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11/05/2021

Crise en Birmanie : l’Inde en retrait

Trois questions à Renaud Egreteau

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Crise en Birmanie : l’Inde en retrait
 Renaud Egreteau
Professeur associé à la City University d'Hong Kong

Le coup d’État en Birmanie menace de déstabiliser la région. En particulier, l’Inde, voisin aux frontières poreuses et aux liens économiques forts, pourrait être affectée par l’instabilité birmane. Pourtant, le gouvernement de Modi affiche plutôt une position de retrait. Quels enjeux sous-tendent ce manque de réaction ? Renaud Egreteau, professeur de politique comparée au Département d’Études asiatiques et internationales de la City University of Hong Kong et spécialiste de la Birmanie, répond à nos questions. 

Comment la position indienne a-t-elle évolué depuis le début de la crise birmane ?

Comme beaucoup d’autres pays de la région, l’Inde n’a pas exprimé une position claire face au nouveau coup de force de l’armée birmane. Depuis le début des années 1990, tous les gouvernements successifs à Delhi se sont appliqués à ne pas s’aliéner le voisin birman, et ce quelle que soit la nature du pouvoir en place en Birmanie. L’accélération de la répression au cours du mois de février a cependant conduit l’Inde à ne pas se montrer trop attentiste. Des groupes de réfugiés birmans ont commencé à traverser les frontières du Mizoram et du Manipur en plus grand nombre. Certains membres des forces de police birmanes ont aussi déserté leurs postes et fui vers le territoire indien. Le gouvernement Modi s’est gardé de reconnaître officiellement le nouveau régime, mais il a dépêché son attaché militaire à Yangon aux célébrations du 27 mars - journée des forces armées birmanes - à l’invitation du chef de la junte. L’Inde n’a pas non plus fait preuve d’un activisme régional débordant pour essayer de mettre fin aux violences qui traversent le pays, laissant ses partenaires de l’ASEAN ou les grandes puissances au sein de l’ONU mener les initiatives diplomatiques, y apportant un soutien distant et rejetant toute idée de sanctions.

Quels sont les principaux intérêts de l'Inde au Myanmar ?

L’Inde voit la Birmanie comme un voisin fragile, particulièrement vulnérable face à la poussée stratégique de la Chine vers l’océan Indien.

Sécuritaires d’abord. L’Inde voit la Birmanie comme un voisin fragile, particulièrement vulnérable face à la poussée stratégique de la Chine vers l’océan Indien. Les zones frontalières entre le nord-est indien et l’ouest birman sont aussi poreuses, difficiles d’accès, et ont longtemps été le repaire de populations tribales en conflit ouvert avec leurs gouvernements centraux respectifs.

Delhi a donc misé sur le dialogue et une coopération étroite avec les forces de sécurité birmanes, perçues depuis le milieu des années 1990 par les services de renseignement et cercles militaires indiens comme facteur de stabilité. Les ventes d’armes et de matériel militaire indiens ont singulièrement augmenté ces dernières années ; un ancien sous-marin russe de classe Kilo a même été rénové et livré par la marine indienne en décembre 2020. Mais elles restent somme toute faibles au regard de ce que la Chine, mais surtout la Russie, ont apporté à l’armée birmane depuis que Min Aung Hlaing en est devenu le commandant-en-chef en 2011. Cependant, le récent coup d'État à Naypyidaw et la formidable résistance populaire qu’il a engendrée remet en cause cette lecture. La désorganisation de l’appareil d’État birman - grèves, démissions de fonctionnaires - et la multiplication des incidents armés à travers le pays font craindre à Delhi une réactivation de réseaux criminels et groupes ethniques rebelles transfrontaliers ainsi qu’une nouvelle percée en Birmanie de Pékin, fidèle soutien des Birmans à l’ONU.

Économiques ensuite. La présence de l’Inde s’est accrue au cours de la dernière décennie, avec de multiples investissements dans les domaines industriels et agricoles et la construction de projets d’infrastructures sur le territoire birman : centrales électriques, routes et ports fluviaux, quoique tous de faible envergure. Il n’y a en effet pas de projets indiens pharaoniques facilement identifiables, si ce n’est offshore (gaz naturel) ou le port fluvial de Kaladan ; la contribution indienne au développement global des infrastructures birmanes ne dépassait pas le milliard de dollars en 2020. L’imaginaire collectif birman est plus prompt à dénoncer l’emprise, réelle et supposée, de la Chine sur l'économie et les ressources du pays. Les projets chinois - barrages hydroélectriques, double oléoduc, usines, mines - sont bien plus visibles. À eux seuls, les projets sino-hongkongais du port en eaux profondes de Kyaukphyu et d’extension périurbaine de Yangon sont estimés à 1.3 et 1.5 milliard de dollars respectivement. L’Inde souffre moins de cette animosité populaire en Birmanie ; il est vrai qu’elle a aussi principalement affirmé sa présence économique grâce à ses entreprises privées, et non ses compagnies d’État.

Quel est l'enjeu de la crise sous l'angle des relations sino-indiennes ?

Il y a une constante bien visible dans les milieux sécuritaires indiens : l’angoisse de la menace chinoise. Pour de nombreux observateurs indiens, le récent coup de force de l’armée birmane et l’isolement diplomatique dans lequel celle-ci se retrouve depuis ne peut que conduire Naypyidaw à se rapprocher de Pékin.

Il y a une constante bien visible dans les milieux sécuritaires indiens : l’angoisse de la menace chinoise.

Non seulement la nouvelle junte pourrait ainsi bénéficier du soutien diplomatique de la Chine pour contrecarrer les pressions onusiennes ou occidentales ; mais elle pourrait aussi s’assurer que les autorités chinoises jouent de leur influence pour neutraliser les groupes ethniques armés kachin, shan, palaung et même arakanais qui opèrent le long des frontières avec le Yunnan, et ainsi délivrer l’armée birmane d’une énième ligne de front - celles-ci se multipliant depuis le coup. Toutefois, le tableau est nettement plus complexe. Pékin est embarrassée par la situation chaotique en Birmanie, ainsi que par les défaillances d’un nombre croissant de ses institutions publiques et surtout bancaires. Certains investissements hong-kongais réalisés en partenariat avec les conglomérats de l'armée birmane sont sous le feu des critiques. La Chine n’est pas forcément la grande gagnante du retour de l’armée au pouvoir. Une majorité des généraux birmans continue aussi de percevoir le voisin chinois comme une menace et se montre hostile à une présence plus affirmée de Pékin dans le pays en échange d’un soutien financier massif. Quoi qu’il en soit, alors que les autorités indiennes chercheront à sonder chaque décision que Pékin pourra prendre en Birmanie dans les mois à venir, il y a peu de chances que la Chine se préoccupe sérieusement de la position de Delhi dans la région.

 

 

Copyright : SAJJAD HUSSAIN / AFP

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