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03/04/2020

Coronavirus : l’Asie orientale face à la pandémie - Japon : autodiscipline, contraintes institutionnelles et l’ombre des Jeux olympiques

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Coronavirus : l’Asie orientale face à la pandémie - Japon : autodiscipline, contraintes institutionnelles et l’ombre des Jeux olympiques
 Mathieu Duchâtel
Auteur
Directeur des Études Internationales et Expert Résident

Cet article a été mis à jour le 10 avril.

Pas de confinements, une politique de dépistage très restrictive axée sur les cas symptomatiques, pas de contact tracing, pas de surveillance intrusive pour faire respecter la quarantaine, des frontières longtemps restées ouvertes : le Japon n'a pris aucune des mesures musclées adoptées par les autres pays de l’Asie orientale. Pourtant, tout au long des mois de février et mars, le pays est parvenu à éviter une épidémie majeure de Covid-19 grâce à un ensemble de politiques légèrement contraignantes - principalement des "invitations" à respecter les règles de la distanciation sociale, des restrictions de voyage limitées et un accent mis sur les masques. Néanmoins, début avril, le gouvernement japonais adopte des mesures plus strictes pour faire face au risque d’une augmentation exponentielle du nombre de cas.

Chronologie

  • 16 janvier : Un premier cas confirmé par le Japon, un ressortissant chinois âgé d’une trentaine d’années qui s'est auparavant rendu à Wuhan
  • 24 janvier : Suite à la déclaration de l’OMS, le Premier ministre Shinzō Abe convoque la première réunion du Cabinet (gouvernement japonais) sur le nouveau virus, à laquelle participent également des experts
  • 28 janvier : Le coronavirus désigné "maladie infectieuse" en vertu de la Loi pour le contrôle des maladies infectieuses
  • 29 janvier : Évacuation, par le Japon, de ses ressortissants vivant à Wuhan (le pays étant ainsi l'un des deux premiers États à procéder à cette évacuation)
  • 30 janvier : Création d’un quartier général de lutte contre le nouveau coronavirus (Novel Coronavirus Response Headquarters)
  • 1er février : Ajout du Covid-19 à la liste des maladies infectieuses de catégorie II en vertu de la Loi pour le contrôle des maladies infectieuses, obligeant les médecins à signaler immédiatement les cas diagnostiqués au centre de santé publique de leur juridiction. Le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales demande aux autorités préfectorales d'établir des centres de consultation liés au COVID-19 et des services de consultation externe dans les établissements de santé publique locaux
  • 3 février : Premières interdictions de voyage à l’égard des individus s’étant rendus dans la province du Hubei ou possédant un passeport chinois officiellement délivré dans cette province
  • 4 février : Le Diamond Princess est mis en quarantaine dans le port de Yokohama, avec 10 cas positifs.
  • 12 février : Annonce, par le ministère de l'Économie, du Commerce et de l'Industrie, de mesures de subventions à destination de la production nationale de masques, dans le but de la porter à 150 % de la production habituelle
  • 13 février : Premier décès lié au Covid-19, recensé dans la préfecture de Kanagawa : une femme d'une quarantaine d'années
  • 13 février : Restrictions de voyage pour les habitants de la province de Zhejiang et les étrangers ayant des antécédents de voyage dans cette province
  • 14 février : Convocation, par le Premier ministre, d’une première réunion d'experts sur le nouveau coronavirus
  • 17 février : le ministre de la Santé, Katsunobu Kato, met en garde contre une "nouvelle phase" de l'épidémie
  • 21 février : Suspension de tous les grands rassemblements publics
  • 24 février : Mise en place, par le ministère de l’Économie et du Commerce et des instituts ministériels, de filets de sécurité financière à destination des PME et des entreprises touchées par le Covid-19
  • 25 février : Six semaines après le premier cas, adoption des "Basic Policies for Novel Coronavirus Disease Control"
  • 27 février : Demande formulée par Shinzō Abe pour la fermeture temporaire de tous les établissements scolaires japonais
  • 1er mars : Débarquement de tous les passagers du Diamond Princess, y compris le capitaine et l'équipage - 672 cas confirmés
  • 5 mars : Nouvelles restrictions de quarantaine
  • 10 mars : Mise en place d’un second ensemble de mesures d'intervention d'urgence dans la lutte contre le coronavirus - Second Novel Coronavirus Disease (COVID-19) Emergency Response Package
  • 14 mars : Approbation, par la Diète (Parlement japonais), d’un amendement à la Loi sur les mesures spéciales pour la préparation et la réponse à une pandémie de grippe et aux nouvelles maladies infectieuses, afin d’y inclure le coronavirus
  • 16 mars : Extension des restrictions d'entrée aux voyageurs en provenance de certaines régions d'Espagne, d'Italie, d'Iran, de Suisse et d'Islande
  • 24 mars : Report des Jeux olympiques de Tokyo à 2021
  • 26 mars : le gouverneur de Tokyo exhorte la population à éviter les rassemblements inutiles jusqu'au 12 avril
  • 7 avril : le Premier ministre déclare l’état d’urgence pour Tokyo, Kanagawa, Saitama Chiba, Osaka, Hyogo and Fukuoka et un plan de relance record de 108 200 milliards de yens (992 milliards de dollars US)

