annoncé la disparition, en deux semaines, de 10 millions d’emplois. Un graphique basé sur les données de Google Trends a horrifié les Américains : il montre les taux de chômage corrigés des variations saisonnières pour les quinze dernières années. Les chiffres, qui ont augmenté à la mi-2008 pendant la "Grande Récession", puis qui ont lentement diminué pour atteindre 3,5 % en janvier 2020, montent en flèche, poussant l'axe vertical hors de la page. C'est une représentation graphique d'un cauchemar économique.  

Le Covid-19 a provoqué une avalanche de crises pour les Américains, qui aiment pourtant à se considérer comme les vainqueurs de la guerre froide, comme d’audacieux "problem-solvers", et comme le cœur de l'enthousiasme entrepreneurial. Mais ce qui a rendu cette crise si dramatique, c'est qu'elle était annoncée. Même lorsque le nombre d'infections était encore faible, beaucoup ont mis en garde contre une propagation massive.

Comment un pays doté de capacités aussi importantes, de plans élaborés et de stocks substantiels a-t-il pu échouer de manière aussi spectaculaire ? Comment la capacité  américaine à pouvoir apprendre des autres avant eux a-t-elle mené à une telle catastrophe ? Pourquoi n’ont-ils pas saisi l’opportunité de pouvoir apprendre de la gestion des autres pays ? Lors des précédentes menaces d'épidémies transnationales, du SRAS au virus Ebola, les États-Unis étaient un exportateur de technologies, de connaissances et de solutions. Cette fois-ci, c'est un importateur. Et une grande partie de ce qui aurait pu être appris et appliqué s'est retrouvé bloqué dans l'entrepôt métaphorique des douanes.

Cette crise est loin d'être terminée. Mais il n'est pas trop tôt pour esquisser une première ébauche de l'histoire actuelle.  

Une première ébauche

Les premières analyses de la réponse de l'administration Trump font apparaître deux tendances. Premièrement, les autorités américaines ont couru derrière la propagation du virus plutôt que de la prévenir. Il était pourtant urgent de réagir de manière rapide et décisive. Ignorant la nature exponentielle de la propagation, l'administration Trump a finalement suivi la stratégie italienne, bien après qu'elle ait été jugée désastreuse.  Au moment où la crise se déroulait en Italie, les experts rappelaient le danger de s'appuyer sur des solutions partielles et des décrets progressifs, et mettaient en garde contre le coût humain du déni. Mais plutôt que de tirer des leçons et de coopérer, les responsables américains au sommet ont fait fi des avertissements, et ont refusé d'intervenir au niveau international à un moment crucial, alors que la crise en aurait été plus facilement contenue et maîtrisée. Privée de coopérateurs et d’experts mondiaux, l'administration a tardé et tergiversé.

Deuxièmement, au lieu de privilégier une approche informée et coordonnée, la réponse fragmentaire de l'administration a aggravé la crise en diffusant des informations trompeuses, en générant un sentiment de sécurité fictif, et en laissant les gens se déplacer librement bien après que la Chine et la Corée du Sud, entre autres, aient verrouillé les déplacements internes et externes pour empêcher la diffusion du virus. À ce jour, il n'existe pas de politique générale en matière de tests, de traçage de contacts et de communication publique aux États-Unis. Les réserves sont maigres. Les respirateurs s'épuisent. Chaque jour apporte plus de confusion et d'inquiétude.

Cette crise, qui n’a débuté que depuis quelques mois, promet d’être longue et de passer par différentes phases. Mais ce qui commence à devenir clair, c'est que les Américains sont confrontés à un fossé béant entre leur sentiment d'immunité face aux affaires mondiales et la réalité de l'interdépendance globale. Ils sont également confrontés aux limites de leur vision si précieuse d’”exceptionnalisme” américain.

Mise en garde précoce

Les Américains sont confrontés à un fossé béant entre leur sentiment d'immunité face aux affaires mondiales et la réalité de l'interdépendance globale.

