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19/08/2021

Chute de Kaboul : le poids de la défaite occidentale

Chute de Kaboul : le poids de la défaite occidentale
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Devant les images qui nous viennent de Kaboul, comment ne pas faire le parallèle entre ce qui vient de se passer en Afghanistan et la chute de Saïgon en 1975 ? Mêmes hélicoptères au-dessus des ambassades américaines, mêmes scènes de chaos, même trahison d’anciens amis locaux…

Pour ceux qui soutiennent la décision de retrait du président Biden, la comparaison n’est pas aussi infamante qu’il y paraît. Dans les deux cas, il s’agissait de mettre un terme à un engagement qui n’avait que trop duré, pour lequel aucune issue positive n’était possible, et surtout qui ne bénéficiait plus du soutien de l’opinion publique. Dans l’Amérique d’aujourd’hui, "mettre fin aux guerres sans fins" est l’un des rares objectifs qui fasse consensus entre Républicains et Démocrates.

Les Américains ne subissent-ils pas une humiliation ? Nul n’en doute bien sûr, mais c’est un moment pénible à passer. La politique internationale n’est pas affaire de sentiments.

Dans quelques semaines ou peut-être moins, l’attention des médias et du public se sera déplacée vers d’autres sujets. Question peut-être plus grave : la crédibilité des États-Unis dans le monde ne se trouve-t-elle pas sérieusement entamée ? Là encore, la "jurisprudence Saigon" est ambiguë : quinze ans après Saigon, les États-Unis sortaient victorieux de la guerre froide. La religion de la "crédibilité" ne doit pas conditionner toute décision de sécurité nationale, comme Obama aimait à le répéter.

De fait, entre Saigon 1975 et Berlin 1989, l’armée américaine a réussi à se reconstruire, les Soviétiques se sont à leur tour risqués dans une "surextension" de leurs engagements extérieurs (en Afghanistan en particulier), l’administration Reagan a placé la compétition Est-Ouest sur des terrains où l’URSS n’a pas pu suivre l’Occident (course aux armements, etc.). Une trajectoire du même type pour les quinze prochaines années, cette fois avec la Chine dans le rôle d’ennemi numéro 1 de l’Amérique, n’est-elle pas envisageable ?

La politique internationale n’est pas affaire de sentiments.

Ce n’est pas impossible, bien sûr. Encore faut-il bien mesurer la portée de la défaite que vient de subir l’Occident à Kaboul. Pour contribuer à un nécessaire "post-mortem", trois observations presque élémentaires nous paraissent devoir être faites.

1/ Tout d’abord, le rapport des forces globales dans le monde apparaît nettement moins favorable aux États-Unis aujourd’hui que ce n’était le cas lors de la chute de Saigon.

Même profondément blessée par la déroute vietnamienne, l’Amérique d’alors demeurait une superpuissance sans égale. L’URSS - sa grande rivale de l’époque - était déjà mal assurée sur ses bases. Elle avait comme junior partner une Chine encore faible. Le divorce entre les deux avait commencé, encouragé par la diplomatie habile de Nixon et Kissinger. La Chine d’aujourd’hui est au contraire pour les États-Unis une rivale en pleine ascension, qui dispute à l’Amérique sa suprématie économique et technologique ; elle a pour alliée - solide pour l’instant - une Russie qui reste par certains aspects (armes performantes, cybersécurité, ambitions géopolitiques) un adversaire redoutable pour Washington. C’est ce contexte que les dirigeants américains devraient avoir à l’esprit lorsqu’ils envisagent de donner des signes de faiblesse.

2/Ce qui caractérise le retrait américain actuel d’Afghanistan, c’est qu’il procède d’une décision d’accélération sans justification spécifique et qu’il est exécuté d’une manière particulièrement incompétente.

C’est en cela qu’il constitue un signe de faiblesse. D’une part, la présence américaine en Afghanistan avait été au fil des années réduite à cette "empreinte légère", chère aux stratèges (2 500 hommes). Les commentateurs expliquent que la mission des forces des États-Unis - et de l’OTAN - était trop floue, sans finalité stratégique définie ; en fait, on va mieux comprendre que pour un coût relativement modeste, l’action occidentale permettait d’éviter que le pays ne glisse entre les mains d’ennemis de l’Occident. Nous allons devoir désormais supplier les talibans de ne pas donner trop de facilités à Al-Qaïda, voire à d’autres centrales terroristes.

Certes, l’opinion américaine veut en finir avec les interventions extérieures. On est loin cependant de la crise existentielle qu’avait traversée l’Amérique lors de la guerre du Vietnam. Précisément parce que l’engagement des Occidentaux avait diminué de volume, les pertes humaines avaient atteint un niveau faible depuis des mois.