Analyse

Au 10 avril,  5 347 cas et 88 décès avaient été confirmés au Japon - sans compter les 672 passagers du navire de croisière Diamond Princess testés positifs lors de leur mise en quarantaine au large du port de Yokohama, à l’origine de dix décès supplémentaires. Mais ce succès relatif est, à tous les égards, fragile. La crainte d'une épidémie majeure qui se développerait silencieusement via des foyers de contagion non détectés a envahi le Japon. Début avril, le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales considère qu'un "pic de contagion" est désormais inévitable. Le ministère a dès lors redéfini sa priorité. Il s’agit dorénavant de retarder et de diminuer ce pic, afin d'éviter de submerger l'infrastructure médicale et de limiter le coût socio-économique. En comparaison, à la fin du mois de février, l'objectif déclaré du Japon était encore de "mettre fin à l'épidémie dès ses premiers stades".

Alors qu’aucune perspective claire de fin de l’épidémie ne se dessine, le Japon entame le mois d'avril en adoptant des mesures bien plus strictes : la déclaration d'un état d'urgence, qui est le socle juridique de confinements obligatoires (sans doter néanmoins les autorités exécutives d’un pouvoir d’application plus fort), l’extension de l'interdiction d'entrée aux étrangers qui se seraient rendus aux États-Unis, en Chine, en Corée du Sud et dans la grande majorité des pays européens, et un plan de relance de 108 200 milliards de yens (992 milliards de dollars US) pour aider les entreprises et les ménages à résister au choc économique mondial induit par la crise du coronavirus, et par le choc pour le Japon du report à l’été 2021 des Jeux olympiques de Tokyo, initialement prévus en juillet.

L'autodiscipline

Par comparaison avec Taiwan, Singapour et la Corée du Sud, c’est plutôt avec lenteur que le Japon a réagi à la crise du Hubei. Il a fallu attendre le 24 janvier et la déclaration de l’OMS confirmant la possibilité d’une transmission interhumaine du coronavirus pour que l'administration de Shinzō Abe convoque une réunion d'urgence - à cette époque, la Corée du Sud et Taiwan avaient déjà mis en place des procédures de dépistage pour les passagers arrivant de Wuhan et traitaient le coronavirus comme une menace majeure. Quatre jours plus tard, le Covid-19 est ajouté comme maladie infectieuse désignée en vertu de la Loi de 1998 sur le contrôle des maladies infectieuses et les soins médicaux aux patients atteints de maladies infectieuses (Loi pour le contrôle des maladies infectieuses) - la version moderne d'un cadre juridique adopté en 1897 sous l'ère Meiji, lorsque le Japon subissait plus de 100 000 cas de choléra par an.
La classification en maladie infectieuse de catégorie II signifie la mise en œuvre de procédures opérationnelles standard, et un système décentralisé de gestion de crise. Dans la pratique, les gouverneurs des 47 préfectures du Japon se voient attribuer un pouvoir exécutif fort.

Mais le mot-clé qui résume la première phase de la stratégie d’endiguement japonaise du virus est auto-discipline (self-restraint, 自粛).