Ce qui rend cette crise si terrible, c'est que le pays a été averti par le reste du monde de ce qui allait arriver. Au début de l'hiver, la Chine a annoncé qu'un nouveau coronavirus se propageait. En janvier, Neil Ferguson, un éminent modélisateur mathématique et biologiste d'Imperial College, prévenait que le monde entier allait être confronté à la crise de santé publique la plus grave qu'il ait connue depuis des générations, prophétisant que même les meilleurs systèmes de suivi ne seraient capables de détecter qu'un dixième des infections traversant les frontières. Puis l'Italie, l'Iran, l'Espagne et la France ont été touchés. Et pourtant, Washington s'est reposé sur ses lauriers. Le Covid-19 a été un choc pour la Chine. Il fut une surprise pour l'Italie. Mais il était pleinement prédit aux États-Unis.

Les autorités chinoises ont certainement tardé à révéler la maladie. Mais après le 31 décembre, alors que la Chine avait officiellement informé l'Organisation mondiale de la Santé de la "maladie inconnue", et après le 9 janvier, lorsque les chercheurs chinois ont publié la carte de la composition génétique du virus, et que, quelques jours plus tard, le premier cas est apparu à Bangkok, les implications virales étaient claires. À ce moment-là, les journalistes du monde entier affluaient dans la province de Wuhan alors que le virus s'y propageait.

Le docteur Robert Redfield, virologue réputé et directeur du Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) - une organisation régulièrement en tête de liste des institutions en lesquelles les Américains ont le plus confiance - éminent chercheur sur le sida, ayant servi dans l'armée en tant que médecin, et travaillé directement sur le terrain en Afrique et en Haïti, a appris la nouvelle officielle du coronavirus chinois le jour de l'an, alors qu'il était en vacances avec sa famille. Plutôt que de passer du temps avec sa famille, il était au téléphone jour et nuit. Ce qu'il a appris était consternant. Quelques jours plus tard, il s'est entretenu avec George F. Gao, le directeur du Centre chinois de contrôle et de prévention des maladies. Au milieu de leur conversation, le docteur Redfield a éclaté en sanglots. Ce qui l'a alarmé, c'est la prise de conscience de la puissance exponentielle furtive du virus en l'absence de tout système de dépistage et de suivi : les gens pouvaient être porteurs de la maladie sans présenter de symptômes.

Redfield en a immédiatement informé son personnel et ses supérieurs. Effectivement, à la mi-janvier, les premiers cas de personnes infectées ne présentant pas de symptômes apparaissaient déjà au nord de Seattle. Les directives du CDC ont informé le personnel médical des menaces fatales d'une infection asymptomatique. Au même moment, le docteur Anthony Fauci, directeur de l'Institut national des allergies et des maladies infectieuses, a informé le public qu'il ne faisait aucun doute que la maladie se propageait à partir de personnes qui la portaient sans le savoir. Dans une interview avec le docteur Sanjay Gupta, correspondant médical en chef de CNN à la mi-février, Redfield a confirmé que le CDC surveillait la transmission asymptomatique de la maladie. En effet : dans le mois qui a suivi la divulgation officielle du virus par la Chine, l'établissement de santé publique américain était en mode d'intervention d'urgence complet. L'épidémie chinoise devenait pandémie mondiale.

Lien Faible

Il faut bien sûr expliquer ce qu’il s'est passé, mais aussi, et peut-être surtout, ce qu’il ne s'est pas passé. Un système complexe, préparé, axé sur une connaissance approfondie de l'inévitable, n'a pas fonctionné comme il aurait dû.

Le 31 mars, la Maison Blanche a dévoilé de sombres modèles épidémiologiques. Même les meilleurs scénarios prédisaient que le nombre de décès causés par le Covid-19 pourrait atteindre 240 000. 

Il y a deux façons de raconter l'histoire d'une défaillance systémique. L'une d'entre elles consiste à se concentrer sur la manière dont une partie de l'assemblée a échoué, entraînant tout le système dans sa chute. C'est un récit qui nous est familier : trouver la pièce manquante, le rouage usé, l'élément épuisé qui a provoqué l'arrêt de la machine. Pour l'instant, ce récit se concentre sur un élément important : le style de gestion et de prise de décision de la Maison Blanche. C'est certainement l'aspect de la narration qui est le plus flagrant, le plus visible au quotidien. 