L’Afghanistan a-t-elle montré le caractère illusoire du "state building" ?

L’Afghanistan a-t-elle montré le caractère illusoire du "state building" ? La communauté internationale n’est pas parvenue en effet à instaurer un État fort, ni même fonctionnel ; on va découvrir qu’au moins dans les villes, la société avait commencé à prendre goût à certaines de nos valeurs, y compris s’agissant du statut des femmes auquel, dans nos propres sociétés, nous accordons de plus en plus de prix.

D’autre part, la démonstration d’incompétence des services américains dans l’opération de retrait suffit à elle seule à porter un coup à la crédibilité des États-Unis. Les prévisions des services de renseignement se sont révélées particulièrement peu fiables. Il est presque incroyable que les décideurs américains n’aient pas prévu une base de repli - à Bagram ou ailleurs - permettant à leurs forces armées de garder un certain contrôle des événements dans le cas où ceux-ci tourneraient mal. Autrement dit, c’eût été une chose qu’un grand pays décide d’arrêter une opération, de manière ordonnée et responsable ; c’en est une autre de donner le spectacle d’une sorte de débandade au vu et au su de la planète.

3/ La perception ainsi créée prend à contrepied la stratégie que l’administration Biden avait entrepris de bâtir - avec de premiers succès - pour relever le défi de la compétition avec la Chine et la Russie.

Un élément important de cette stratégie réside dans la consolidation des alliances de l’Amérique, à la fois en Asie et en Europe, avec l’objectif d’établir une jonction entre les deux réseaux d’alliés. Elle suppose que la garantie de sécurité américaine soit suffisante en Indopacifique pour contrebalancer la pression chinoise, et que la puissance américaine conserve en Europe suffisamment de crédit pour inciter les Européens à contribuer à l’endiguement de la Chine. Avec le signal de faiblesse donné en Afghanistan par l’Amérique, il est à craindre que la probabilité d’une attaque chinoise sur Taiwan dans les prochaines années ait augmenté de 20 à 30 %, et que la crédibilité de la garantie offerte par les États-Unis à certains voisins de la Chine ait subi une décote du même ordre. En Europe, les doutes sérieux pesant sur un intérêt quelconque des États-Unis à soutenir des pays périphériques - Ukraine par exemple, voire États baltes - sont renforcés.

Cet épisode consternant doit pousser les Européens à se forger leur propre vision.

Mais surtout, Biden a agi vis-à-vis de ses alliés de l’OTAN engagés en Afghanistan - Britanniques et Allemands en particulier - avec une désinvolture digne de Donald Trump ; l’unilatéralisme dont il a fait preuve n’encourage guère ses plus proches alliés à prendre de nouveaux risques aux côtés de l’Amérique.

À cela, les stratèges peuvent objecter que l’Afghanistan ne représentait qu’un enjeu secondaire pour les États-Unis ; pour les zones à enjeux élevés pour l’Amérique, une action résolue américaine resterait d’actualité. Craignons que ces différenciations échappent aux décideurs politique, ou au minimum que le signal de faiblesse adressé par l’Amérique en ce mois d’août 2021 n’incite les adversaires de l’Occident à tester la détermination réelle de Washington, à tenter leur chance sur un coup d’audace. Dans l’état des rapports de force actuels, le retrait américain d’Afghanistan risque d’avoir le même effet que la décision d’Obama en août 2013 de ne pas intervenir en Syrie - celui d’un encouragement aux adversaires de l’Amérique à prendre des risques.

Dans l’immédiat, la décision de Joe Biden sur l’Afghanistan - et la façon dont elle a été exécutée - jettent une ombre sans doute durable sur la capacité de l’administration Démocrate à mener à bien sa stratégie de compétition avec la Chine et la Russie. Pour autant, il ne faut perdre le sens des perspectives : les États-Unis et leurs alliés conservent suffisamment de ressources pour imaginer une stratégie post-défaite en Afghanistan visant entre autres à dissuader les talibans de refaire de leur pays une base arrière du terrorisme. Et à soutenir par d’autres moyens les germes de progrès dans la société afghane que nous avons plantés. Enfin, cet épisode consternant doit pousser les Européens à se forger leur propre vision - ce qui n’a jamais été le cas en Afghanistan : cette vision devrait éviter le double écueil du "tout militaire" et des à-coups consistant à passer dans les interventions extérieures d’un extrême à l’autre.
 

Copyright : Wakil KOHSAR / AFP

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