Ils peuvent décider d'organiser l'interrogatoire des patients, autoriser une enquête sur leurs interactions récentes et les lieux dans lesquels ils se sont rendus, leur demander de se plier à des examens médicaux, et décider du déplacement de l'inhumation et de la crémation de leur dépouille. L'hospitalisation forcée est une option prévue par la loi. Le gouverneur peut s'appuyer sur un certain nombre d'institutions médicales situées dans sa préfecture et désignées pour lutter contre les maladies de catégorie II.

Mais le mot-clé qui résume la première phase de la stratégie d’endiguement japonaise du virus est auto-discipline (self-restraint, 自粛). En l'absence d'un état d'urgence légal, le gouvernement japonais répond d’abord à la menace du coronavirus par des appels à l’autodiscipline formulés avec politesse à l’égard de la population, et plus ou moins suivis. C'est l'essence même des "mesures de base" annoncées le 25 février : "Nous demandons à tous les Japonais de s'abstenir de se faire soigner sans consultation médicale appropriée, en raison de l'anxiété liée à une contagion potentielle, et d'éviter les environnements à haut risque d'infection. En outre, nous demandons aux gens de se laver les mains et de se couvrir la bouche lorsqu'ils toussent, de s'abstenir de sortir lorsqu'ils présentent des symptômes et de porter des masques lorsqu'ils doivent sortir".

Cette approche, appuyée par une invitation à l’autodiscipline lancée par le Premier ministre Shinzō Abe en personne, porte à certains égards ses fruits dans la lutte contre la propagation du virus. Le 27 février, le Premier ministre demande aux écoles primaires, aux collèges et aux lycées du pays de fermer leurs portes entre le 2 mars et les vacances de printemps. Bien qu’il s’agisse d’une demande et non d’une obligation légale, les données du ministère de l'Éducation montrent que 98,8 % de l’ensemble des écoles primaires gérées par les municipalités imposent des interruptions exceptionnelles.

La même approche est adoptée à Hokkaido après la confirmation de 66 cas sur l'île, une destination touristique hivernale majeure. Le 28 février, le gouverneur d'Hokkaido Naomichi Suzuki déclare l'état d'urgence, mais sans cadre juridique - en d'autres termes, il s’agit, là encore, d’un appel à l’autodiscipline. Malgré l'absence de mesure légale, les 5,3 millions d'habitants de l'île, à qui l'on demande "compréhension et coopération", prennent pour la plupart cet appel au sérieux. Bien sûr, l'état d'urgence d'Hokkaido est beaucoup moins strict que le confinement à la chinoise ou à l’européenne. Si l’activité commerciale est largement paralysée et si un certain nombre d'entreprises favorisent des mesures de télétravail, il n’est pas expressément demandé à la population de rester chez elle, sauf le week-end. La même approche est adoptée par la gouverneure de Tokyo Yuriko Koike lorsqu'elle demande aux habitants de la capitale, le 25 mars, leur "coopération" pour éviter les activités de plein air.

La crise du coronavirus amène le Japon à un débat politique opposant les mérites de l'autodiscipline à l'importance de créer un cadre juridique permettant d’imposer des restrictions. Ce débat prend fin à la mi-mars, lorsque la Diète japonaise approuve une loi donnant au Premier ministre l'autorisation de déclarer l'état d'urgence en modifiant la Loi de 2012 sur les mesures spéciales de préparation et d'intervention en cas de pandémie de grippe et de nouvelles maladies infectieuses (新型インフルエンザ等対策特別措置法), afin d’y inclure le Covid-19. La Loi de 2012 a créé un système d'urgence à partir des leçons tirées par le gouvernement japonais après l’épidémie de grippe A/H1N1 de 2009. L'état d'urgence confère aux gouvernements locaux le droit de déclarer des confinements, et même de réquisitionner du foncier et des bâtiments pour en faire des installations médicales temporaires. Dans le cadre de ces mesures d’urgence, ils peuvent également forcer l’achat de biens et de médicaments. La loi renforce également le pouvoir du Premier ministre, qui peut émettre des ordonnances obligatoires à l'intention des gouverneurs, des hôpitaux ou des compagnies de chemin de fer. Au 1er avril, les mesures spéciales n'avaient pas été activées mais faisaient l'objet de débats quotidiens au Japon.