Le 31 mars, la Maison Blanche a dévoilé de sombres modèles épidémiologiques. Même les meilleurs scénarios prédisaient que le nombre de décès causés par le Covid-19 pourrait atteindre 240 000.  

S’est alors produit une volte-face pour la Maison Blanche, qui s'est déroulée comme un drame en trois actes. Dans le premier acte, la réaction a été marquée par la suspicion et le blâme. On ne pouvait pas se fier aux rapports chinois. Pour certains, il s'agissait d'un canular exagéré, concocté par les démocrates et les libéraux pour châtier la Maison Blanche. Puis, fin janvier, la suspicion s'est transformée en reproche. La première mesure prise par Washington n'a pas consisté à préparer le pays, mais plutôt à mettre un terme aux vols en provenance de Chine. À cette époque, des cas étaient signalés aux États-Unis, dont le plus alarmant était celui d'une maison de retraite de Seattle. Pourtant, le secrétaire d'État Mike Pompeo s'est fait un devoir de qualifier le Covid-19 de "virus de Wuhan". D’autres, plus contestés diplomatiquement, l'ont appelé la "grippe Manchu" ("Flu Manchu"), d'après les stéréotypes racistes des films hollywoodiens.

Si ce premier acte se concentrait sur l’accusation envers la Chine, l’acte suivant consistait à contester le caractère menaçant du virus. Trump déclarait alors que ce virus était moins mortel qu'une grippe ordinaire. Un animateur de Fox News, Jesse Watters, se retournant vers son co-animateur, lui a demandé : "Ai-je l'air nerveux ? Non. Je n'ai pas du tout peur de ce coronavirus". Sur les ondes, c’était encore pire. Rush Limbaugh, l'une des voix préférées de Trump, braillait dans son microphone en critiquant l’alarmisme des médias grand public, des universités ou de l'"État profond" - comme le Centre de contrôle des maladies. Personne n'a autant ridiculisé les avertissements que Sean Hannity, le présentateur préféré du président sur Fox News (Trump le rejoint chaque semaine à la télévision devant 5,6 millions de téléspectateurs en moyenne). Pour Hannity, il s'agissait d'une bagatelle, montée de toutes pièces par les démocrates pour faire de l’ombre au génie économique de Trump. Pas plus tard que le 10 mars, alors que le directeur de l'Institut national des allergies et des maladies infectieuses appelait les Américains à la prudence, la fougueuse commentatrice conservatrice Candace Owens s'est moquée de "la dépression nerveuse mondiale" (un mois plus tard, elle refuse toujours d'admettre son irresponsabilité). La vraie menace était de croire au "canular" et de ne pas faire confiance au président.

Le déni était d’ailleurs synonyme d’un engouement face à la menace. Le président Trump s'est empressé d'annoncer que sa Food and Drug Administration (FDA) avait "approuvé" la chloroquine comme traitement pour le Covid-19. Ce n'était pourtant pas le cas : les scientifiques, y compris certains des principaux conseillers médicaux du président Trump, ont publiquement rejeté le médicament de prévention contre la malaria, le qualifiant de chimère. Alors que Trump annonçait être "un grand fan" du médicament, le commissaire de la FDA était contraint d’admettre qu'il s'agissait d'un "faux espoir". Quelques jours plus tard, Trump twittait : "L'hydroxychloroquine et l'azithromycine, prises ensemble, ont une réelle chance de devenir l'un des plus grands changements de jeu dans l'histoire de la médecine." Il avait alors déclaré : "Si vous voulez, vous pouvez avoir une ordonnance", ajoutant : "Mais qu'avez-vous à perdre ?"

Le troisième et plus récent acte de la pièce, une fois l’urgence de la situation comprise par le président Trump, a été de déclarer la guerre. La Maison Blanche est devenue le centre d'un "plan de bataille", et les "survivants", comme l'évangéliste Nic Brown, ont été déployés pour relayer des histoires de foi. Restez chez vous, suivez les directives - et surtout, priez.