Gestion de crise et dépendance au sentier dans la réponse au défi des tests

Une autre contrainte pesant sur la capacité de réaction rapide du gouvernement japonais réside dans l'absence d'une institution centralisée de gestion des crises épidémiques, par comparaison avec la Corée du Sud et Taiwan. Épargné par la crise du SRAS de 2003 et celle du syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) de 2015, le Japon n'a pas eu à réorganiser son système pour faire face à une épidémie de pathologie respiratoire infectieuse. Les dispositifs institutionnels japonais créent une forme de "dépendance au sentier", qui explique en grande partie l'approche gouvernementale initiale en matière de dépistages.

Dans ce système, le Secrétaire général adjoint du Cabinet pour la gestion des crises est chargé de coordonner la réponse gouvernementale aux épidémies. Le 30 janvier, un "Quartier général de lutte contre le nouveau coronavirus" (新型コロナウイルス感染症対策本部) présidé par Shinzō Abe est mis en place et constitue une réunion de coordination au sein du Secrétariat du Cabinet du Bureau du Premier ministre. S’ensuit la décision d'activer le système médical japonais de catastrophe, structuré autour de 700 hôpitaux et d'équipes d'assistance médicale dédiées aux situations de catastrophe et composées de médecins, d'infirmières et d'autres soignants. Mais ce système a été construit pour répondre aux catastrophes naturelles - sa dernière grande réorganisation a eu lieu après le séisme de 1995 à Kobe - ; par conséquent, ces équipes médicales n'ont aucune formation préalable pour faire face aux épidémies. En l’absence de procédure à suivre pour répondre à une telle crise sanitaire, le ministère de la Santé a pris la décision exécutive d'impliquer les équipes médicales de catastrophe dans le débarquement du Diamond Princess mis en quarantaine.

Un des acteurs clés de la réponse gouvernementale à la crise du Covid-19 est l'Institut national japonais des maladies infectieuses (NIID), institut de recherche créé en 1947 sous l'égide du ministère de la Santé et des Affaires sociales. L’Institut a deux missions : conduire des projets de recherche fondamentale et appliquée sur les maladies infectieuses et effectuer des tests nationaux pour la mise sur le marché et le développement d'antibiotiques et de vaccins.

Une fois activé, le NIID fait ce pour quoi il a été originellement créé : il mène, plutôt qu’une procédure médicale systématique, une "enquête épidémiologique active" sur les personnes présentant des symptômes de type grippal ou respiratoire. L'objectif est de développer des procédures de dépistage qui seraient propres au NIID et d'obtenir une vue d'ensemble des risques pour le Japon. Cela explique pourquoi, jusqu’au 6 mars, le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales a choisi d’exclure de son programme public d'assurance maladie les kits de dépistage développés par l’entreprise pharmaceutique suisse Roche, kits largement utilisés à Wuhan.

Tout patient infecté par une maladie de catégorie II doit être hospitalisé. En conséquence, tous les patients testés positifs, même ceux ne présentant pas de symptômes ou présentant simplement des symptômes légers, occupent un lit d'hôpital.

Comme l’Institut conduit une enquête épidémiologique, chaque dépistage individuel doit recevoir son approbation. Les conditions d'approbation sont en effet d’un niveau d’exigence élevé : un contact étroit avec un individu testé positif, l'examen sans équipement de protection d'un patient contaminé ou encore une combinaison de fièvre, de symptômes respiratoires et d’une visite récente dans la province du Hubei ou du Zhejiang. En matière d’examens des patients, le NIID peut s'appuyer sur un réseau de 860 centres de conseil en matière de coronavirus nouvellement créé dans tout le pays. Ainsi au 31 mars, seules 32 497 personnes avaient été testées. Cette approche restrictive crée un goulot d'étranglement majeur et explique l’apparition du terme de "réfugiés du dépistage" (検査難民), pour désigner les individus qui demandent à être testés mais n’y sont pas éligibles. Elle est également à l'origine du débat qui a émergé sur la possibilité de l’existence de foyers de contamination qui seraient passés inaperçus.

Une autre contrainte que le Japon s’impose à lui-même et qui explique son approche très restrictive du dépistage réside dans le fait qu'en vertu de la Loi pour le contrôle des maladies infectieuses, tout patient infecté par une maladie de catégorie II doit être hospitalisé. En conséquence, tous les patients testés positifs, même ceux ne présentant pas de symptômes ou présentant simplement des symptômes légers, occupent un lit d'hôpital. Cette obligation légale pourrait créer une crise majeure en cas d'augmentation exponentielle du nombre de cas. Pour répondre à ce risque, la gouverneure de Tokyo a proposé une révision de la loi afin que les patients ne présentant aucun symptôme puissent guérir chez eux et que les patients présentant des symptômes légers soient placés dans des établissements désignés - comme le village olympique. Le prix Nobel de médecine Shinya Yamanaka défend une approche similaire : il soutient que les personnes ne présentant aucun symptôme ou des symptômes légers ne devraient pas être hospitalisées ou invitées à rester chez elles, mais être soignées dans des établissements spéciaux qu’il convient de mettre en place (無症状や軽症の感染者専用施設の設置を).

Dans ce contexte juridique, la question de la capacité hospitalière est au cœur du défi que doit relever le Japon dans sa gestion de la crise. Selon le Premier ministre Shinzō Abe, le Japon disposait à la mi-mars de 12 000 lits pour les cas graves et d'un total de 3 000 ventilateurs. Normalement, les contraintes juridiques japonaises empêchent les hôpitaux généraux ne disposant pas de départements spécialisés dans les maladies infectieuses d'accepter des patients atteints du Covid-19, mais des exceptions seront nécessaires. Et le gouvernement japonais a demandé à toutes les préfectures japonaises d'augmenter le nombre de lits spécialisés.

La mobilisation de l’industrie

Dans le même temps, le Japon donne à voir sa force habituelle dans la mobilisation de sa structure industrielle nationale pour lutter contre la pandémie. Le Japon a à ce titre recours à un mélange de demandes et d'incitations économiques. Plusieurs entreprises japonaises se sont engagées dans le développement de tests. Kurabo Industry est en mesure de fabriquer 1 000 kits de dépistage par jour, pour un coût unitaire de 25 000 yens (235 dollars US), chaque kit permettant de réaliser 10 tests. Le test détecte les anticorps dans le sang, et diffère donc de l’amplification en chaîne par polymérase (PCR) qui détecte la présence du virus à partir de sa séquence génétique et à l'aide d'un écouvillon nasal. Ces kits de test commencent à être mis à la disposition de certains laboratoires et établissements médicaux à partir du 16 mars. Dans le même temps, l'Université de Nagasaki, Canon Medical Systems et l'Institut national des maladies infectieuses mettent au point un dispositif PCR qui peut effectuer 700 contrôles par jour et fournir un résultat en 10 minutes. Shimadzu Corporation en développe une variante et a annoncé son intention de produire 50 000 kits par mois. Grâce à ces efforts, entre la mi-février et la fin du mois de mars, la capacité de dépistage quotidienne japonaise passe de moins de 4 000 à plus de 9 000. Cette augmentation de la capacité de dépistage n'a toutefois pas d'impact sur le nombre quotidien de dépistages réalisés, qui reste, selon le ministère de la Santé, à un niveau stable, en dessous de 2 000.

Du côté du traitement, le Premier ministre japonais exprime son soutien à l'utilisation du médicament antigrippal Avigan, dont l'efficacité a été reconnue par le ministère chinois des Sciences et des Technologies. Son producteur Toyama Chemical, filiale de Fujifilm, annonce une augmentation de la production peu après cette approbation. Suite à la décision du gouvernement japonais d'établir un système d'approvisionnement national pour la production d'Avigan sans recourir aux importations, l’entreprise Denka relance la production d'un composant clé du médicament, trois ans après l'avoir abandonnée sous l’effet de la concurrence étrangère.