Au centre du maillon faible de ce système complexe se trouve le Bureau ovale. Au lieu de construire un lien fort avec une équipe cohésive et compétente, le président a ajouté des liens toujours plus nombreux, plus petits, et plus faibles. Au milieu de la panique, le 6 mars, Trump a congédié son chef de cabinet, Mick Mulvaney. À sa place, le président a nommé un loyaliste du Congrès, le représentant Mark Meadows. Mais Meadows a mis trois semaines à démissionner de son siège au Congrès. Pour combler le vide, Trump a créé un groupe de travail (ou task force).  

Au départ, il a placé cette task force entre les mains d’Alex Azar, deuxième secrétaire à la santé et aux services sociaux, et ancien lobbyiste pharmaceutique. Confirmé dès le début de 2018, Azar s’est immédiatement rallié aux préoccupations du président Trump : la baisse des prix des médicaments et la lutte contre l'épidémie d'opiacés. Azar devenait un loyaliste. Mais au fur et à mesure que les alarmes se sont déclenchées et que des informations ont été divulguées sur l'inaction du HSS, Azar s'est inquiété de la réputation de son département et de l'administration. Son objectif : changer le message. En vain. Le 26 février, Trump se débarrassait d’Azar et le remplaçait à la tête de la task force par le vice-président Mike Pence. 

À ce moment-là, la crédibilité de la Maison Blanche était en grande difficulté. S'en prenant aux instigateurs de fake news et qualifiant certains gouverneurs d'irrespectueux, le président, frustré et irritable, s'est finalement tourné vers sa famille. Son beau-fils, Jared Kushner, qui supervise le Bureau de l'innovation américaine de la Maison Blanche, est passé à l'action. Kushner appelle son bureau "l'équipe d'impact". Pour les responsables de l'Agence fédérale de gestion des urgences (Federal Emergency Management Agency ou FEMA), qui s'efforcent de gérer la catastrophe, les anciens cadres recrutés par Kushner sont indiscrets et déroutants. C’est par exemple le cas de son ami Adam Boehler, directeur de la Société financière américaine pour le développement international, et ancien investisseur en capital-risque. Les employés de la FEMA ont ainsi rebaptisé l'équipe d'Impact "les costumes moulants" ("Slim Suit Crowd"), en référence aux Armani qu'ils portent sur le champ de bataille.

Mais Kushner n'a pas mieux réussi que les autres à inverser le récit de l'échec. Ses initiatives  favorites - un site web de dépistage national en partenariat avec Google, destiné à orienter les citoyens vers les lieux de test, ainsi que l'annonce de sites de test accessibles en voiture dans les parkings des centres commerciaux - ont été désastreuses. Google a été pris au dépourvu par l'annonce jubilatoire de la Maison Blanche : l’entreprise venait à peine de lancer le site.

L'urgence de la situation n'a pas joué en la faveur du style de gouvernance de Trump, qui repose plus sur la bousculade de ses subordonnés que sur la cohésion et la coordination.

Par ailleurs, les centres de dépistages accessibles en voiture (drive-through) promis par le gouvernement se comptaient sur les doigts de la main : seuls cinq ont été mis en place devant des pharmacies en Pennsylvanie, avec une capacité maximale de 250 tests par jour. Trump donne normalement une marge de manœuvre importante à son gendre. Mais cette fois, selon des témoins, il est entré dans une colère noire.

L'urgence de la situation n'a pas joué en la faveur du style de gouvernance de Trump, qui repose plus sur la bousculade de ses subordonnés que sur la cohésion et la coordination. Il a été furieux de constater que son monde ne pouvait conserver un taux de chômage de 3,5 % et une moyenne industrielle des cours boursiers Dow Jones approchant les 30 000, chiffre enregistré le 12 février dernier. Au lieu de cela, son monde s'est effondré, et son habitude de licencier et d'engager des fonctionnaires effrayés n'a en rien permis de créer un lien solide au centre du pouvoir.  

Un système défaillant

Il y a une seconde façon de narrer le récit de l’échec. Elle nécessite d'élargir le champ de réflexion au système dans son ensemble, et non au dysfonctionnement très public de la Maison Blanche. Puisqu’il s'agit d'une urgence de santé publique, fulgurante mais implacable, qui touche simultanément plusieurs parties d'un système interconnecté, le système dans son ensemble aurait pu se trouver paralysé à de nombreuses reprises.