Le Japon n'est pas confronté aux problèmes liées aux masques - la crise de disponibilité et l’énergie gâchée dans un débat mal informé sur leur utilité - qui a frappé plusieurs pays européens. Il existe au Japon une habitude bien ancrée de porter des masques, considérée comme une forme de responsabilité sociale permettant de ne pas contaminer d’autres personnes. C’est par cette culture du port de masques que le professeur Shinoda Hideaki, de l’université de Hiroshima, explique le "mystère japonais" selon lequel les transports en commun bondés, ne sont jamais devenus des foyers de contagion. Pour la production de masques, le Japon jouit d'une base industrielle et a augmenté sa production pour respecter la promesse, formulée par le Premier ministre, d’une mise à disposition de 600 millions de masques par mois.

Le Japon n'est pas confronté aux problèmes liées aux masques - la crise de disponibilité et l’énergie gâchée dans un débat mal informé sur leur utilité - qui a frappé plusieurs pays européens

Par exemple, Sharp a converti son usine de panneaux d'affichage LCD à Osaka à la production de 500 000 masques par jour. Toutes les entreprises ont augmenté leur capacité de production, mais elles se heurtent, principalement, à la nécessité d'utiliser leurs installations industrielles existantes - la construction de nouvelles installations prendrait près d’un an - et à la nécessité de recruter des travailleurs qualifiés. À titre d’illustration, l’entreprise Unicharm estime qu'à pleine capacité, elle peut produire, au maximum, 25 millions d'unités par semaine.

Le ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie a été le principal acteur de la politique nationale japonaise en matière de masques. Le ministère a créé un programme de subventions pour stimuler la production locale, en sélectionnant d'abord un groupe de trois entreprises à la fin du mois de février (Kowa et Xins pour la fabrication de masques, et Hata Industries pour la fabrication de composants). Le 13 mars, la sélection d’un deuxième groupe de huit entreprises a été annoncée. Au total, 120 entreprises ont été invitées à augmenter leur production. En 2018, le marché japonais avait absorbé 5,5 milliards de masques, dont 20 % produits sur le marché intérieur et 70 % importés de Chine. L'augmentation de la production nationale réduit considérablement la dépendance à l'égard de l'approvisionnement chinois. L'importation n'est toutefois pas exclue : le ministère de l’Économie a ainsi encouragé les importations en provenance de Chine depuis la reprise de ces activités chinoises, le 17 février. L’objectif est de garantir une augmentation progressive pour atteindre, début avril, une importation hebdomadaire de 20 millions d'unités par semaine. Le ministère a annoncé que ces mesures devraient suffire à atteindre l'objectif d'approvisionnement fixé par Shinzō Abe. Début avril, une certaine tension pesait encore sur l'offre de masques ; le gouvernement japonais décide alors, en complément des masques chirurgicaux, d'envoyer deux lots de masques en tissu lavables et réutilisables à 50 millions de foyers japonais.

La dimension numérique

Contrairement à la Corée du Sud, à Singapour, à Taiwan et à Hong Kong, le Japon a relativement peu recours aux outils numériques. Tout d’abord, aucune quarantaine n’est imposée aux ressortissants japonais dans la mesure où l'hospitalisation est obligatoire en cas de test positif. Mais la gestion de crise au Japon comporte tout de même une certaine dimension numérique, avec notamment des interrogations quant à la protection juridique de la vie privée. Les gouvernements locaux ont créé des comptes officiels spécialisés sur Line, l’application de messagerie gratuite la plus populaire au Japon. Les utilisateurs peuvent ajouter ces comptes dans leurs "amis", et saisir des données personnelles afin que l'application puisse déterminer s'ils doivent ou non faire l’objet d’une consultation dans un centre dédié au coronavirus. Des conseils sont également formulés, et leurs données sont collectées. Mais il ne s'agit pas là d'une approche de type contact tracing, car l’application ne permet pas l’accès à la liste des contacts enregistrés dans l'application Line de l'utilisateur et ne détecte pas les interactions sociales de l’individu via la fonction Bluetooth. Le logiciel de l’application, qui fait appel à l'intelligence artificielle, demande régulièrement des mises à jour aux utilisateurs enregistrés. Dans la préfecture de Kanagawa, 210 000 personnes s'étaient inscrites à la fin du mois de mars. Le ministère de la Santé s’appuie également sur l'application Line pour mener une "enquête nationale sur les nouvelles contre-mesures de lutte contre le nouveau coronavirus" en interrogeant les utilisateurs sur les différents symptômes associés au Covid-19 et sur leur code postal.