Considérons deux occasions de paralysie possibles. La première est la réticence à penser globalement pour résoudre les blocages systémiques. Au lieu de se tourner vers l'extérieur pour obtenir de l'aide afin de compenser les parties du système qui étaient en difficulté, les responsables politiques ont spontanément rejeté les partenaires étrangers et les leçons à tirer. Ce rejet s’est particulièrement manifesté dans la manière dont les États-Unis ont géré leur capacité de test. Les États-Unis ont encore du mal à créer et à déployer des installations de test, un aspect pourtant au cœur du système de contrôle et de suivi, vital pour la relance de l'économie.

Le cabinet du docteur Redfield s’est immédiatement mobilisé pour créer un mécanisme permettant d’identifier le virus. Pour son premier test, le CDC a utilisé trois petites séquences génétiques afin d’établir une connection entre les parties du génome d'un virus extraites d'un prélèvement. Pendant ce temps, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) utilisait et distribuait largement un test mis au point en Allemagne ;  n'utilisant que deux séquences, ce test était potentiellement moins précis. Mais au moins, il avait été approuvé. Finalement, le kit de test élaboré par le CDC s'est heurté à des problèmes dans la troisième séquence, connue sous le nom de "sonde", et n'a pas donné de résultats concluants. Le CDC a dû demander aux laboratoires de l'État de cesser les tests.

Ces résultats non-concluants ont révélé la faiblesse des capacité de test américaines, les États-Unis pouvant contrôler uniquement les personnes ayant voyagé en Chine ou ayant été en contact direct avec une personne infectée. Tandis que les responsables redoublaient d'efforts pour réparer leurs propres kits et continuaient à traiter des échantillons, le virus se répandait. Le docteur Anne Schuchat, directrice adjointe du CDC, a admis plus tard que le CDC ne pensait pas "avoir besoin du test de quelqu'un d'autre". Et comme le test de l'OMS conçu par l'Allemagne n'avait pas été soumis à la procédure d'approbation réglementaire américaine, le délai nécessaire pour lancer la procédure et importer les kits étaient trop longs.

Le CDC n’est pas le seul à avoir buté : la FDA, qui réglemente tout, du Viagra à la nourriture pour oiseaux, a fait de même. Comme tant d'autres agences fédérales, sa direction était dans la tourmente. Le docteur Stephens Hahn, un radio-oncologue chevronné et directeur médical du MD Anderson Cancer Center, a pris la relève à la mi-décembre. En un mois, tous les regards se sont tournés vers lui pour qu'il approuve des tests à l'échelle nationale dans des laboratoires universitaires et privés. Au lieu de cela, la FDA, entravée par des méthodes pesantes bien que méthodiques, est devenue un obstacle majeur. Le docteur Hahn a regardé les laboratoires privés avec scepticisme et a insisté pour que ses scientifiques internes effectuent des tests approfondis. Il suivait des protocoles normaux.

Les chercheurs de l'université de Stanford ont, quant à eux, mis au point leur propre test de travail sur le modèle allemand repris par l'OMS. Lorsqu’ils se sont heurtés à la résistance de la FDA, le laboratoire de Stanford, sous la direction du docteur Benjamin Pinsky, a finalement décidé de ne pas demander l'autorisation d'expérimenter ces tests. Ce n'est que début mars qu'ils ont obtenu le feu vert pour commencer les tests. La société française de diagnostic, bioMérieux, s’est retrouvée confrontée au même problème. Leur BioFire, un système de test utilisé pour évaluer les maladies respiratoires et fournir des résultats en 45 minutes fonctionnant actuellement dans 1 700 hôpitaux à travers le pays, n'a pas été approuvé pour le test Covid-19. Il a fallu six semaines à la FDA pour obtenir une approbation d'urgence afin que le BioFire puisse commencer, le 24 mars, à expérimenter son test.

Mettre cela sur le compte du provincialisme serait trop simple. Le processus bureaucratique, le travail d'équipe lacunaire et le "leadership paniqué" ont tous contribué à cette inertie.

Mettre cela sur le compte du provincialisme serait trop simple. Le processus bureaucratique, le travail d'équipe lacunaire et le "leadership paniqué" ont tous contribué à cette inertie. Néanmoins, l'ouverture au monde fut traité comme le problème, la menace, et non comme la solution ou l'alternative. L'échec du système de test a créé une lacune monumentale dans la capacité américaine à contenir et à tracer le virus. Cela signifie que les mesures de confinement devront être plus sévères et prolongées, infligeant ainsi des dommages économiques supplémentaires. Mais tout aurait pu se passer autrement, si les solutions et l'expérience pratique des autres pays atteints avaient été appliquées.

Outre cette incapacité à démarcher des partenaires étrangers, le fédéralisme marécageux constitue un deuxième échec systémique. L'un des piliers de la constitution américaine, la répartition du pouvoir entre le niveau national et celui des États, crée de nombreux freins et contrepoids face à une autorité gouvernementale trop étendue : il a été conçu de manière à freiner le pouvoir des États plus qu’il ne le renforce. Cependant, dans les situations d'urgence qui évoluent rapidement, ce schéma institutionnel peut aggraver les choses.

Dans un pays aussi hétérogène, certaines régions ont été touchées plus durement et plus tôt que d'autres. En temps normal, mobiliser la détermination et l'unité nationales n’aurait pas été difficile. Mais sous l’autorité d’un président dont la stratégie politique se base sur la division et l'opposition, cela n'était pas possible. Une grande partie de la base électorale de Trump est de manière générale très sceptique quant à l'autorité fédérale, et revendique une tradition de "droits d'État" décentralisés. Cela signifie que les premiers États les plus touchés ont tendance à être ceux dirigés par des gouverneurs démocrates. Dans la rancoeur entre les États démocrates et la Maison Blanche républicaine, les deux niveaux de gouvernement, États et autorité fédérale, ont bloqué toute action concertée.

La Maison Blanche refuse également d'utiliser ses propres pouvoirs pour réorienter le secteur privé vers la production d'équipements de protection d'urgence, de respirateurs, et de la liste des fournitures médicales dont il a tant besoin. Le président Trump pourrait en effet recourir à un texte de loi datant de l'époque de la guerre de Corée, le Defense Production Act (DPA). Cette loi habilite le gouvernement fédéral à ordonner aux industriels de produire des biens vitaux. Lorsqu'on lui a demandé pourquoi il ne voulait pas utiliser la DPA pour amorcer la production de fournitures indispensables, le président a célébré les efforts du secteur privé et d'entreprises comme General Electric et Baxter. "Nous avons un nombre considérable d'entreprises qui fabriquent également des équipements", a-t-il déclaré, ajoutant pour faire bonne mesure "nous ne sommes pas un pays basé sur la nationalisation de nos activités". Et d’ajouter : "Allez demander à une personne au Venezuela ; demandez-lui comment s'est déroulée la nationalisation de ses entreprises. Pas très bien".  Mais il s'agit, comme beaucoup l'ont souligné, d'une mauvaise compréhension de la législation, qui ne fait qu'habiliter le gouvernement fédéral à exiger des entreprises qu'elles acceptent les contrats de fournitures nécessaires à la défense nationale et à leur donner la priorité. Les entreprises sont toujours payées, et demeurent propriétaires de leurs actifs.

La Maison Blanche semble étrangement ne pas vouloir utiliser des leviers qui lui sont accessibles, alors que le président a l’opportunité de jouer le rôle de héros à la rescousse qu’il apprécie tant d’habitude.
 
Pendant ce temps, le président Trump a opté pour le geste ostensiblement amical d'envoyer le USNS Comfort, un navire-hôpital de la marine de 1000 lits, depuis sa base de Norfolk, en Virginie. Il a navigué jusqu'au port de New York, mais a immédiatement refusé d'admettre des patients atteints de Covid-19 parce qu'ils ne peuvent pas passer les protocoles de la marine. Au lieu de cela, le grand navire blanc flotte presque vide dans le port, symbole de la paralysie au milieu d'une catastrophe.

 

 

 

Copyright: Angela Weiss / AFP

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