Fin mars, une étape importante a été franchie par le gouvernement japonais lorsqu'il a demandé aux opérateurs de téléphonie mobile et aux plateformes populaires comme les GAFA et Yahoo! Japon de fournir des données anonymisées dans l’objectif d’aider à l'identification précoce des foyers de contagion. Cette mesure fait suite à la création d'une "Section de réponse aux foyers de contagion" (クラスター対策班) dans le cadre des "mesures de base". Dans la pratique, lorsque les établissements médicaux recensent de nouveaux cas positifs, une équipe dédiée y est envoyée pour mener une enquête épidémiologique. Une data team placée sous la direction du NIID rassemble des experts en analyse de données de l'université d'Hokkaido, une équipe d’agents du NIID dédiés au contact tracing et des analystes de la gestion des risques de l'université de Tohoku. Mais compte tenu de la législation japonaise en matière de protection des données personnelles, les investigations qu’ils mènent reposent beaucoup sur la coopération humaine.

Faire face au coût économique

La gestion de la crise au Japon s’est faite avec, en arrière-plan permanent, la question de l’enjeux de taille de l’imminence des Jeux olympiques de Tokyo en 2020, finalement reportés à l'été 2021, un report décidé à la fin du mois de mars. Cela ne s’est pas fait sans controverse : l'ancien Premier ministre et figure de l'opposition Yukio Hatoyama a accusé le gouvernement d'avoir adopté une approche "les Jeux olympiques avant tout", marquée par des mesures faibles en réponse à la crise du coronavirus qui ne visaient selon lui qu’à donner l'impression que la ville "prenait le contrôle du virus". Cette accusation omet cependant le fait que la décision d’un report des Jeux olympiques était rendue nécessaire par la propagation internationale du virus et ne découlait ainsi pas exclusivement de la situation à Tokyo. Les Jeux olympiques sont une affaire de prestige international, mais aussi d'investissement et de gains économiques, et leur report met en lumière le coût économique de la crise pour le Japon. Le Centre japonais pour la recherche économique estime que le Japon a investi entre 32 et 41 milliards de dollars dans des projets d'infrastructure - principalement par le biais d'entreprises publiques -, y compris pour augmenter la capacité hôtelière du pays. Le Comité olympique estime que le coût supplémentaire induit par le report des Jeux s’élève à 300 milliards de yens (2,7 milliards de dollars US), un montant qui n’inclut pas les gains retardés pour le PIB japonais en 2020.

Au-delà des Jeux olympiques, la réponse japonaise à la crise doit tenir compte de l'environnement macroéconomique mondial et de l'impact de l'affaiblissement de l'activité intérieure, en particulier si le gouvernement décide d'imposer l'état d'urgence. Un premier ensemble de mesures économiques est approuvé à la mi-février, avec 500 milliards de yens (4,5 milliards de dollars US) centrés sur les secteurs du tourisme et du voyage (le Japon notant une baisse de 58 % du tourisme entrant en février par rapport à l'année précédente et une perte de revenus estimée à 2,8 milliards de dollars US pour les compagnies aériennes japonaises entre février et avril). Au milieu du mois de mars, le gouvernement annonce un deuxième ensemble de mesures d'urgence de 4,2 milliards de dollars US, comprenant des subventions pour les indépendants et pour les parents obligés de rester à la maison en raison de la fermeture des écoles.

Au moment où cet article est écrit, une décision majeure de politique économique est dans les tuyaux. Le gouvernement japonais prépare un plan de relance massif de 60 000 milliards de yens (556 milliards de dollars), soit près de 10 % du PIB, sous la forme d'un budget spécial qui doit recevoir l’approbation du Parlement. Les mesures envisagées comprennent des allègements fiscaux pour les petites et moyennes entreprises, des subventions visant à maintenir l’emploi, des assouplissements à destination des banques pour l’octroi de prêts et, probablement, des distributions ciblées de liquidités aux ménages éligibles.

 

Copyright : Philip FONG / AFP

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